Jouer sur la frontière entre l’animé et l’inanimé

Jouer sur la frontière entre l’animé et l’inanimé

Entretien avec Hoichi Okamoto

Le 14 Nov 2000
Miroku Densho, mise en scène Hoichi Okamoto, septembre 2000. Photo Brigitte Pougeoise.
Miroku Densho, mise en scène Hoichi Okamoto, septembre 2000. Photo Brigitte Pougeoise.

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Miroku Densho, mise en scène Hoichi Okamoto, septembre 2000. Photo Brigitte Pougeoise.
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Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Roman Pas­ka : Qu’est-ce qui dif­féren­cie MIROKU DENSHO, créé cette année 2000 au Fes­ti­val de Charleville de vos spec­ta­cle précé­dents ?

Hoichi Okamo­to : J’ai conçu ce spec­ta­cle il y a sept ans. Mais je n’ai eu le sen­ti­ment de l’avoir achevé que ce print­emps. KIYOMIME MANDARA, mon pre­mier spec­ta­cle était beau­coup plus sim­ple. Il n’y avait que deux per­son­nages : un jeune homme et une jeune femme. Les thèmes évo­qués l’étaient tout autant : il s’agissait d’amour et de mort. Dans le spec­ta­cle suiv­ant, KOMACHI, je par­lais non seule­ment de l’amour, mais aus­si de la vieil­lesse, de la tristesse et de la médi­ta­tion. Le per­son­nage cen­tral en était une vieille femme alors que le per­son­nage prin­ci­pal de MIROKU DENSHO est une femme qui est tan­tôt vieille, tan­tôt jeune, tan­tôt morte, tan­tôt mère. Elle est tour à tour plusieurs per­son­nages.

RP. : La dif­férence prin­ci­pale est donc davan­tage dans le con­tenu que dans la forme.

HO. : Le style de mes derniers spec­ta­cles est effec­tive­ment le même, car ce qui m’intéresse, c’est d’explorer les rela­tions qui se tis­sent entre la mar­i­on­nette et l’interprète.

Han­nah Meloh : Il me sem­ble que c’est la pre­mière fois que l’on voit claire­ment la mar­i­on­nette jouer avec Hoichi et non l’inverse. Le per­son­nage de la mar­i­on­nette a une présence plus forte que celle du manip­u­la­teur. Et puis c’est aus­si la pre­mière fois que Hoichi est acteur à part entière, vis­age dévoilé.

RP. : Sur le thème de la rela­tion que vous tis­sez avec la mar­i­on­nette, peut-être pour­riez-vous nous racon­ter quand et com­ment vous avez com­mencé à vous intéress­er à cet art ?

HO. : J’ai ren­con­tré la mar­i­on­nette il y a env­i­ron vingt-cinq ans. À cette époque je croy­ais vouloir devenir pein­tre et, pour gag­n­er ma vie, je fab­ri­quais des mar­i­on­nettes, pour une troupe de mar­i­on­nettes. Mais je ne m’intéressais pas encore à ce lan­gage artis­tique en tant qu’interprète.

Je vivais dans les locaux de cette com­pag­nie, entouré donc de mar­i­on­nettes. Et un jour, alors que je dînais seul, j’ai pris une mar­i­on­nette, je l’ai faite s’asseoir à côté de moi. Et j’ai dîné avec elle. Le sen­ti­ment que j’éprouvais alors était très étrange. La mar­i­on­nette n’est pas humaine, et pour­tant j’avais l’impression qu’elle était humaine.

Sa présence était tout à la fois humaine, et autre. Elle se situ­ait pré­cisé­ment sur la fron­tière entre le monde inan­imé et celui de l’humanité.

Ce sen­ti­ment étrange, j’ai voulu me l’expliquer, l’approfondir. J’ai alors fab­riqué qua­tre mar­i­on­nettes de taille humaine et… j’ai pris mes repas avec elles.

J’ai alors eu l’idée de met­tre une mar­i­on­nette dans la rue. Je l’ai assise à un coin de rue, et je me suis posté der­rière elle, immo­bile. Et puis je lui fai­sais faire de petits mou­ve­ments. C’était ma pre­mière expéri­ence de manip­u­la­tion.

J’ai ensuite con­tin­ué à jouer dans la rue. Mais il n’y avait pas de musique, la seule musique qui m’accompagnait était celle des bruits urbains. Et les mou­ve­ments que je fai­sais étaient extrême­ment sim­ples, dans l’esprit du butô. Ces pre­miers spec­ta­cles étaient donc vrai­ment dépouil­lés. Ce qui m’intéressait n’était pas le mou­ve­ment mais l’immobilité de la mar­i­on­nette. Encore aujourd’hui j’explore cette dimen­sion. Le moment le plus mag­ique est celui du pre­mier mou­ve­ment. Dans mes spec­ta­cles j’aime les moments où la mar­i­on­nette s’arrête. Ces moments de pause sont essen­tiels dans la tra­di­tion du nô, du bun­raku et du kabu­ki. La mar­i­on­nette doit rede­venir par moment objet inan­imé. C’est un trait très japon­ais, je crois. J’ai à cette époque appris les rudi­ments du théâtre tra­di­tion­nel auprès de quelques maîtres, mais pen­dant un temps assez court : la tra­di­tion ne m’intéressait pas vrai­ment, je voulais sim­ple­ment con­naître les tech­niques fon­da­men­tales.

RP. : La pre­mière fois que j’ai vu l’un de vos spec­ta­cles, c’était en 1992 à Ljubl­ja­nia. Je me sou­viens que quelqu’un dans la rue m’a dit : « Roman, il faut que tu ailles voir ce mar­i­on­net­tiste, qui a voy­agé à tra­vers tout le Japon avec son spec­ta­cle de tem­ple en tem­ple. »

Cela est-il vrai ?

HO. : Je vis désor­mais à la cam­pagne, mais il y a quinze ans, j’habitais à Tokyo. C’est à cette époque que j’ai tra­ver­sé le vieux Japon à pied et en tirant une char­rette. Je con­stru­i­sais à chaque fois un théâtre éphémère, une sorte de chapiteau. À cette époque, je ne jouais pas en solo, nous étions une dizaine dans la com­pag­nie qui s’appelait déjà Don­doro.

En vingt ans, j’ai changé plusieurs fois le style de mes spec­ta­cles. J’ai com­mencé seul dans la rue. Et puis nous avons été une dizaine. J’écrivais alors des scé­nar­ios et les mar­i­on­nettes par­laient. Elles ne dan­saient pas et étaient petites. J’ai fait ensuite à nou­veaux des spec­ta­cles solo dans la rue, puis dans des cafés. Je suis par­ti vivre à la cam­pagne en 1985 et j’ai alors fait des spec­ta­cles dans le style de ceux que l’on con­naît aujourd’hui en Europe. Le spec­ta­cle que vous avez vu à Ljubl­ja­nia, je l’ai créé en 1987.

RP. : Com­ment expliquez-vous ce change­ment de style, très mar­qué par le style du butô ?

HO. : Les raisons sont nom­breuses, mais la plus impor­tante est sans doute la suiv­ante : j’ai pris la déci­sion de me retir­er dans la cam­pagne. Comme il n’y avait per­son­ne avec qui par­ler, j’ai com­mencé à par­ler avec mes mar­i­on­nettes, j’ai vécu avec elles. Et j’ai eu l’envie de créer une nou­velle mar­i­on­nette qui serait ma petite amie, mais aus­si ma femme, mon fils … Un sub­sti­tut à ma famille. J’interrogeais mes mar­i­on­nettes, je leur demandais : com­ment veux-tu bouger ? Elles m’ensei- gnaient ce qu’elles attendaient de moi. Et j’aimais cela. Cela a beau sem­bler étrange, mais c’est totale­ment vrai.

RP. : Entre l’année de la créa­tion en 1987 et celle du Fes­ti­val de Ljubl­ja­nia, il y a cinq ans, avez-vous mon­tré ce spec­ta­cle ailleurs ?

HO. : Je ne l’ai pour ain­si dire pas mon­tré. Au japon, je n’étais pas réelle­ment accep­té. Les spec­ta­cles de mar­i­on­nettes s’adressent exclu­sive­ment aux enfants au Japon. Mon spec­ta­cle était des­tiné aux adultes, il était abstrait, sans parole. Je choquais à la cam­pagne, on n’appréciait pas mon tra­vail. Il m’arrivait de jouer, mais je don­nais seule­ment cinq représen­ta­tions par an.

RP. : Dans ces con­di­tions, com­ment êtes-vous arrivé à vous pro­duire en Europe ?

HO. : En 1991, Sen­no­suke Take­da a vu par hasard mon spec­ta­cle KIYOHIME MANDARA près de Nagano. Il lui a beau­coup plu et m’a con­seil­lé de me pro­duire en Europe. C’est grâce à elle que je suis allé à Ljubl­ja­nia.

Ce fut une expéri­ence impor­tante. J’étais très anx­ieux. C’était la pre­mière fois que je venais en Europe, et j’avais beau­coup de préjugés négat­ifs à son égard. À l’époque je ne par­lais pas un mot d’anglais, et j’avais peur que mon tra­vail ne sus­cite que de l’incompré- hen­sion. Mais con­traire­ment à ce que j’avais prévu, le spec­ta­cle a beau­coup plu. Le pub­lic a même applau­di très fort. Au Japon per­son­ne ne m’applaudissait. Je rece­vais seule­ment par­fois quelques grom­melle­ments mécon­tents. Mais après ce spec­ta­cle de nom­breux pro­gram­ma­teurs sont venus me voir et m’ont invité dans leur pays. J’étais vrai­ment très éton­né d’être accep­té de la sorte.

RP. : C’est cet ent­hou­si­asme européen qui vous a encour­agé à con­tin­uer de tra­vailler dans ce style ?

HO. : Oui. J’ai beau­coup appris de l’Europe. Revenir au pays après des séjours en Europe m’a per­mis de définir ma pro­pre cul­ture et la place que j’y tenais. Je me con­sid­érais enfin comme Japon­ais parce qu’il m’a fal­lu répon­dre à cette ques­tion : qu’attendaient les Européens, qu’ai- maient-ils dans mes spec­ta­cles ? La plu­part des spec­ta­cles qui s’exportaient étaient tra­di­tion­nels. Les miens non. Et pour­tant ils plai­saient.

RP. : Quelle impor­tance accordez- vous à la notion d’illusion ? Voulez-vous nous faire croire à la vie de la mar­i­on­nette ?

HO. : C’est une ques­tion déli­cate. La mar­i­on­nette est à la fois vivante et non vivante. Elle oscille d’un état à l’autre. La mar­i­on­nette est fon­damen- tale­ment un être inan­imé. Je donne vie à la mar­i­on­nette. Mais je fais aus­si en sorte quelle rede­vi­enne un objet. De la vie à la mort, du mou­ve­ment à l’immobilité. Je trou­ve que les hommes et les mar­i­on­nettes se ressem­blent beau­coup. Ce qui m’intéresse, c’est de jouer dans cette zone fron­tière. Je marche et je danse sur elle.

RP. : La pre­mière image de MIROKU nous mon­tre la mar­i­on­nette qui tient une tête aux cheveux blancs sous son bras. Et cette tête qui repro­duit trait pour trait votre vis­age est très réal­iste. À la dif­férence de celle de la mar­i­on­nette qui ressem­ble davan­tage à un masque de nô. Il y a donc trois degrés de réal­ité sur scène : celle de l’acteur – vous-même –, celle de la mar­i­on­nette qui doit nous appa­raître comme vivante et celle de la tête qui repro­duit votre image.

HO. : La tête est un objet. Le vis­age de la mar­i­on­nette est effec­tive­ment celui d’un masque de nô, chargé de sig­ni­fi­ca­tions sym­bol­iques. Je joue il est vrai sur ces trois niveaux, faisant pass­er de l’animé à l’inanimé, de la vie à la mort, tan­tôt la tête, tan­tôt la mar­i­on­nette, tan­tôt mon corps. Je joue aus­si avec mon corps comme s’il était une mar­i­on­nette. La vie et la mort changent con­stam­ment de lieu.

HM. : Par­fois il ne s’agit plus seule­ment d’illusion, mais de truquage dans MIROKU DENSHO. Ce que l’on voit sur scène n’est pas vrai. L’homme devient femme, la femme devient homme, la mar­i­on­nette devient un acteur, l’acteur devient une mar­i­on­nette… C’est à mon avis une con­cep­tion de la réal­ité totale­ment boud­dhiste : être tout à la fois en même temps.

RP. : Quels sont vos pro­jets à venir ?

HO. : En vérité je ne pense à aucun nou­veau pro­jet con­crète­ment. Car je crois qu’il me faut dévelop­per encore ce dernier spec­ta­cle.

Ce qui m’intéresse, c’est d’observer les niveaux ténus et les infimes illu­sions qui nous accom­pa­g­nent dans le quo­ti­di­en. C’est sur cela que porteront, je crois, mes prochaines recherch­es. J’ai aus­si envie d’écrire des spec­ta­cles que d’autres gens, plus jeunes, joueraient et que je dirig­erais.

RP. : Voyez-vous des liens entre votre tra­vail et celui d’autres mar­i­on­net­tistes européens ?

HO. : C’est une ques­tion très dif­fi­cile. Ce qui me frappe en Europe, c’est que les mar­i­on­net­tistes manip­u­lent le plus sou­vent à vue, sans capu­chon noir pour les mas­quer comme nous le faisons dans le bun­raku. Au Japon, ça n’existe pas. Dans cer­tains spec­ta­cles en Europe, les acteurs dansent autour d’une mar­i­on­nette immo­bile. Et c’est encore du théâtre de mar­i­on­nette. Je trou­ve ça très pas­sion­nant. Ce que m’a d’abord apporté le tra­vail des mar­i­on­net­tistes occi­den­taux, c’est d’oser mon­tr­er mon corps en tant qu’acteur.

Pro­pos recueil­lis par Roman Pas­ka et traduits de l’anglais par Julie Bir­mant.

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Hoichi Okamoto
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Roman Paska
Roman Paska est auteur, marionnettiste et metteur en scène. Il dirige l’Institut International de la...Plus d'info
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