LE THÉÂTRE YIDDISH professionnel existe en Roumanie depuis 1876. Il a fortement contribué à la perpétuation des traditions communautaires profanes, répondant tout spécialement aux besoins de divertissement d’une population urbaine moyenne1. Les intellectuels juifs de Roumanie étaient spectateurs et créateurs du théâtre écrit et joué en roumain.
Le théâtre yiddish focalise pour la première fois l’attention générale dans les années de la seconde guerre mondiale, lorsque la législation discriminatoire du régime du maréchal Antonescu interdit aux artistes juifs l’accès aux scènes officielles. Ils se sont alors regroupés dans le Théâtre Barasheum (l’ancien nom du Théâtre juif) et la confluence de ces forces a donné naissance à une réalité, perçue aujourd’hui plutôt comme une légende, par son caractère invraisemblable : à une époque marquée par des attentes sombres et des événements tragiques, on pouvait voir sur la scène de Brasheum de joyeux et élégants spectacles de cabaret. Les écrivains, les compositeurs, les artistes juifs commentaient, dans la perspective des persécutions millénaires, les discriminations du moment. Si, à ce moment-là, les bruits qui courraient sur les chambres à gaz avaient été avérés, le sourire se serait figé sur leurs lèvres. Les informations sur Les camps de concentration de Pologne, ils les prenaient tout simplement pour des exagérations. Bien assis dans la vie artistique de Roumanie, le théâtre juif tirait son succès de sa capacité à réagir aux réalités politiques. Cependant, la solidarité était fragile, même à cette époque-là : Mihail Sebastian, auteur dramatique d’origine juive, qui écrivait en roumain, préféra débuter sous un pseudonyme dans un théâtre privé de langue roumaine.
En 1948, le régime communiste transforme le théâtre juif en institution d’État et le théâtre poursuit sa relation privilégiée avec son public encore nombreux. En 1958, le Théâtre Juif d’État réaffirme sa spécificité au sein de la vie artistique roumaine, en présentant une adaptation du JOURNAL D’ANNE FRANK. Une mise en scène sentimentale et pathétique de George Teodorescu, portée brillamment par une actrice extraordinaire, Lia Kônig, et par une troupe homogène et impliquée. Le spectacle a eu un impact fort dans les milieux politiques et intellectuels roumains ;les prix décernés ont été perçus comme une reconnaissance artistique mais aussi morale. Au début des années 60, l’‘Holocauste était une réalité indiscutable, le message des survivants sans contestation ; en Roumanie la minorité juive était encore assez nombreuse et la langue yiddish du spectacle restait encore un moyen de communication vivant.
Ce brillant moment d’exception a été suivi par des saisons denses : on a joué des classiques et des contemporains, des écrivains juifs de Roumanie et d’ailleurs. Mais, les juifs ne vivaient pas uniquement de l’art : le public diminuait de manière visible. Rares ceux qui ont su garder la tradition de la langue yiddish et rester en Roumanie. Beaucoup sont allés en Israël ou ailleurs. Ceux qui restaient n’étaient que des spectateurs occasionnels, venus par hasard. Dans les salles de moins en moins pleines, le nombre des utilisateurs de casques pour comprendre ce qui se disait sur scène était de plus en plus important. Les acteurs aussi ont commencé à émigrer, la troupe a été complétée avec des acteurs roumains qui apprenaient par cœur, tout comme aujourd’hui, les répliques dans une langue inconnue. Et, paradoxe inexplicable, ce théâtre, créé et préservé pour sauvegarder une spécificité, continue d’exister en dépit de l’absence des porteurs et des bénéficiaires de cette spécificité.
Sa présence est aujourd’hui symbolique dans un quartier de Bucarest mutilé par les démolitions. Sa silhouette solitaire se dresse, surgie des terrains vagues, encerclée par des immeublescasernes, bâtis sur les territoires du quartier juif ; le Théâtre Juif est pourtant toujours une réalité intellectuelle, une construction qui relie un passé pluriethnique à un futur probablement multiculturel, et ce, grâce au dévouement de ses serviteurs, juifs et roumains.
L’intégration de ce théâtre dans une coproduction internationale, tel que le projet AN DIE MUSIK, rime à nouveau, de manière significative, avec Les spectacles glorieux des années 50. Dans la première partie du spectacle, Anne Frank rêve : les angoisses, la jeunesse universelle et la jeunesse volée convergent en images dont la logique s’arrête au bord de l’insupportable et de l’inexplicable. Et de là, à la limite de l’humain, elle nous dit que « pourtant, les hommes sont bons ». Le camp de concentration de la deuxième partie du spectacle décrit l’expérience collective de la dépersonnalisation, de l’humiliation, de la solidarité grégaire et instinctive avec le bourreau, lorsque le stigmate de la victime s’individualise. Les mots de Shakespeare, les sons des divines harmonies de Beethoven et de Liszt peuvent se trouver au service de ceux qui les utilisent et peuvent devenir ainsi des instruments de torture efficaces ; c’est une pensée difficile à accepter dans une conception manichéenne de l’histoire. L’auteur du spectacle, le metteur en scène américain Pip Simmons, confessait son intention de « prolonger l’existence d’Anne Frank au delà de la dernière page du Journal, d’imaginer sa vie dans le camp, de réfléchir à la responsabilité de tous ceux qui ont été impliqués dans l’arrestation et le transport des juifs vers les camps, de déchiffrer la signification universelle de la souffrance ».
Le spectacle dépasse les lieux communs de l’évocation de l’Holocauste par la simplicité et l’adéquation des moyens utilisés.
Les hommes sont bons, s’ils désirent être ainsi.
Texte traduit par Mirella Patureau.
- Une situation et une évolution similaires sont décrites, dans LE THÉÂTRE JUIF SOVIÉTIQUE PENDANT LES ANNÉES 20, de Béatrice Picon-Vallin, publié à l’Âge d’Homme, 1973. ↩︎

