Ici… à ici

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Ici… à ici

Le 1 Nov 2000
Valérie Dréville dans DES COUTEAUX DANS LES POULES de David Harrower, mise en scène Claude Régy, 2000. Photo P. Victor.
Valérie Dréville dans DES COUTEAUX DANS LES POULES de David Harrower, mise en scène Claude Régy, 2000. Photo P. Victor.
Valérie Dréville dans DES COUTEAUX DANS LES POULES de David Harrower, mise en scène Claude Régy, 2000. Photo P. Victor.
Valérie Dréville dans DES COUTEAUX DANS LES POULES de David Harrower, mise en scène Claude Régy, 2000. Photo P. Victor.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
Article fraîchement numérisée
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UNE JEUNE FEMME, paysanne prim­i­tive, croit en Dieu. Elle veut faire le bien à ses yeux pour être assurée d’entrer au Par­adis. Elle croit s’approcher de Dieu en dévelop­pant son atten­tion au monde d’avant elle, aux détails de ce que Dieu a créé. Si elle regarde assez longtemps et assez inten­sé­ment et appré­cie pleine­ment la com­plex­ité de la nature, elle sera récom­pen­sée avec les mots pour décrire, dit Har­row­er, qui avoue qu’il opère une « manip­u­la­tion créa­tive » de la notion de servir Dieu. Au béné­fice de l’écriture, sans doute, puisqu’il s’agit de décrire. Hors de la croy­ance en Dieu, si un sujet regarde assez longtemps et assez inten­sé­ment et appré­cie pleine­ment la com­plex­ité de la nature, « homme lent et atten­tif au monde », il sera récom­pen­sé avec les mots pour décrire. Pour décrire, c’est-à-dire pour trans­met­tre. C’est ne pas s’arrêter à un seul nom, ne pas s’arrêter à l’extérieur. « C’est pouss­er des noms dans ce qui est là pareil que quand je pousse mon couteau dans le ven­tre d’une poule », dira la jeune femme. Prag­ma­tique, elle sent, par exem­ple, que « Une flaque où tu peux voir la terre dessous. Flaque d’eau claire après la pluie fraîche », ce n’est pas la même chose qu’une « Flaque som­bre, eau boueuse. Voit rien dedans ». Alors c’est quoi « L’eau claire qui brille » ? C’est quoi une flaque ? Ain­si pour tous les noms. Décrire ce serait alors, comme pour la flaque, trans­met­tre ce qui dépasse le nom, ce qui est plus que lui. Ce qu’un mot seul ne peut pas dire. Traduire une sen­sa­tion qui n’a pas de nom. « Je sais main­tenant que je dois trou­ver les noms pour moi-même… Je vois William (son mari) labour­er un champ. Je n’ai pas de nom pour la chose qui est dans ma tête. Ce n’est pas jalousie. C’est plus que jalousie. Ça ne m’effraie pas. Il faut que je regarde d’assez près pour décou­vrir ce que c’est ». Regarder d’assez près pour décou­vrir ce que c’est, on peut analyser que c’est aus­si, sans doute, dépass­er l’apparence con­v­enue. « Le ciel devient noir ? – Pas au dessus de moi : je vis sous un ciel dif­férent », dit le meu­nier pos­sesseur d’un sty­lo et qui écrit. Et, dira-t-il plus tard, agi­tant une liasse de papiers où il écrit juste­ment avec ce sty­lo à encre acheté sur un marché à un musi­cien ambu­lant : « regarde la quan­tité de moi qu’il y a… J’ai plus de vie que de blé. J’écris ce qui est ici dedans, dans ma tête ». Il écrit chaque jour à la fin du jour. « Ici… à ici » de sa tête jusqu’au papi­er. Et cette matière vivante ain­si trans­mise atteint ce statut qu’elle est à la fois con­crète et impal­pa­ble. La jeune femme sait bien que « ça ne peut pas être touché ou tenu de la manière dont je touche une table ou tiens les rênes d’un cheval. Ça ne peut pas être ven­du ou cuit ». Ce n’est que l’instinct qui par­le mais, en même temps que nous lâchent les fauss­es cer­ti­tudes du lan­gage, on se décale de la terre ferme. Impos­si­ble de dire où on est et quand. Il sem­ble bien qu’on explore des champs nou­veaux. Là tout est vrai, chaque chose est un fait, comme la terre qu’on laboure, et pour­tant ça n’a pas de nom. Il y a tout ce qui n’est pas dit, qu’on ne peut pas réduire à un nom. Les images échap­pent à un con­tour et pour­tant sem­blent objec­tives, pho­tographiques. Des noy­aux explosent. Les êtres ne sont plus lim­ités à eux-mêmes. Une matière vivante s’écoule d’eux et s’échange entre eux, à tra­vers eux, les quitte et leur revient, les unit et les sépare, une méta­mor­phose, par exem­ple, se sub­stitue à la mort, et ce qui s’échange entre les hommes se répand aux objets de la nature, aux arbres, aux nuages, aux ani­maux. Un pagan­isme pan­théiste envahit la foi en un Dieu unique. Dieu est cru et nié. Le doute. Le Bien et le Mal se con­fondent « Saleté… Souf­fle-du-mal… Amour ». Hérésie, sor­cel­lerie, croy­ances coex­is­tent. Avec ou sans la foi.

Horn est le nom du meu­nier. Sens de horn : corne. Corne du dia­ble ou d’un satyre à l’arrière-train velu, satyre puant au phal­lus impudique – horny : en rut. C’est ça, ou ce n’est rien de ça. «…j’étais dans ta bouche, à ta fente, dans tes cheveux. » Nous sommes et nous ne sommes pas au dix-huitième siè­cle, dans l’Écosse paysanne et pres­bytéri­enne encore féo­dale. Dans la plus grande inno­cence et impunité l’adultère et le crime seront com­mis, liés l’un à l’autre. Tout fait par­tie de la nature et de nos forces souter­raines. N’a pas à être com­men­té. Ni jugé. Comme pour le haïku – à quoi fait penser
cette écri­t­ure suc­cincte – il faut appli­quer « l’omission du com­men­taire », « l’ellipse des con­clu­sions ». On est dans une réal­ité immatérielle. On est dans des champs au-delà des lim­ites du vil­lage. Har­row­er nous prend dans l’écriture, dans la force et la fragilité con­tra­dic­toires du monde des pos­si­bles. Ce qui est cru est vrai. C’est donc bien une sorte de foi. Donc sub­jec­tive. Mais mobile. Et mul­ti­forme. « C’est vrai pour ceux qui le croient », et « les choses changent chaque fois que je les regarde ». Nos actes même les plus vio­lents restent sans expli­ca­tion. Pourquoi le vent retourne-t-il les feuilles des arbres ? Alors com­mence un monde nou­veau. Qu’il y ait « hommes et femmes dis­parus qui sont chats et chèvres et singes main­tenant. Vont de marché en marché, dor­ment ensem­ble et chantent pour manger » ne prou­ve pas que le meu­nier soit un sor­ci­er. Et pourquoi n’aurait-il pas tué femme et enfant ? Le laboureur préfère ses chevaux à sa jeune femme, c’est courant. Pas de mytholo­gie, ni de zoophilie. Il aime sa femme. La vie on ne la voit pas, mais par­fois, elle est là dans la lumière. C’est qu’alors quelque chose du dedans a été pro­jeté à l’extérieur. Un dedans obscur, sans qu’on sache com­ment, est pro­jeté dehors. C’est ce qui était arrivé à l’enfant laboureur : « Avant, je m’étendais là et les chevaux broutaient lente­ment autour de moi. Une fois j’ai regardé et tout ce qui est mon corps était en allé le dedans dehors. Tout ce qui est moi sur un cer­cle d’herbe en dehors. Rouge. Mouil­lé. Cœurs de lap­ins noués avec de la salive de vache… Des nuages sor­taient de moi pareil à quand j’ai tiré un nou­veau cheval dehors en décem­bre…

Aurais pu vivre dans ce champ là toute ma vie s’ils m’avaient lais­sé ». C’était l’heure et le champ de l’imagination. La jeune femme, elle, aura une vision. Nous l’aurons aus­si. Elle existe. En nous ? À côté de nous ? Peu importe. Vision du démon et des ten­ta­tions ? Ou image du désir, la nuit au lit ? Et pourquoi la haine exclu­rait-elle le désir ? Ou le désir la haine ? Et ce qu’on voit ce n’est qu’un meu­nier en tabli­er blanc dans un nuage de farine. La jeune femme frotte la peau de son corps nu avec la farine. On le voit. Le mari rêve que cette peau est arrachée comme le cuir d’une bête, lais­sant des trous sur sa femme. Plusieurs sortes de réal­ités sont là. Et se mêlent, brouil­lant le temps. Voy­ant Dieu dans l’image de sa femme éten­due : « Ça c’est pas Dieu là ?

Toi regarde. Ça l’est pas ? » dira le laboureur, inci­tant l’autre à l’érotisme, sait-il alors quelque chose de sa pro­pre mort à la lueur de la bougie pen­dant qu’il pis­sera près du moulin ? Et qui par­le quand il par­le ? « J’ai des choses… J’ai des choses. Pas les dire », dit la paysanne avant de se met­tre à écrire, envelop­pée par le meu­nier dans une cou­ver­ture, et demi-incon­sciente.

Le laboureur dis­paru – mais peut-être est-il ce jeune cheval qui court dans le champ –, le meu­nier par­ti, la jeune femme reste seule. Et désor­mais occupe la place sym­bol­ique du meu­nier haï : c’est à elle main­tenant que le vil­lage ne par­le pas. Est-elle de ceux qu’on lapi­de ? On lui a lais­sé le sty­lo. L’oracle aus­si dis­ait la vérité par énigme. Une image sim­ple : un homme guide une char­rue tirée par un cheval entre ciel et terre. Ni trop haut, ni trop bas. Si toute magie peut avoir des caus­es naturelles, alors c’est que le naturel aus­si est mag­ique. Un homme prim­i­tif est là dans l’homme hyper-civil­isé que nous sommes. L’écriture sauvage, morcelée, frac­ture le monde. On reste ébahi.

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