Le long hiver de notre mécontentement…

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Le 1 Juin 2000

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L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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Le théâtre peut beau­coup là où du moins il y a suff­isam­ment de vie.
Bertolt Brecht1

Le numéro 12 – 13 de la revue Cahiers de l’Est, dirigée par Dumitru Tsépéneag, a été con­sacré aux théâtres de l’autre côté du rideau de fer. Ce texte, paru en 1978, a servi de préam­bule. Nous le reprenons ici par un devoir de mémoire, rap­pel d’un passé peu loin­tain aux blessures pas entière­ment cica­trisées.

1956 — 1968… 

QUELLE VÉRITÉ AXIOMATIQUE : dans son épanouisse­ment ou dans sa mort le théâtre est fonc­tion de la société, c’est elle qui l’engendre ou le tue, car il existe seule­ment là où « du moins il y a suff­isam­ment de vie ». Sans cela, il reste muet ou gueu­lard, c’est-à-dire absent. Si le fas­cisme ou le stal­in­isme déploient fastueuse­ment la théâ­tral­i­sa­tion de la vie sociale, le théâtre, lui, dans les mon­des où ils règ­nent, n’ex­iste pas. Il n’y a pas assez de vie. car seul un pou­voir qui n’écrase pas sys­té­ma­tique­ment la vie en libère assez pour que la scène puisse se man­i­fester. Le théâtre, par sa nature de pro­duc­tion col­lec­tive, ne peut pas agir dans la clan­des­tinité et seule une frange de lib­erté, si réduite soit-elle, lui per­met de s’ex­primer. Son tra­vail con­siste ensuite à élargir, à franchir les lim­ites de cette lib­erté par­tielle qui n’a été que prémisse indis­pens­able à sa résur­rec­tion. Hormis cette libéral­i­sa­tion ini­tiale accordée par un pou­voir qui, lui aus­si, se con­firme ain­si comme vivant, point d’e­spoir pour le théâtre. 

Les pays de l’Est, la Pologne, la Roumanie, la Tché­coslo­vaquie témoignent de cette vérité. Le théâtre s’y man­i­feste après 1956, après Le vingtième con­grès du Par­ti Com­mu­niste sovié­tique, lorsque le car­can con­fus et volon­taire­ment chao­tique de la notion esthé­tique la plus vague, le réal­isme social­iste2, se relâche, lorsqu’une brise d’e­spoir ranime le corps tumé­fié de ces sociétés immo­bil­isées. Le théâtre réag­it aux signes de vie où d’ailleurs lui-même puise ses éner­gies. 

C’est donc le tour­nant de 1956 qui ranime un théâtre autrement mori­bond. À par­tir de ce scin­tille­ment, il com­mence à se man­i­fester comme organ­isme vivant. Désor­mais, la coex­is­tence du pub­lic et des acteurs dans un cli­mat de con­fi­ance fait de lui l’espace priv­ilégié de la ren­con­tre, « le seul endroit où le dia­logue est pos­si­ble », comme dit Andrzej Waj­da. Cette vie pre­mière­ment éprou­vée en com­mun sera en réal­ité la force sub­ver­sive du théâtre. Il pren­dra le dessus par rap­port à une société paralysée dont la libéral­i­sa­tion reste, en dehors des salles, à peine per­cep­ti­ble, et à laque­lle le théâtre, par son effer­ves­cence même, ren­voie, en ric­o­chet, l’image idéale de ce qu’elle devrait être. Les grandes représen­ta­tions fonc­tion­nent comme mod­èles d’une social­ité exem­plaire, tou­jours absente hors de cet endroit où l’imag­i­naire retrou­vé assure l’ac­cès à la lib­erté, où l’errance, le dérisoire, la panique fasci­nent, car la vie quo­ti­di­enne est truf­fée de clichés tri­om­phal­istes et la ban­quer­oute de l’e­spoir insti­tu­tion­nal­isé ne cesse d’envahir jour après jour Les esprits. La sen­sa­tion de tout un cha­cun est que le théâtre libère ce que la société refoule. Il institue un présent ressen­ti en com­mun au milieu d’une absence grise, fan­toma­tique, oubliée Le temps de ses nuits lumineuses. Ce n’est pas tant par son dir, que par son vécu que le théâtre se dérobe au pou­voir. 

Puis il y a eu août 1968, Varso­vie, Prague, et la frange de lib­erté que chaque artiste digne de ce nom a essayé d’élargir com­mence à se rétré­cir en rai­son d’un pou­voir qui va vers la sclérose à toute allure. La cen­sure, légère­ment endormie depuis un temps, reprend force et vigueur, les chemins se rapetis­sent, les portes se fer­ment. comme une planète folle, la nébuleuse du théâtre s’en va. Restent seule­ment, ici et là, quelques espoirs. Aujourd’hui, les gens qui ont fait le théâtre de ces pays errent sans voir ni sens, ni chance dans leur périple. Ils s’écrivent seule­ment et leurs let­tres sil­lon­nent la planète. Kre­j­ca tra­vaille à Düs­sel­dorf, Esrig en Alle­magne, Pin­til­lé, Petri­ka, Jonesco à Paris, Pen­ci­ules­cu partout et nulle part, Ser­ban à New York. Mais peut-on oubli­er que l’exil est comme le vestibule de la mort pour l’homme de théâtre, dont la force vient tout d’abord de l’entente avec ses comé­di­ens, avec le pub­lic auquel il s’adresse, qu’il con­naît ? 

1956 — 1968 : de l’e­spoir au silence, de la vie à la dis­pari­tion. Comme les eaux d’une marée haute, le théâtre se retire, s’éteint. Il s’ankylose dans la ban­quise du soupçon que le pou­voir dresse autour de lui. Les sociétés de l’Est, de nou­veau, n’ont plus « suff­isam­ment de vie » pour qu’il vive vrai­ment. Il survit, ici et là. 

Le poli­tique n’est pas tou­jours là où l’on croit

Dans un con­texte où pour le pou­voir, tout com­men­taire sur le réel se charge de sens « poli­tique », qu’il s’agisse de la récolte du maïs ou des records sportifs, de la musique légère ou de la pro­duc­tion d’allumettes, l’é­cart par rap­port à cette con­ta­gion prend à chaque instant un sens poli­tique. Si le théâtre à l’Est ne peut pas tenir, pour des raisons de cen­sure, un dis­cours poli­tique dans les mêmes ter­mes qu’à l’Ouest, il ne s’en abstient pas pour autant. À cette dif­férence près que c’est en se dérobant à la parole offi­cielle qu’il est poli­tique. L’é­cart se man­i­feste par rap­port à un référant dont tout spec­ta­teur éprou­ve le poids et n’ou­blie jamais la présence. Il lit ce que le théâtre ose taire, il perçoit le sens de l’ab­sence comme dis­si­dence cam­ou­flé. Le poli­tique ne résulte donc pas d’un énon­cé, mais d’un rap­port que seule saisit la salle imprégnée de la réal­ité quo­ti­di­enne du pays. 

L’é­cart, se man­i­feste grâce à la cen­sure. Elle finit donc par être utile à l’homme de théâtre qui trou­ve ain­si un terme de référence auquel il se rap­porte, qui lui sert, para­doxale­ment, de phare indi­quant les inter­dits à bris­er. Tur­bu­lent, il s’‘aventure juste­ment là où lep­ou­voir cap­i­talise le dan­ger, où l’ac­cès lui est refusé. Le poli­tique s’ex­erce tout d’abord comme dis­tance par rap­port à ce qui se présente comme pro­gramme cul­turel offi­ciel, celui au nom duquel tout censeur par­le. Détail intéres­sant : celui-ci, aus­si, ne s’af­firme que par une suite de refus, car il n’y a pas véri­ta­ble­ment un mod­èle théâ­tral que le pou­voir voudrait instau­r­er. En effet, entre le censeur et l’artiste il ne s’ag­it bas du con­flit entre deux affir­ma­tions, mais entre deux refus. C’est dans ce réseau des rejets que le poli­tique se man­i­feste, dans les pays du com­mu­nisme qui, en principe, devaient nous enseign­er l’art d’af­firmer. 

Nom­breuses sont les hypostases du poli­tique. L’é­cart formel en est une. Lorsqu’en Roumanie Ciulei ou en Tché­coslo­vaquie Radok imposent de nou­velles formes jusqu’alors rejetées, ils pénètrent dans la poli­tique. Tarkovs­ki, récem­ment, par­lait du pou­voir libéra­teur des formes, car leur expan­sion sup­pose la mise en échec de l’unicité d’une forme à laque­lle tout censeur veut ramen­er le théâtre. 

Les met­teurs en scène se sont sou­vent épuisés pour pou­voir tra­vailler avec des moyens d’ex­pres­sion tout par­ti­c­ulière­ment cor­porels qui, à l’Ouest, avaient déjà con­nu leurs moments d’apogée. En dépit du retard, le fait de pou­voir Les impos­er prend le sens d’une con­quête, d’une per­cée poli­tique de l’interdit. Mais, en réal­ité, c’est juste­ment là que Le trag­ique s’insinue, car l’é­cart n’est pas seule­ment une ruse de l’artiste, mais aus­si un piège du pou­voir. Si l’é­cart formel par rap­port aux dogmes se charge de sens poli­tique, pour un regard étranger cette vic­toire peut paraître dérisoire : elle décou­vre des ter­res déjà con­nues. Le pou­voir oblige l’artiste à men­er de fauss­es batailles, au bout desquelles la défaite aus­si bien que la vic­toire ont l’odeur du fre­laté. 

Si, pour le théâtre à l’Est, la sub­ver­sion par les formes a été impor­tante, c’est toute­fois à la sub­ver­sion par l’é­cart idéologique qu’il doit sa pop­u­lar­ité. Mais c’est juste­ment ce tra­vail qui ne sera pas perçu comme poli­tique par un regard occi­den­tal. Là où règne la per­spec­tive de l’«avenir radieux », s’ap­puy­er sut Kaf­ka, comme le Théâtre de la Balustrade de Prague sig­ni­fie déjà une pre­mière option, dont la portée morale égale la portée poli­tique. Aucun des mots pronon­cés sur la scène n’ignore la chape de l’optimisme offi­ciel qui pèse à tout instant sur la total­ité du pays. Rap­porté à cela, le dis­cours de Kaf­ka reste inquié­tant, mais le fait de réus­sir à le restituer théâ­trale­ment prend le sens récon­for­t­ant d’une mise en échec du faux espoir insti­tu­tion­nal­isé. De même pour la grande per­cée du théâtre de l’ab­surde : Beck­ett, Ionesco… Les mir­a­cles s’efhilochent, les grands mots tombent à l’eau et la scène, par ce détour, devient le miroir géant où se reflète le désen­chante­ment de la salle. En apparence, aucun rap­pel du monde, et pour­tant il ne s’agit que de cela : affirmer l’incohérence là où tout se veut organ­isé en vue du bon­heur à venir, c’est le comble du poli­tique. Lorsqu’on s’ap­proche de ce tra­vail, on ne doit jamais oubli­er qu’il s’op­pose ain­si aux valeurs per­ver­ties, déman­telées, que le dis­cours offi­ciel du pou­voir ne cesse de proclamer. Avant de porter tout juge­ment sur la scène, il faut se rap­pel­er la grande désil­lu­sion qui l’en­toure, et dont elle arrive par­fois à être la loupe. Brecht, dans les CINQ DIFFICULTÉS POUR ÉCRIRE LA VÉRITÉ, recon­nais­sait que là où on ne par­le que des vic­toires il faut « du courage. pour dire la vérité sur soi, sur le vain­cu que l’on est »3 . Recon­naître le trag­ique, l’ab­surde, devient acte dis­si­dent, et à l’Est Beck­ett est aus­si sub­ver­sif que Dario Fo à l’Ouest

Se dérober, tou­jours et encore — voilà l’acte poli­tique sans cesse renou­velé de l’homme de théâtre à l’Est (On ne compte pas ici l’épisode trag­ique du Print­emps de Prague, où, une fois, espoir et his­toire se sont joints. Quelques mois). En plein tri­om­phal­isme, se revendi­quer de l’absurde — ce n’est qu’un pre­mier retrait. Ensuite, là où on ne par­le que d’horizon et per­spec­tives, où tout n’est que pro­jet, se rep­longer dans le passé, dont les clas­siques aus­si bien que les arché­types nationaux sont les foy­ers, ce n’est qu’un sec­ond retrait tout aus­si rad­i­cal. 

Bernard Dort me dis­ait une fois, près de NotreDame, le passé, les clas­siques ont quelque chose d’obsessionnel chez les gens de théâtre de l’Est. La remar­que est — oh, com­bi­en —, juste. Se réclamer des clas­siques ou plutôt, par­ler par leur biais sig­ni­fie jeter le doute sur un présent tourné vers l’avenir que la total­ité du corps social con­sid­ère comme fraud­uleux. Tra­vailler sur le passé sig­ni­fie, pour le met­teur en scène respon­s­able, œuvr­er, par ce détour, à la démys­ti­fi­ca­tion du présent et enseign­er au spec­ta­teur le retour vers soi-même, vers ce qui n’est pas devenu domaine pub­lic. Se référ­er au passé sup­pose la reven­di­ca­tion d’une iden­tité, indi­vidu­elle aus­si bien que nationale. C’est une arme con­tre le pro­tec­tion­nisme de tout pou­voir suprême, celui du Par­ti aus­si bien que celui de l’Union Sovié­tique. 

Le théâtre de l’Est, loin de se refuser à la poli­tique, s’y enfonce à corps per­du. Mais, par rap­port à l’Ouest, le poli­tique sur­git là où on ne s’y attend pas. Pour le saisir il ne faut jamais oubli­er l’histoire. 

Mul­ti­pli­er les points chauds 

À la stratégie de l’é­cart, la con­tes­ta­tion théâ­trale joint sou­vent celle de la dis­sémi­na­tion. À défaut de pou­voir for­muler une mise en ques­tion rad­i­cale de l’état de la société, le théâtre dis­sémine ses pro­pos cri­tiques. 97 98 Il évite ain­si l’af­fron­te­ment direct, car la ruse est celle de la mul­ti­pli­ca­tion des points chauds, de la dis­per­sion des accrochages. 

Sur quelle base l’artiste s’appuie-t-il ? Sur le fait que le théâtre réu­nit des êtres vivants, qu’il peut ren­dre, un instant, véri­ta­ble­ment sol­idaires. Tout s’ar­tic­ule autour de cette présence d’un pub­lic apte à saisir les brefs instants où la scène ose dire à haute voix les vérités, autrement, à peine mur­murées. Ain­si Les réac­tions homogénéisent la salle et, en même temps, elles jouis­sent du priv­ilège de l’anony­mat. Le spec­ta­teur peut donc rejoin­dre un groupe qui se man­i­feste, de temps à autre, comme scep­tique à l’égard du pou­voir sans courir pour autant les risques impliqués par toute réu­nion de dis­si­dents. 

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