ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Selon vous quelle place la marionnette occupe-t-elle dans le paysage théâtral ?
Grégoire Callies : Je peux parler en tout cas de ce qui se passe à Strasbourg où je dirige le TJP, qui, traditionnellement, fait de la marionnette, puisqu’il organise depuis sa création, tous les deux ans, le Festival des Giboulées. C’est pourquoi, chez nous, le critère de choix de la programmation ne se fait pas sur le genre. Il nous faut aussi penser en termes de jauge, et les spectacles de marionnettes que l’on peut accueillir dans la grande salle sont rares.
A. T. : Comment s’explique selon vous la tendance à cantonner la marionnette au Jeune Public ?
G.C. : Il y a toujours eu en France des compagnies de marionnettes pour créer des spectacles tout public à côté de spectacles jeune public, mais seuls se vendent les spectacles pour enfants. C’est la nécessité économique qui perpétue le cantonnement. La situation est différente en Italie ou en Allemagne : ils ont des réseaux de marionnettes pour adultes ce qui s’explique historiquement parce que de forts courants d’art moderne, le Bauhaus par exemple, ont entraîné avec eux la marionnette. En France, dans les années 20, Éric Satie compose des musiques pour des spectacles de marionnettes, Picasso peint des décors pour marionnettes, Paul Klee fabrique des marionnettes… Il n’y avait pas du tout cet ostracisme. Et dans les années trente, plus rien. Quelle en est la raison ? Je ne sais pas mais telle est la situation : en France on a tendance à assimiler les marionnettes à Guignol, et à les destiner aux enfants. Cela est en train de changer. Lentement, aussi parce que beaucoup de marionnettistes ont du mal à acquérir un réflexe d’ouverture : ils ont à la fois envie d’être reconnus et ne s’en donnent pas toujours les moyens. Nous avons par exemple du mal à laisser entrer dans le milieu la critique professionnelle, par peur, sans doute, d’avoir à se remettre en question. Mais il est vrai qu’il y a une toute nouvelle génération de compagnies venues souvent du théâtre qui se protège moins, qui a davantage envie d’avoir des retours critiques, de sortir des festivals spécialisés. Je pense à des compagnies comme le Clastic Théâtre de François Lazaro, le Théâtre de l’Arc en terre de Massimo Shuster, à Amoros et Augustin, à d’autres qui mélangent les formes, se heurtent à l’écriture contemporaine, prennent des risques.
A. T. : Le changement est-il simplement dû à l’accession d’esprits éclairés à la tête d’institutions théâtrales ou aurait-il une cause plus profonde ?
G. C. : J’ai l’impression que le théâtre d’objet et de marionnette est peut-être encore plus pertinent main- tenant qu’il y a quarante ou cinquante ans. Je lierais ce changement à la naissance de nouveaux concepts, de nouvelles pensées, à celle de Deleuze, de Foucault, à l’évolution même de la philosophie contemporaine. Est-ce que ce n’est pas tout simplement lié à la réflexion sur le retour de la barbarie, à la fin d’un certain humanisme, à une manière de considérer autrement le poids de la vie et le rôle de la mort ? Car la marionnette ne parle que de ça, du rapport entre la vie et la mort. Cela ne correspond-il pas aussi à notre besoin d’interroger notre pouvoir de créer littéralement la vie, d’être démiurge ? Ces questionnements sont immédiatement transmissibles en marionnettes. De mon point de vue, ce que sert très bien la marionnette ce sont les aphorismes. Tout ce qui est de l’ordre du symbolique, elle va le transmettre de manière directe. C’est pourquoi une pièce comme LÉONCE ET LÉNA se prêtait si bien à une adaptation pour marionnettes. C’est une succession de pensées, qui sont parfois accolées les unes aux autres. Büchner a écrit sa pièce dans l’urgence, en trois semaines… et ne revendique pas avoir fait œuvre littéraire.
A. T. : Associez-vous acteurs et marionnettes, ou bien séparez-vous les genres dans vos propres productions ?
G. C. : Dans LÉONCE ET LÉNA, il y a un prologue et un épilogue avec deux acteurs, sinon tout le spectacle est en marionnettes. Le prologue donne la règle du jeu : il raconte que ce n’est pas seulement un spectacle de marionnettes, mais l’histoire de deux individus ( joués par Marie Vitez et moi-même ) qui – racontent une histoire, peut-être contraints de le faire ad vitam æternam parce qu’ils auraient prétendu gagner leur pain à la sueur de leur front et que Büchner avait déclaré ceux-là nuisibles à la société …