ANNE LONGUET MARX : Une menace pèse actuellement sur Berlin et sa vie culturelle. Le maire parle de fermer trois théâtres. Vous êtes dans une position très singulière par rapport aux autres, par votre ouverture aux productions internationales. Comment voyez-vous la situation ?
N. H.: Tout d’abord, on ne sait pas assez comment fonctionne le théâtre dans son ensemble. Les théâtres ont une structure de répertoire : il y a une maison, un budget (Ville, Région ou État) et avec cela, on prépare un programme avec des contrats pris longtemps à l’avance, parfois des années. Les artistes sont donc engagés pendant plusieurs années, ce qui entraîne peu de possibilités de coopération ; 90 % du budget servant au financement fixe, il y a peu de place pour le reste. Cela a réduit l’ouverture vers l’extérieur. L’Allemagne aurait donc tout ce qu’il lui faut. Il y a longtemps eu peu de festivals internationaux, ce qui a placé l’Allemagne à part. Il existe aussi des « freie Szenen » (scènes indépendantes) qui n’ont pas de maisons, pas de budget, et qui sont qualitativement moins intéressantes. Quand un artiste apparaît, il est très vite repris par les théâtres officiels. C’est une première remarque importante.
A. L. M.: Quels changements à présent ?
N. H.: Les théâtres établis sont dans une situation financière et artistique très difficile. Il y a une véritable crise de la culture et une remise en question du financement. On se demande si on a besoin de tous ces théâtres. La conséquence positive est que la scène internationale devient attractive. Par exemple, Thomas Langhoff a ouvert son théâtre à une jeune troupe (la Baracke avec ses semaines anglaises, françaises, russes etc.) et il a montré qu’on pouvait s’ouvrir à des expériences sans abandonner les structures. Mais en Allemagne, les pressions structurelles sont très fortes ;l’appareil est beaucoup plus lourd (pour cinq artistes, il y a vingt-cinq personnes), la programmation plus rigide, les tournées plus diffciles.
A. L. M.: Le Hebbel-Theater fonctionne de manière très différente : ouverture à l’étranger, coproductions, tournées. Etes-vous une île dans cet ensemble ?
N. H.: Nous sommes malheureusement devenus une île, une île très singulière, très reconnue hors d’Allemagne. Nous n’avons pas d’ensemble, mais nous fonctionnons en coproduction avec des possibilités de projets expérimentaux. En 1988, à l’occasion de Berlin capitale de l’Europe, nous avons été chargés de la programmation artistique, de présenter l’art européen dans toutes ses formes. Tous les pays étaient invités, de l’Est et de l’Ouest. On s’est rendu compte que le système de fonctionnement allemand n’était pas unique, que d’autres systèmes moins assurés fonctionnaient aussi et que notre chance était de sortir de ces structures.
Nous avons donc repris cette maison avec un budget annuel et des programmes invités. Notre réputation a vite grandi hors de Berlin. Ici, nous étions considérés comme un luxe intellectuel. Cela a entraîné de vives discussions politiques. Le Theater am Turm à Francfort existait déjà ; nous avons pris contact avec Bruxelles, Amsterdam et d’autres partenaires en Europe pour des coproductions : une grande souplesse pour un petit budget. Nous avons six ou sept partenaires, y compris à l’Est. Nous avons également publié treize numéros d’une revue en quatre langues faite d’entretiens avec des artistes. Mais tout cela a pris fin ; le Theater am Turm a fermé, les partenaires ont changé. Nous nous retrouvons dans un isolement certain : la dernière maison en Allemagne qui n’a pas peur des langues étrangères et qui tient aussi à un véritable travail de traductions des textes avec les metteurs en scène. L’Allemagne est à présent plus ouverte et on se concentre sur la langue. Il faut à tout prix maintenir les textes dans leurs langues.
A. L. M.: Peut-on parler d’une ligne du Hebbel-Theater ?
N. H.: L’art visuel et le travail du corps ont eu une grande importance (Bob Wilson et la danse). Mais nous voulons reprendre le texte sans oublier le corps, le visuel. Il y a une nouvelle génération d’artistes après Le chaos de ces dix dernières années ; beaucoup de choses sont à trouver. En ce moment, on peut distinguer deux rapports à la langue très différents : pour Ostermeier, c’est un moyen comme un autre, pour Beil c’est une forme d’art. Je pense que les jeunes sont moins à la recherche d’une nouvelle forme que d’un nouveau réalisme. La découverte du corps a bouleversé le paysage, mais si on veut transmettre un contenu, il faut le texte.

