L’épuisement et le renouvellement

L’épuisement et le renouvellement

Pologne

Le 21 Juin 2000

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L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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LA DÉCENNIE À DÉBUTÉ par la fête du « théâtre dans le théâtre ».
Para­doxe peut-être, mais le théâtre a célébré les change­ments poli­tiques en chas­sant la poli­tique du théâtre. Tout d’abord Andrzej Waj­da a réal­isé en 1989 sa qua­trième ver­sion de HAMLET au Théâtre Stary de Cra­covie (qui à par­tir des années 70 a joué Le rôle de scène nationale non offi­cielle). Tere­sa BudziszKrzyzanows­ka, excel­lente comé­di­enne inter­pré­tait le rôle prin­ci­pal et l’action du drame se déroulait dans une loge d’ac­teur. Ham­let s’est trans­for­mé en artiste raf­finé et sen­si­ble haïs­sant aus­si bien le monde vul­gaire de la poli­tique qu’un théâtre dépourvu de valeurs.
Le théâtre des années 80 était-il mar­qué par la poli­tique au point de jus­ti­fi­er une répul­sion aus­si vio­lente ? Oui. La réac­tion du milieu théâ­tral à la procla­ma­tion de l’état de guerre en 1981 a été vigoureuse et sig­ni­fica­tive. Les artistes les plus émi­nents ont boy­cotté les émis­sions de radio et de télévi­sion. Une vie théâ­trale clan­des­tine, regroupée autour de l’église, a vu le jour. Les meilleurs met­teurs en scène ont réal­isé des spec­ta­cles d’ori­en­ta­tion poli­tique (Jerzy Jaroc­ki a réal­isé au Théâtre Stary MEURTRE DANS LA CATHÉDRALE d’Eliot et Andrzej Waj­da a mon­té sur la même scène ANTIGONE de Sopho­cle). Cette rad­i­cal­ité poli­tique allait à l’en­con­tre de leur per­son­nal­ité artis­tique, mais Les créa­teurs subis­saient à l’époque dif­férents types de pres­sions, ce qui pou­vait les amen­er à con­sid­ér­er même leurs pro­pres déc­la­ra­tions poli­tiques comme imposées (ne fût-ce que par la néces­sité sociale). Mais com­ment expli­quer ce besoin de fêter l’indépen­dance retrou­vée par un théâtre dégoûté du poli­tique ?
Maria Jan­ion, excel­lente his­to­ri­enne de la lit­téra­ture, a proclamé au début des années 90, la fin du « par­a­digme roman­tique » de la cul­ture polon­aise. Le drame roman­tique (Mick­iewicz, Slowac­ki, Krasin­s­ki) et néoro­man­tique (Wyspi­ans­ki) a déter­miné pen­dant presque deux siè­cles la con­science nationale des Polon­ais. Il a nour­ri les recherch­es d’a­vant-garde du théâtre polon­ais. Il a servi aus­si de point de repère à la dra­maturgie du vingtième siè­cle (Witkiewicz, Gom­brow­icz, Mrozek, Rézewicz). La perte de ce statut s’ex­plique non seule­ment par le change­ment de la sit­u­a­tion poli­tique, mais aus­si par l’épuise­ment de la matière ! À vrai dire ce sont deux grands met­teurs en scène, Jerzy Gro­tows­ki et Kon­rad Swinars­ki, qui ont mis fin — momen­tané­ment du moins — à la tra­di­tion roman­tique dans Le théâtre polon­ais. Leurs spec­ta­cles des années 60 et 70 ont fait subir au pos­tu­lat roman­tique et aux mythes nationaux une épreuve blas­phé­ma­toire.
Cette tra­di­tion n’a été traitée dans la dernière décen­nie que par Jerzy Grze­gorzews­ki (qui en 1997 est devenu directeur du Théâtre Nation­al recon­stru­it après un grave incendie). En réal­isant LES AÏEUX d’Adam Mick­iewicz et LA NUIT DE NOVEMBRE de Stanis­law Wyspi­ans­ki, deux drames célèbres sur les défaites et les mal­heurs nationaux, il a dévoilé la désué­tude de notre tra­di­tion lit­téraire et de nos mythes et sym­bol­es. Le choix de ces pièces était déjà provo­ca­teur — on inter­ro­geait l’artiste avec insis­tance sur les rap­ports entre ces drames et la con­tem­po­ranéité. En out­re Grze­gorzews­ki était jusqu’alors con­nu surtout comme admi­ra­teur de la lit­téra­ture d’a­vant-garde du vingtième siè­cle (Joyce, Kaf­ka, Genet). Ses spec­ta­cles par­laient de la con­di­tion ban­cale des Polon­ais, de la mau­vaise con­science et de l’hypocrisie. Grze­gorzews­ki dévoilait les recoins obscurs de notre iden­tité nationale con­tem­po­raine, mais ses spec­ta­cles ne provo­quaient pas d’é­mo­tions col­lec­tives, ils déclen­chaient au con­traire des réac­tions mit­igées dans le pub­lic. Il y arrivait en décon­stru­isant bru­tale­ment le texte ou en con­frontant les tonal­ités. Dans LES AÏEUX et LA NUIT DE NOVEMBRE, il fai­sait revivre dans une optique philosophique, le mythe récur­rent du des­tin nation­al en mon­trant sa force nocive. Quelle est la portée de ce rejet de la tra­di­tion polon­aise du vingtième siè­cle ?
La pos­si­bil­ité de per­dre son iden­tité col­lec­tive éveille la crainte, et l’absence du réper­toire roman­tique pousse la cri­tique à se lamenter sur l’époque actuelle. Mais grâce à cela, les années 90 ont pu être le lab­o­ra­toire de nou­velles expéri­ences théâ­trales. Sou­vent — il est vrai — avec une omis­sion provo­ca­trice de la lit­téra­ture polon­aise. Il est impor­tant de soulign­er la grande pop­u­lar­ité des drames de Tchékhov, une nou­velle décou­verte de la dra­maturgie de Kleist, la « vogue Shake­speare » et la paru­tion de nou­velles tra­duc­tions du FAUST de Gœthe qui offrent un nou­veau regard sur ce clas­sique du réper­toire polon­ais.
Aux antipodes de l’œuvre de Grze­gorzews­ki, je plac­erais le théâtre de Krys­t­ian Lupa. Les années 90 sont sa grande décade : son énergie créa­trice est en érup­tion, et a don­né lieu à quelques joy­aux de mise en scène. Durant cette décen­nie, il n’a réal­isé qu’un drame polon­ais. Il faut dire qu’il n’aime pas trop les drames, préférant adapter des romans. Il a mis en scène entre autres LES FRÈRES KARAMAZOV de Dos­toïevs­ki, L’HOMME SANS QUALITÉ de Musil, LES CAHIERS DE MALTE LAURIDS BRIGGE de Rilke, LA PLATRIÈRE de Thomas Bern­hard et les deux­ième et troisième vol­umes des SOMNAMBULES d’Her­mann Broch.
Si l’art con­siste à tir­er d’une zone silen­cieuse un frag­ment du drame humain et de la réal­ité, Krys­t­ian Lupa en est un des maîtres. Son théâtre refuse de dépein­dre l’u­nivers de l’intellectuel polon­ais avec ses mythes et ses ran­cunes dont la cul­ture polon­aise a fait un par­a­digme. Il mon­tre d’autres généalo­gies sociales, décrit d’autres expéri­ences humaines — plus cachées mais plus inten­sé­ment liées à la quo­ti­di­en­neté. Son ton, plus philosophique, est nou­veau lui aus­si : il se réfère plutôt au FAUST de Goethe qu’aux AIEUX de Mick­iewicz. Krys­t­ian Lupa quitte l’op­tique de la grande poli­tique (elle appa­raît par­fois seule­ment en marge de la réal­ité présen­tée); il s’in­téresse plutôt aux microsi­t­u­a­tions sociales. La vie dans les bas-fonds de la société n’est pas sim­ple­ment don­née comme une carte dans le jeu poli­tique des élites. Lupa ne doute pas que nous viv­ions une époque de grande trans­for­ma­tion, maïs il traite d’autre chose ; ses pas­sions les plus grandes sont l’an­thro­polo­gie et la reli­gion : au fil de ses spec­ta­cles, on voit se dessin­er le por­trait de « l’homme sans qual­ité » dans ses névros­es, ses rêves, ses actes quo­ti­di­ens que l’on perçoit grâce à l’é­mo­tion religieuse qu’il sait sus­citer.
Le troisième maître du théâtre polon­ais des années 90 est Jerzy Jaroc­ki. Lupa, Grze­gorzews­ki, et Jaroc­ki ont peu de points com­muns, mais je crois que l’on peut ris­quer une cer­taine général­i­sa­tion — leur théâtre est avant tout l’espace d’une réflex­ion exis­ten­tielle per­son­nelle, courageuse dans sa façon de dévoil­er la vie intérieure de l’homme. C’est la mesure et le point de repère pour toute autre vérité, aus­si bien sociale, que poli­tique ou inter­na­tionale. Jaroc­ki a débuté les années 90 avec une excel­lente mise en scène du MARIAGE de Gom­brow­icz. L’artiste a décapé ce drame de son fond psy­ch­an­a­ly­tique, en mon­trant une con­science humaine douloureuse­ment mise à nu, privée de tran­scen­dance. Il a présen­té Le drame intérieur d’un homme habité par des con­cep­tions dégradées de la vie et de la lib­erté qui ne con­naît d’autre mesure que la pos­si­bil­ité de manip­uler un autre homme. Dans le con­texte de l’époque, celle de la lib­erté récem­ment retrou­vée, ce fut une vraie douche froide.
Tous les héros de Jaroc­ki vivent hors du temps. Il ne se sen­tent chez eux nulle part. C’est en ceci que réside le mys­tère de la grande réso­nance — égale­ment sociale — de ses spec­ta­cles. Car ce sen­ti­ment, l’artiste parvient à lui don­ner une con­sis­tance dans l’air de la scène où les mots et les gestes restent sus­pendus. Le sen­ti­ment de vide et de froideur que l’on ressent aus­si résulte de sa mécon­nais­sance de la pro­fondeur du sym­bole, de sa force béné­fique. La beauté de ses spec­ta­cles reste figée dans des signes purs et immo­biles, dans des métaphores trans­par­entes. Mais ce qui saisit le plus dans le théâtre de Jaroc­ki, c’est que la muti­la­tion spir­ituelle de l’homme ne devient jamais un juge­ment moral, ni même un appel à la pitié, ou une ten­ta­tive d’ac­cu­sa­tion. Ses spec­ta­cles par­lent des « craintes et hor­reurs de l’homme devant le monde qui approche, où il sera son pro­pre maître et Dieu » (Gom­brow­icz sur LE MARIAGE). Dans le pro­tag­o­niste de CE FOU DE PLATONOV de Tchékhov, Jaroc­ki a trou­vé une vari­ante de « l’homme sans qual­ité » qui con­teste obstiné­ment le cours de sa vie. Dans CATHERINE DE HEILBRONN de Kleist, il y a un cliché négatif du MARIAGE : une nette artic­u­la­tion du besoin d’un monde où ne règne pas le hasard. Dans la mise en scène de FAUST, le mythe de la lit­téra­ture a été soumis à la rude épreuve de la vie, et le héros est impi­toy­able­ment démasqué comme un cabotin super­fi­ciel.

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Écrit par Grzegorz Niziolek
Grze­gorz Niziolek est chargé de cours à l’Université Jag­el­lonne de Cra­covie et à l’École théâ­trale. Il est rédac­teur...Plus d'info
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