La voix de la main

La voix de la main

Le 22 Nov 1983

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Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Après une pre­mière aven­ture avec le mar­i­on­net­tiste et met­teur en scène François Lazaro, à pro­pos de ma pièce ENTRE CHIEN ET LOUP1, je me suis plongé, avec lui, à cor et à cri, dans l’univers de l’objet, de la poupée, du man­nequin et de la pro­thèse avec PAROLES MORTES OU LETTRES DE POLOGNE2. Ain­si j’ai pris goût à la voix de la main manip­ulée. Pourquoi ?

La main

Parce qu’elle est un objet ani­mé. Seule sa manipu- lation la crée. Comme un jardin de fleurs, elle est l’inanimé vivant. Corps à cinq pattes, les mem­bres de la main sont clas­tiques3. Les cheveux, pos­tich­es. Le cœur, froid. L’insémination, impos­si­ble. La matière, syn­thé­tique. Les tis­sus, odor­ants. For­mée par la pen­sée humaine, elle par­le un lan­gage de sourds fondé sur une langue de signes manuels. Elle ne sert à rien en ce sens qu’elle n’est pas utile au dis­cours. Son charme est non néces­saire. Nul n’a besoin de son exis­tence. Lente, affec­tée, feinte ou vive, elle n’est pas véri­ta­ble. Arti­fi­cielle, elle représente les frac­tures de la voix, brisée, érodée : ce qui reste quand il ne reste rien. Défor­ma­tion d’une machine anatomique, le corps, elle est démontable comme une chose clas­tique. Celui qui la bat, l’écrase, l’escamote ne parvient pas à la faire taire. Tou­jours elle resur­git pour par­ler à tra­vers ses pos­tures. Par son geste, elle le dit.

La main dit

Qu’est-ce qu’elle dit ? Voici, deux ou trois choses que nous avons essayé de mon­tr­er et de dire avec le corps de la main dans PAROLES MORTES.

Exis­ter avant même d’avoir été.
Être le chef sans le savoir.
Vouloir pren­dre la parole à la place de sa mère.
Ten­ter une con­férence sur Kaf­ka dont on ignore tout.
Pro­pos­er un mes­sage d’espoir sans jamais l’énoncer.
Com­par­er le com­mu­nisme à une mar­que de bière.
Dire « mer­ci » surtout quand ça fait mal.
Se rat­tach­er à un arbre généalogique imag­i­naire.
Fab­ri­quer une nou­velle Tour de Babel.
Penser descen­dre de Dieu.
S’estropier pour un dol­lar de plus.
Inter­roger une chose morte par la tor­ture.
Sauver un objet dérisoire au risque de sa vie.
Être dévoré par une nature morte.
Devenir pris­on­nier de sa pro­pre parole.
Opér­er un bou­quet de fleurs dans le but de le guérir.
Pren­dre des bom­bardiers pour des mous­tiques.
S’effondrer pour un ongle cassé.
Se con­sid­ér­er comme une opéra­tion du Saint-Esprit.
Jouer du trom­bone au moyen d’un aspi­ra­teur.
Pra­ti­quer à la hache l’autopsie d’une pro­thèse.
Ne pas savoir ce qu’est le sens pro­pre ni le sens fig­uré.
Pré­par­er l’entrée du Christ à Brux­elles.
Man­i­fester pour man­i­fester.
Courir après per­du.
Se dis­simuler aux yeux de la police.
Préfér­er les sourds muets aux ani­maux par­lants.
Vio­l­er les jour­naux.
Se faire du mal pour pren­dre son pied.
Dénon­cer à vue de nez les guer­res aveu­gles.
Mourir de vivre.
Se réjouir de tout et de rien.
Se mir­er dans une alou­ette.
Couch­er avec une bombe.
Souf­frir d’une frac­ture sociale.
Par­tir en Pologne c’est-à-dire nulle part.

Ain­si la main est un corps à dire. Qui la manip­ule a la main dans le corps.

Avoir la main dans le corps

Dans PAROLES MORTES la main est con­tre moi mais aus­si près de moi. Ma main me tue. Ma main m’étouffe. Ma main me bat. Ma main me veut. Ma main me prend. Ma main me baise. Ma main, ma bouche. Ma main, mon crâne. Ma main, mes dents. Ma main, mes os.
Ma main me casse. Ma main me tire. Ma main me rythme. Ma main une bouche. Ma main pleure. Ma main, non. Ma main, si. Ma main, s’il te plaît. Ma main papi­er. Ma main accrochée. Ma main, cheveu. Ma main avale. Ma main cav­ale. Ma main s’emballe. Ma main mendie. Ma main psaume. Ma main souf­fre. Ma main haine. Ma main aime. Ma main glisse. Ma main brise. Ma main pour résoudre. Ma main pour vain­cre. Ma main pour foudre. Ma main pour poing. Ma main pour pied. Ma main pour cœur. Ma main pour vie. Ma main s’efface. Ma main attache. Ma main replie. Ma main décide. Ma main masque. Ma main me meurt. Séparée de mon organ­isme, elle pos­sède la lib­erté d’une pro­thèse échap­pée du corps auquel elle était attachée.

Dans le corps de la prothèse
PAROLES MORTES, de Daniel Lemahieu, mise en scène François Lazaro. Photo François Lazaro.
PAROLES MORTES, de Daniel Lemahieu, mise en scène François Lazaro. Pho­to François Lazaro.

Ceci est beau comme la ren­con­tre for­tu­ite sur une table de dis­sec­tion d’une pro­thèse de jambe et d’une pro­thèse de main. La main-pro­thèse est tout. Elle fait tout. Elle lévite et sup­prime toute psy­cholo­gie sans rompre avec l’imaginaire instal­lé au poste de com­man­de­ment. La pro­thèse ressem­ble à une stat­ue ou une machine de terre que le manip­u­la­teur forme exprès pour la ren­dre plus sem­blable à nous qu’il est pos­si­ble. La par­tie se donne pour le tout. Nous pen­sons être vivants. Nous ne sommes que pro­thès­es. Le manip­u­la­teur donne, au dehors, à la pro­thèse, la couleur et la fig­ure de tous nos mem­bres et met aus­si, au-dedans, toutes les pièces req­ui­s­es pour faire qu’elle marche, mange, respire et enfin qu’elle imite nos mou­ve­ments.
La con­struc­tion d’une telle machine sup­pose un orig­i­nal vital, un don­né organique préal­able. La machine du mar­i­on­net­tiste, c’est la machine recon­stru­ite par lui pour dire que le vivant n’est qu’artifice et nos langues faux-sem­blants. Pourquoi ?

À force de ressass­er des mes­sages d’information vides de sens, nous nous sommes déshabitués à la force des mots. Nos paroles sont mortes ? Et nos mots des bouteilles bal­ancées dans les mers pol­luées de nos indif­férences. La langue des mains peut-elle devenir le nou­v­el éten­dard d’un théâtre com­bat­tant ? Peut-être. À con­di­tion que les images pro­duites par ces langues de mains nous touchent à l’intérieur comme à l’extérieur de nos têtes et de nos corps, fatigués d’être détournés et retournés par des mes­sages qui n’ont ni sens dessus, ni sens dessous. Paroles mortes ou voix de la main ? Le chemin est tracé.

  1. De Daniel Lemahieu. Créa­tion : Clas­tic Théâtre, Com­pag­nie François Lazaro, Fes­ti­val d’Avignon 1994. ↩︎
  2. De François Lazaro et Daniel Lemahieu pour sept comé­di­ens, mar­i­on­nettes et pro­thès­es. Mise en scène : François Lazaro. ↩︎
  3. Clas­tique se dit des traces, de frac­tures provo­quées par l’érosion ; se dit aus­si de pièces anatomiques arti­fi­cielles démonta­bles. Le squelette des class­es de sci­ences naturelles et des amphithéâtres de médecine, sur lequel s’exercent les étu­di­ants, est un squelette clas­tique. ↩︎

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Daniel Lemahieu
Daniel Lemahieu est l’auteur d’une vingtaine de pièces de théâtre dont USINAGE, DJEBELS, NAZEBROCK ou...Plus d'info
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