Un théâtre à la recherche de son ancien rôle
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Un théâtre à la recherche de son ancien rôle

Le 22 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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QUAND LE RIDEAU DE FER s’est levé, il y a main­tenant dix ans, le théâtre d’Eu­rope de l’Est s’est retrou­vé dans la posi­tion d’une actrice vieil­lis­sante qui décou­vre soudaine­ment qu’elle ne peut plus jouer les rôles de Juli­ette et d’‘Ophélie, et ce qui est pire, que plus per­son­ne ne veut d’elle pour le moment.
Quand le rideau de fer s’est levé, le théâtre s’est plus ou moins retrou­vé dépouil­lé de ses priv­ilèges. Il était soudain devenu mal aimé parce que la rue s’é­tait emplie d’un seul coup d’une foule qui cla­mait tout haut ce que le théâtre avait dit jusqu’alors à mots cou­verts. Il a suf­fi de très peu de temps pour que la rue, les par­lements, la télévi­sion et la radio qui dif­fu­saient les infor­ma­tions locales ne volent la vedette au théâtre. Mais en plus ils lui volèrent son pub­lic : le lien de con­spir­a­tion qui unis­sait la scène et les spec­ta­teurs s’est alors rompu et dès lors Le théâtre a dû assumer la perte irrémé­di­a­ble de son rôle exclusif sur la scène de la vie quo­ti­di­enne.
Le rideau de fer s’est levé, mais les mag­nifiques lieux de spec­ta­cles et les com­pag­nies tal­entueuses qui les habitaient étaient tou­jours là ; la tra­di­tion pro­fondé­ment enrac­inée d’aller au théâtre ne s’é­tait pas évanouie en une nuit. Le théâtre d’Eu­rope de l’Est se devait de définir son nou­veau rôle.
Au début, cela est apparu comme un défi impos­si­ble : le pub­lic ne savait plus que faire de son ancien amant et de son côté le théâtre ne fai­sait pas le poids à côté du for­mi­da­ble spec­ta­cle qui se jouait au delà de ses murs. Il n’a pu que pren­dre part à l’euphorie poli­tique : les faiseurs de théâtre descendirent dans la rue, menèrent des man­i­fes­ta­tions, firent de la poli­tique et entrèrent au gou­verne­ment.
Puis la vie reprit son cours — ou peut s’en faut —, mais le pub­lic ne rejoignit pas le chemin des salles. Il y avait une toute nou­velle rai­son à cela, en plus de la dépré­ci­a­tion du théâtre : c’é­tait la crise économique. Les prix étaient mon­tés en flèche, les gens jouaient leur pre­mière manche avec l’économie de marché et leur bud­get de loisir était proche de zéro.
Le théâtre aurait aus­si à affron­ter la crise, mais plus tard. À ce stade, il vivait lui aus­si un revers de for­tune mais d’une autre sorte : non seule­ment il avait per­du son impor­tance, mais il avait aus­si per­du son pres­tige passé. Les directeurs de théâtre ont ressen­ti cru­elle­ment la perte de cet atout éphémère. Eux qui avaient été au som­met de la hiérar­chie sociale se sont tout d’un coup retrou­vés au plus bas de l’échelle.
Les théâtres ont ten­té de trou­ver d’autres voies pour se ren­dre à nou­veau néces­saires. D’abord, ils essayèrent d’at­tir­er le pub­lic dans les salles avec un réper­toire de boule­vard inédit. La riche expéri­ence occi­den­tale dans ce domaine ain­si que la « vir­ginité » de l’Est sem­blaient une dou­ble garantie de suc­cès. Mais le suc­cès escomp­té n’arriva pas : le mot « com­mer­cial » était et demeure un vilain mot dans le monde de l’art de l’Europe de l’Est.
Le sec­ond pari con­cer­nait un autre fruit défendu : le théâtre de l’absurde. Les pièces de Ionesco, Beck­ett, et d’autres auteurs de la même veine, ont inondé les scènes d’Eu­rope de l’Est. Pen­dant un court moment, aller au théâtre, c’é­tait comme voy­ager dans le temps vers les années 1950 – 60. C’é­tait comme une gigan­tesque rétro­spec­tive inter­na­tionale du théâtre de l’absurde, qui avait lieu sur la moitié d’un con­ti­nent, avec une seule grande dif­férence :la plu­part de ces pièces se voy­aient créées à l’Est pour la pre­mière fois.
La renais­sance du théâtre de l’ab­surde a mar­qué le début d’une nou­velle ère dans le théâtre de ces années post-total­i­taires : la péri­ode d’une « euphorie » pro­fes­sion­nelle ; les met­teurs en scène jouis­saient d’une lib­erté nou­velle dans le choix du réper­toire, toutes les pièces ban­nies se retrou­vaient sous les pro­jecteurs, les met­teurs en scène exilés retour­naient dans leur pays. Et, plus impor­tant, à peu près au milieu de cette péri­ode, au terme de deux années de salles vides, on a vu le pub­lic revenir dans les théâtres. Bien qu’il soit en com­péti­tion avec un grand nom­bre de diver­tisse­ments incon­nus jusqu’alors — la télévi­sion par câble, la vidéo — Le théâtre demeu­rait le loisir le moins cher, et avait donc la préférence du pub­lic.
Le théâtre récom­pen­sait son pub­lic nou­velle­ment acquis pat un choix surabon­dant en ter­mes de réper­toire comme de style. L’art célébrait sa lib­erté dans une explo­sion de créa­tiv­ité et d’expérimentation. Les met­teurs en scène s’attiraient l’admiration incon­di­tion­nelle de leur pub­lic en pra­ti­quant un théâtre d’apprentis sor­ciers : ils mélangeaient le théâtre, la danse, la mar­i­on­nette, le clip vidéo, les pro­jec­tions de films, la musique live. Le spec­ta­cle de théâtre jouis­sait de sa sou­veraineté retrou­vée, et le pub­lic décou­vrait les plaisirs var­iés d’un théâtre qui n’est plus d’abord poli­tique.
Un nou­veau jeu avait fait son appari­tion dans la ville : les théâtres privés. Ils rassem­blaient une somme de jeunes tal­ents, d’enthousiasmes et d’esprits entre­prenants et nais­saient les uns après les autres appor­tant de nou­velles nuances au paysage théâ­tral d’Eu­rope de l’Est. La plu­part d’entre eux som­brèrent dans l’ou­bli aus­si vite qu’ils avaient vu le jour, et ce pour des raisons essen­tielle­ment économiques. C’est que les lois favorisant le spon­sor­ing cul­turel n’avaient pas encore été pro­mul­guées par les nou­veaux gou­verne­ments (et ne le sont tou­jours pas dans cer­tains pays) et qu’au­cune aide ne leur était allouée par l’État. Néan­moins cer­tains théâtres privés survécurent et dev­in­rent même pro­gres­sive­ment des mod­èles pour les com­pag­nies nationales. La for­mule mag­ique pour expli­quer leur pas­sage de l’état de survie à celui de la grande prospérité était sim­ple, il suff­i­sait de répéter un même mot : zèle, zèle, zèle.
Mais il n’y avait pas que dans les chéâtres privés que les artistes tra­vail­laient dans des con­di­tions extrême­ment dif­fi­ciles tout en pro­duisant des mir­a­cles. Les théâtres d’É­tat fai­saient de même. Mal­gré la réduc­tion dras­tique des sub­ven­tions et des bud­gets dévorés par l’in­fla­tion galopante, ils n’en con­tin­uèrent pas moins à créer des spec­ta­cles de grande qual­ité. L’ex­cès de zèle général­isé explique le para­doxe : il s’est pro­duit un gigan­tesque boom théâ­tral au beau milieu d’une sévère crise économique.
Mais la pho­to n’é­tait pas aus­si rose du point de vue artis­tique. C’est que dans toute cette région du monde, presque plus per­son­ne n’écrivait pour le théâtre. Les seules pièces pro­duites évo­quaient les prob­lèmes a jour et per­daient leur actu­al­ité en très peu de temps.
Les raisons de cette carence de nou­velles pièces sont nom­breuses. La pre­mière est celle de l’ac­céléra­tion du rythme de la vie quo­ti­di­enne. Les décen­nies précé­dentes sem­blaient avoir figé le temps en une rou­tine sem­piter­nelle. Et tout d’un coup le statu quo explosa en chaos insta­ble : le temps volait tout sim­ple­ment. Seul le style jour­nal­is­tique arrivait à ren­dre compte de tous ces change­ments. Les auteurs de théâtre n’arrivaient pas à suiv­re : il faut du temps pour assim­i­l­er les événe­ments. La sec­onde rai­son est que les met­teurs en scène avaient soif de mon­ter le réper­toire longtemps tabou du théâtre inter­na­tion­al. La demande de pièces nationales nou­velles se fai­sait donc rare. Troisième­ment, il était plus facile pour les jeunes met­teurs en scène ambitieux de se faire un nom en mon­tant des clas­siques d’une façon provo­quante. Cette dernière rai­son est tou­jours d’ac­tu­al­ité et explique dans une large mesure l’ab­sence de jeunes auteurs au début des années 1990. De plus, l’État ne con­traig­nait plus les théâtres de réper­toire à un quo­ta de pièces nationales et, en con­séquence, allégea ses sub­ven­tions sen­sées soutenir l’écri­t­ure dra­ma­tique. Les fes­ti­vals de théâtre nationaux qui avaient tou­jours don­né une impul­sion majeure dans ce domaine en firent de même.
Le théâtre devait égale­ment faire face à un phénomène dan­gereux : celui de la mythi­fi­ca­tion hâtive de cer­tains jeunes met­teurs en scène à ten­dance expéri­men­tale sur le seul fonde­ment de leur pre­mier ou deux­ième spec­ta­cle. Ce qui n’é­tait pas sans com­pro­met­tre à courte échéance l’avenir de ces jeunes idol­es sur­val­orisées. Mais plus grave, ce phénomène était sur le point d’en­dom­mager la frag­ile rela­tion qui s’é­tait établie entre le théâtre et son pub­lic en détour­nant des salles cer­tains spec­ta­teurs nou­velle­ment acquis comme l’avaient fait dans les années 60, les cri­tiques dithyra­m­biques à l’é­gard des expéri­men­ta­tions théâ­trales de l’époque.
Le théâtre de l’Est ren­con­tre égale­ment des dif­fi­cultés struc­turelles. Jusqu’au début des années 90, il repo­sait sur trois piliers prin­ci­paux : Les théâtre de réper­toire, les com­pag­nies per­ma­nentes et le sub­ven­tion­nement inté­gral de l’État. Désor­mais le troisième de ces piliers est en pleine recon­struc­tion (pour ne pas dire décon­struc­tion ou décom­po­si­tion) ce qui oblige à repenser le statut des deux autres. Après l’a­ban­don du pub­lic dans les pre­miers temps, puis la longue famine de théâtre local, la réforme de struc­ture est la troisième épreuve que Le théâtre d’Eu­rope de l’Est a dû sur­mon­ter. Con­traire­ment aux deux autres, cette troisième n’a rien à faire avec les notions abstraites que sont les ques­tions esthé­tiques, le pres­tige et la rela­tion scène-salle. Elle touche des choses aus­si con­crètes et douloureuses que la ques­tion du licen­ciement. De nom­breux théâtres ont dû don­ner con­gé à leur com­pag­nie per­ma­nente ou du moins en réduire con­sid­érable­ment les effec­tifs. Ce qui induit que de nom­breuses per­son­nes ont dû dire adieu non seule­ment à la sécu­rité de leur emploi, mais aus­si à celle de leur salaire réduit, dans la plu­part des cas, au min­i­mum vital. En un mot, le théâtre, comme les autres sphères de la société, s’est vu ini­tié aux bases de l’économie libre-échangiste.
Cette phase de réformes struc­turelles a per­mis de révéler une simil­i­tude dans le proces­sus à l’œuvre dans les dif­férents pays d’Eu­rope de l’Est. Avant la lev­ée du rideau de fer, le reste du monde voy­ait le théâtre de l’Est comme un bloc mono­lithique. C’é­tait une défor­ma­tion du regard. Or bizarrement ou plutôt assez naturelle­ment, quand ces pays se mirent à rechercher une façon de créer, de retrou­ver ou de réaf­firmer leur iden­tité, ils suivirent une voie assez sem­blable. Ce n’est qu’au milieu du proces­sus de réforme que ces voies ont com­mencé à diverg­er. Car chaque pays avait adop­té une vitesse de change­ment tant économique que lég­is­latif qui lui était pro­pre.
Il a fal­lu rel­a­tive­ment peu de temps à la Hon­grie ou à la République tchèque par exem­ple pour dévelop­per un réseau théâ­tral à la fois nation­al et alter­natif, pour réal­i­menter le théâtre local et même ouvrir de nou­veaux théâtres.
Dans d’autres pays, comme la Bul­gar­ie par exem­ple, la pro­fondeur de la crise économique et de la crise des valeurs cor­réla­tive, a grevé le théâtre : on a fer­mé cer­tains théâtres (dont de très pres­tigieux), d’autres ont dû, pour sur­vivre, louer une par­tie de leurs locaux à des restau­rants ou même à des salles de jeu. Et pire que tout : privés de liq­uid­ités, à la lim­ite de la pau­vreté, et témoins des lois impi­toy­ables de l’argent facile, les directeurs de théâtres ont peu à peu per­du leur ent­hou­si­asme. Et en retour Le théâtre com­mença à per­dre son statut d’oa­sis dans la réal­ité en crise pour ne devenir que le sim­ple miroir du vide économique et cul­turel. La vague de spec­ta­cles tchékhoviens qui défer­la alors sur les scènes témoigne bien de cette humeur morose et résignée. La vie des gens de théâtres com­mençait à ressem­bler à l’attente sans fin d’un Godot por­teur de réformes struc­turelles enfin val­ables.
Cette sit­u­a­tion a inspiré de nou­velles pièces du théâtre de l’ab­surde. Peut-être prou­vent-elles que l’on a touché le fond de l’impasse et con­stituent-elles la base d’un renou­veau théâ­tral dans les pays les plus touchés par la crise.
Enfin pour revenir à notre métaphore ini­tiale de l’ac­trice célèbre qui vieil­lit, je dirais que dans cer­tains pays, elle a réus­si à se réin­ven­ter des rôles qui lui con­vi­en­nent, tan­dis que dans d’autres, elle est tou­jours en crise d’i­den­tité. Mais dans les deux cas, elle voudrait réus­sir à retrou­ver le rôle prin­ci­pal qu’elle a tou­jours joué tant sur le plan cul­turel, social que nation­al, non seule­ment pour per­me­t­tre au pub­lic d’as­sumer son passé et ses trau­ma­tismes, mais aus­si pour inven­ter avec lui un monde où il ferait mieux vivre. 

Texte traduit de l’anglais par Julie Bir­mant.

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Écrit par Kalina Stefanova
Kali­na Ste­fano­va est cri­tique de théâtre ; elle a dirigé la pub­li­ca­tion du THÉÂTRE D’EUROPE DE L’EST APRÈS LE...Plus d'info
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