L’OUVERTURE DU MUR, en 1989 a fait l’effet d’un levé de soupape. Chaque jour, chaque semaine se sont produits des changements d’une portée insoupçonnée. Les événements se sont accomplis par sauts, et l’on avait peine à reconnaître ce qui Les avait causés. On aurait dit les soubresauts d’un fleuve après le dégel. Dans les rues de Berlin-Est, une image disait que le pays était sorti du temps : toutes les horloges de la ville s’étaient arrêtées et sont restées pendant des mois dans cette immobilité. Puis, peu à peu, les rues se sont reconstruites, on a installé de nouveaux abribus et mis de nouvelles horloges ; la ville marquait à nouveau l’heure.
Après 1989, plus le flot des événements s’est précipité, plus la vie théâtrale s’est ralentie. Beaucoup de gens de théâtre ont voulu s’impliquer politiquement dans le mouvement de l’histoire. Cette tentative d’engagement politique a échoué, ce qui en a découragé certains. Beaucoup ont perdu tout espoir de pouvoir exercer une quelconque influence sur la vie politique dans un État bourgeois. Les artistes se sont alors replongés dans leur pratique et il faudra attendre un certain temps avant même qu’ils réenvisagent la possibilité d’agir sur la société et cherchent un langage approprié pour ce faire. D’autres ont déploré dès le début qu’ils ne pouvaient avoir de prise dans le tourbillon des événements et des changements historiques. Ils se sentaient dépossédés de leur tête comme de leur corps, comme pris dans des sables mouvants. Qui pourrait supporter la pression de ce flot historique ? Et qui pourrait communiquer la force de résister ? Telles étaient les questions que l’on se posait. Des questions inédites, de même que l’était la situation ; car auparavant il s’agissait de trouver la force nécessaire pour remuer le trop grand calme. Il fallait du jour au lendemain adopter une attitude opposée : non pas aller aussi vite que le courant — ou plus vite que lui, mais parvenir à le contenir, à en rendre compte avec l’intelligence du corps dans l’espace et le temps (…)
LE BRISEUR DE SALAIRE (1988) ou HAMLET/HAMLIETMACHINE dans Les mises en scène de Heiner Müller au Deutsches Theater de Berlin, sont les deux derniers spectacles où la R.D.A. donne d’elle-même une image d’avant l’éclatement. SPONSAI — LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ mis en scène par la seule compagnie indépendante de la R.D.A., le théâtre Zinnober est un autre spectacle d’adieu à la R.D.A. : elle parle de l’enfermement conscient, des cloisons étanches qui séparent le Vieux, du Jeune et du Chef. Le plus marquant est sans doute cet échafaudage cubique sur lequel les personnages se pendent ou s’agrippent comme si la force qui émanait d’eux n’était plus la seule dont il faille tenir compte : on voit que l’individu est lié à une construction imposante.
Dans les fractures, de nouveaux espaces
Après 1989, la recherche du sens, du pourquoi et du comment ont perdu pour un temps de leur pertinence en R.FA. Les attentes se sont focalisées sur la programmation qui devait être radicalement nouvelle. Les interrogations qui se sont toujours posées au théâtre en R.D.A. étaient attendues avec impatience aussi bien par les Allemands de l’Est emportés de l’autre côté par les événements que par certains intellectuels de gauche de l’Ouest. Mais dans les deux ou trois années qui suivirent la chute du Mur, aucun concept, aucun programme théâtral déjà existant n’a pu s’adapter à la situation nouvelle et susciter des initiatives dynamiques et zélées. La société nouvelle devait réinventer ses références, son esthétique et renoncer à toute prétention totalisante.
Berlin-Est n’a pas cessé d’être, même en 1990 quand l’introduction du Deutsche Mark et la proclamation de la réunification entérinèrent l’effondrement économique et étatique de la R.D.A., un lieu ouvert où naissaient chaque jour de nouveaux espaces de communication. Ce qui était important ce n’était plus les pièces ellesmêmes, ni leur message, mais Le lieu, l’espace de la rencontre qui créait une nouvelle situation d’échange. La Ruine des Arts Tacheles au cœur de Berlin est représentative de cet état de fait. On s’appropria ces nouveaux espaces, dans lesquels on va depuis lors en pèlerinage s’imprégner de leur atmosphère à la fois étrange et familière. L’appropriation de ces nouveaux espaces était dans le même esprit que l’assertion revendicatrice avec laquelle Frank Castorf inaugura son vaisseau à l’Est, la Volksbühne, place Rosa Luxembourg : « Nous sommes des brigands » (d’après Schiller). (…)
Sous la direction d’Heiner Müller, qui a été d’abord l’un de ses quatre directeurs, puis son seul directeur, le Berliner Ensemble a été quelque chose comme un correctif, une forteresse d’immobilité où l’on pouvait opposer massivement le désir, l’histoire et la mémoire à un présent « absolu », à un avenir à courte vue. Müller a d’abord montré dans ses mises en scène ce qu’il entendait réaliser dans le théâtre tout entier : la suspension, la résistance au déchirement de la personnalité dans Le tourbillon des événements ;la tentative d’offrir une vision d’ensemble comme dans un musée. On avait déjà adressé ce reproche au Berliner Ensemble du temps de la R.D.A. (en dernier lieu, du temps de Manfred Wekwerth): ce théâtre était figé, et cette léthargie reproduisait la situation générale du pays. Après 1989, on a pu à nouveau le comparer à un musée, mais cette fois en évoquant sa réelle pédagogie muséale qui pourrait servir de point de départ pour les temps nouveaux. Et Müller est bien, en cette époque d’après la chute du mur, non pas par son écriture mais par son travail théâtral politique, le successeur de Brecht. (…)
Des changements dans le système théâtral ?

