Pip Simmons où le théâtre juif de Bucarest (Roumanie)
Non classé

Pip Simmons où le théâtre juif de Bucarest (Roumanie)

Le 25 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
64
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

LE THÉÂTRE YIDDISH pro­fes­sion­nel existe en Roumanie depuis 1876. Il a forte­ment con­tribué à la per­pé­tu­a­tion des tra­di­tions com­mu­nau­taires pro­fanes, répon­dant tout spé­ciale­ment aux besoins de diver­tisse­ment d’une pop­u­la­tion urbaine moyenne1. Les intel­lectuels juifs de Roumanie étaient spec­ta­teurs et créa­teurs du théâtre écrit et joué en roumain.
Le théâtre yid­dish focalise pour la pre­mière fois l’at­ten­tion générale dans les années de la sec­onde guerre mon­di­ale, lorsque la lég­is­la­tion dis­crim­i­na­toire du régime du maréchal Antones­cu inter­dit aux artistes juifs l’ac­cès aux scènes offi­cielles. Ils se sont alors regroupés dans le Théâtre Barasheum (l’an­cien nom du Théâtre juif) et la con­flu­ence de ces forces a don­né nais­sance à une réal­ité, perçue aujour­d’hui plutôt comme une légende, par son car­ac­tère invraisem­blable : à une époque mar­quée par des attentes som­bres et des événe­ments trag­iques, on pou­vait voir sur la scène de Brasheum de joyeux et élé­gants spec­ta­cles de cabaret. Les écrivains, les com­pos­i­teurs, les artistes juifs com­men­taient, dans la per­spec­tive des per­sé­cu­tions mil­lé­naires, les dis­crim­i­na­tions du moment. Si, à ce moment-là, les bruits qui cour­raient sur les cham­bres à gaz avaient été avérés, le sourire se serait figé sur leurs lèvres. Les infor­ma­tions sur Les camps de con­cen­tra­tion de Pologne, ils les pre­naient tout sim­ple­ment pour des exagéra­tions. Bien assis dans la vie artis­tique de Roumanie, le théâtre juif tirait son suc­cès de sa capac­ité à réa­gir aux réal­ités poli­tiques. Cepen­dant, la sol­i­dar­ité était frag­ile, même à cette époque-là : Mihail Sebas­t­ian, auteur dra­ma­tique d’origine juive, qui écrivait en roumain, préféra débuter sous un pseu­do­nyme dans un théâtre privé de langue roumaine.
En 1948, le régime com­mu­niste trans­forme le théâtre juif en insti­tu­tion d’État et le théâtre pour­suit sa rela­tion priv­ilégiée avec son pub­lic encore nom­breux. En 1958, le Théâtre Juif d’État réaf­firme sa spé­ci­ficité au sein de la vie artis­tique roumaine, en présen­tant une adap­ta­tion du JOURNAL D’ANNE FRANK. Une mise en scène sen­ti­men­tale et pathé­tique de George Teodor­es­cu, portée bril­lam­ment par une actrice extra­or­di­naire, Lia Kônig, et par une troupe homogène et impliquée. Le spec­ta­cle a eu un impact fort dans les milieux poli­tiques et intel­lectuels roumains ;les prix décernés ont été perçus comme une recon­nais­sance artis­tique mais aus­si morale. Au début des années 60, l’‘Holocauste était une réal­ité indis­cutable, le mes­sage des sur­vivants sans con­tes­ta­tion ; en Roumanie la minorité juive était encore assez nom­breuse et la langue yid­dish du spec­ta­cle restait encore un moyen de com­mu­ni­ca­tion vivant.
Ce bril­lant moment d’ex­cep­tion a été suivi par des saisons dens­es : on a joué des clas­siques et des con­tem­po­rains, des écrivains juifs de Roumanie et d’ailleurs. Mais, les juifs ne vivaient pas unique­ment de l’art : le pub­lic dimin­u­ait de manière vis­i­ble. Rares ceux qui ont su garder la tra­di­tion de la langue yid­dish et rester en Roumanie. Beau­coup sont allés en Israël ou ailleurs. Ceux qui restaient n’é­taient que des spec­ta­teurs occa­sion­nels, venus par hasard. Dans les salles de moins en moins pleines, le nom­bre des util­isa­teurs de casques pour com­pren­dre ce qui se dis­ait sur scène était de plus en plus impor­tant. Les acteurs aus­si ont com­mencé à émi­gr­er, la troupe a été com­plétée avec des acteurs roumains qui appre­naient par cœur, tout comme aujourd’hui, les répliques dans une langue incon­nue. Et, para­doxe inex­plic­a­ble, ce théâtre, créé et préservé pour sauve­g­arder une spé­ci­ficité, con­tin­ue d’ex­is­ter en dépit de l’absence des por­teurs et des béné­fi­ci­aires de cette spé­ci­ficité.
Sa présence est aujourd’hui sym­bol­ique dans un quarti­er de Bucarest mutilé par les démo­li­tions. Sa sil­hou­ette soli­taire se dresse, surgie des ter­rains vagues, encer­clée par des immeublescasernes, bâtis sur les ter­ri­toires du quarti­er juif ; le Théâtre Juif est pour­tant tou­jours une réal­ité intel­lectuelle, une con­struc­tion qui relie un passé pluri­eth­nique à un futur prob­a­ble­ment mul­ti­cul­turel, et ce, grâce au dévoue­ment de ses servi­teurs, juifs et roumains. 

L’in­té­gra­tion de ce théâtre dans une copro­duc­tion inter­na­tionale, tel que le pro­jet AN DIE MUSIK, rime à nou­veau, de manière sig­ni­fica­tive, avec Les spec­ta­cles glo­rieux des années 50. Dans la pre­mière par­tie du spec­ta­cle, Anne Frank rêve : les angoiss­es, la jeunesse uni­verselle et la jeunesse volée con­ver­gent en images dont la logique s’ar­rête au bord de l’insupportable et de l’inexplicable. Et de là, à la lim­ite de l’hu­main, elle nous dit que « pour­tant, les hommes sont bons ». Le camp de con­cen­tra­tion de la deux­ième par­tie du spec­ta­cle décrit l’ex­péri­ence col­lec­tive de la déper­son­nal­i­sa­tion, de l’humiliation, de la sol­i­dar­ité gré­gaire et instinc­tive avec le bour­reau, lorsque le stig­mate de la vic­time s’individualise. Les mots de Shake­speare, les sons des divines har­monies de Beethoven et de Liszt peu­vent se trou­ver au ser­vice de ceux qui les utilisent et peu­vent devenir ain­si des instru­ments de tor­ture effi­caces ; c’est une pen­sée dif­fi­cile à accepter dans une con­cep­tion manichéenne de l’histoire. L’au­teur du spec­ta­cle, le met­teur en scène améri­cain Pip Sim­mons, con­fes­sait son inten­tion de « pro­longer l’existence d’Anne Frank au delà de la dernière page du Jour­nal, d’imag­in­er sa vie dans le camp, de réfléchir à la respon­s­abil­ité de tous ceux qui ont été impliqués dans l’ar­resta­tion et le trans­port des juifs vers les camps, de déchiffr­er la sig­ni­fi­ca­tion uni­verselle de la souf­france ».
Le spec­ta­cle dépasse les lieux com­muns de l’évo­ca­tion de l’Holo­causte par la sim­plic­ité et l’adéquation des moyens util­isés.
Les hommes sont bons, s’ils désirent être ain­si. 

Texte traduit par Mirella Patureau

  1. Une sit­u­a­tion et une évo­lu­tion sim­i­laires sont décrites, dans LE THÉÂTRE JUIF SOVIÉTIQUE PENDANT LES ANNÉES 20, de Béa­trice Picon-Vallin, pub­lié à l’Âge d’Homme, 1973.  ↩︎
Non classé
Partager
auteur
Écrit par Magdalena Boiangiu
Mag­dale­na Boiangiu est cri­tique de théâtre et col­la­bore aux revues DILEMA et SCENA.Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
#64
mai 2025

L’Est désorienté

26 Juin 2000 — ALTERNATIVES THÉÂTRALES: Pourquoi avez-vous décidé de quitter la Tchécoslovaquie en 1988 précisément ?  Lenka Flory: En Tchécoslovaquie, je n’ai jamais…

ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Pourquoi avez-vous décidé de quit­ter la Tché­coslo­vaquie en 1988 pré­cisé­ment ?  Lenka Flo­ry : En Tché­coslo­vaquie, je…

Par Alternatives théâtrales
Précédent
24 Juin 2000 — ALTERNATIVES THÉÂTRALES: Le théâtre a-t-il subi une transformation aussi profonde que la société polonaise après la levée du rideau de…

ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Le théâtre a‑t-il subi une trans­for­ma­tion aus­si pro­fonde que la société polon­aise après la lev­ée du rideau de fer ?  Grze­gorz Jarzy­na : Il y a encore quelques années, les spec­ta­cles étaient des spec­ta­cles engagés…

Par Alternatives théâtrales
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total