« Un besoin de tempête »
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« Un besoin de tempête »

Roumanie

Le 15 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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LORS DES ÉVÉNEMENTS DE 1989, je n’é­tais qu’é­tu­di­ant en sec­onde année dans la sec­tion de mise en scène au Con­ser­va­toire de Bucarest, seule école théâ­trale à l’époque. Alors, en pleine folie dic­ta­to­ri­ale, folie qui avait atteint une sorte de fanatisme et entraîné la décom­po­si­tion du pays, le choix de s’en­gager sur la voie de l’art, out­re la déci­sion per­son­nelle, s’ex­pli­quait par le désir d’échap­per à un monde de plus en plus incom­préhen­si­ble et insup­port­able. Le trem­ble­ment poli­tique et social qui a fait suite à la chute de Ceauces­cu allait pro­duire des sec­ouss­es dans tous les domaines, y com­pris les domaines artis­tiques.
Au Con­ser­va­toire, tout à changé du jour au lende­main et l’hori­zon de la pro­fes­sion que j’avais choisie s’est entière­ment mod­i­fié. Aupar­a­vant, le Con­ser­va­toire, bien que béné­fi­ci­aire d’une lib­erté réduite, pré­parait le futur homme de théâtre à la lutte et aux rus­es. Brusque­ment la cen­sure a dis­paru, et pour un jeune artiste qui avait gran­di avec elle — mon père est met­teur en scène et réal­isa­teur — cela sem­blait un mir­a­cle.
Je devais me pin­cer pour y croire.
Au début de l’année 1990, j’é­tais trou­blé et j’es­sayais pénible­ment de me créer de nou­veaux repères dans un con­texte par­ti­c­ulière­ment con­fus : man­i­fes­ta­tions, descente des mineurs dans la cap­i­tale, change­ments bru­taux des gou­verne­ments. Dans ce cli­mat d’un dynamisme incroy­able au point d’en devenir presque hys­térique, c’est la venue du théâtre français, qui m’a per­mis de me recen­tr­er. En arrivant à Bucarest, des met­teurs en scène comme Patrice Chéreau, Antoine Vitez, des acteurs comme Gérard Desarthe m’ont mar­qué pro­fondé­ment. Grâce au spec­ta­cle de Chéreau DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, j’ai eu la révéla­tion de Koltès, et ce choc m’a amené à mon­ter QUAI OUEST pour mon spec­ta­cle de fin d’études, alors que Koltès était encore un auteur tout à fait incon­nu en Roumanie. Le spec­ta­cle affir­mait la réac­tion vio­lente — vio­lence que l’on avait d’ailleurs trou­vée dans le texte de Koltès lui-même — de la jeune généra­tion qui débu­tait dans le théâtre roumain à un moment véri­ta­ble­ment his­torique.
Dans cette année 1990 réelle­ment inoufïe, les théâtres se sont mirac­uleuse­ment ouverts aux jeunes issus du Con­ser­va­toire. J’ai pu met­tre en scène au Théâtre nation­al de Bucarest, aupar­a­vant véri­ta­ble bunker ; j’ai été invité à Avi­gnon, Vienne et Lon­dres. J’ai recon­nu dans tout ça, les signes d’une effer­ves­cence qui dépas­sait le théâtre, mais le dégel s’est pro­duit soudaine­ment et nous étions éton­nés du nom­bre d’op­por­tu­nités que nous avions désor­mais à notre portée : nous pou­vions réelle­ment naître — mais cet opti­misme sera cor­rigé par la suite — d’ailleurs non seule­ment au théâtre mais dans le pays tout entier.
Deux ans plus tard, après un long séjour à Paris, en com­pag­nie de Peter Brook qui m’avait con­vié aux répéti­tions de PÉLLÉAS ET MÉLISANDE, j’avais la pos­si­bil­ité de rester en Occi­dent et de ten­ter d’entrer dans la com­pliquée vie théâ­trale parisi­enne. Mais les illu­sions que j’en­trete­nais alors à l’égard des change­ments rad­i­caux du théâtre et de la société en Roumanie m’ont poussé à revenir. J’é­tais ent­hou­si­aste et gon­flé à bloc. Je ne savais pas qu’en­tre temps, beau­coup de choses avaient changé. Les directeurs ani­més d’un fort esprit d’en­tre­prise avaient été oblig­és de céder leur place, le bud­get avait dimin­ué, aucune trans­for­ma­tion des struc­tures n’avait été engagée.
Peter Brook m’avait con­seil­lé lorsque je le quit­tai, de créer ma pro­pre com­pag­nie théâ­trale. La réal­ité roumaine était, je l’ai décou­vert à mes dépens, plus cru­elle qu’il le pen­sait. D’un côté les anci­ennes struc­tures per­sis­taient, d’un autre des ini­tia­tives comme celles dont il m’avait par­lé étaient presqu’irréalisables faute de sou­tien financier. De Paris, la Roumanie et son théâtre sem­blaient plus ouverts au change­ment qu’en réal­ité, cette réal­ité encore inchangée à laque­lle je devais me con­fron­ter.
Mal­heureuse­ment, dix ans plus tard, rien ne s’est mod­i­fié essen­tielle­ment sur le plan de l’organisation du paysage théâ­tral. Nous avons raté la chance de revi­talis­er le théâtre, et les artistes dés­abusés sem­blent de plus en plus s’accommoder de cet état de choses. Par­fois de vio­lents mou­ve­ments reven­di­cat­ifs vien­nent remet­tre en cause ce sys­tème rigide, encore forte­ment mar­qué par l’ordre com­mu­niste. Entretemps on a appris, sous l’in­flu­ence de l’Ouest, com­ment organ­is­er notre mécon­tente­ment : grèves, man­i­fes­ta­tions. Les jeunes issus du Con­ser­va­toire entrent dans un monde théâ­tral en décom­po­si­tion, dépourvu d’horizon et de moyens. Nous avons besoin d’une tem­pête à même d’emporter avec vio­lence, au prix de blessures et con­flits inévita­bles, les anci­ennes struc­tures et les men­tal­ités qui, depuis dix ans, n’ont pas cessé d’œuvrer à la dégra­da­tion, sub­rep­tice et cer­taine, de la force créa­tive du théâtre roumain. Du désen­chante­ment, seul un autre orage nous guéri­ra. 

Texte traduit du roumain par Georges Banu.

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Écrit par Felix Alexa
Felix Alexa est met­teur en scène roumain. Il a mon­té Koltès, Müller, Dür­ren­matt.Plus d'info
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