Richard Squires : Roman Paska voulait avoir votre point de vue sur la marionnette et sur le théâtre en général. Il lui semblait que vous aviez dit des personnages de Bob Wilson qu’ils évoluaient un peu comme des marionnettes.
Laurie Anderson : Je suis assez d’accord avec cette idée, mais je ne me rappelle pas avoir dit ça. Les personnages de Wilson m’évoquent d’ailleurs plutôt l’automate que la marionnette. Ils font des mouvements en boucle, des choses répétitives, par opposition aux gestes de la vie réelle.
D’ailleurs, il y a un mouvement en boucle que j’ai beaucoup aimé dans un spectacle de Bob Wilson. Un Anglais et une Indienne, aux deux extrémités de la scène, s’avancent lentement l’un vers l’autre. Lui porte un chapeau melon et un parapluie. Quand ils se croisent, elle tombe. Il la relève très courtoisement, l’aide à se remettre debout. Puis ils s’en vont chacun de leur côté. À nouveau, ils avancent l’un vers l’autre et elle tombe encore. Il la relève un peu plus vite cette fois. Le même scénario se reproduit cinquante fois. Au bout de vingt-cinq fois, il s’énerve. À la cinquantième fois, il la frappe. Cette scène donne une image des relations qu’entretiennent les Britanniques et les Indiens, les hommes et les femmes. Une image très élégante… Comment la galanterie se transforme en brutalité…
R. S.: …quand on doit refaire indéfiniment la même chose.
L. A. : Étaient-ils des marionnettes ? Je crois que oui, d’une certaine façon. En même temps, je trouve ces mouvements superstylisés. Mais j’adore les marion- nettes parce qu’elles font peur à voir. J’en ai beaucoup fabriqué quand j’étais petite. J’ai commencé à m’y intéresser vraiment vers l’âge de douze ans, lors d’un stage de musique. Je fabriquais des marionnettes avec des marrons, avec des pommes pour les têtes…
Je faisais aussi des petits objets avec la nourriture pour passer le temps à table. Encore aujourd’hui, je fabrique des marionnettes avec des boulettes de pain quand je m’ennuie dans les dîners.
R. S. : Vous avez monté des spectacles avec ces marionnettes ?
L. A. : Pendant le stage de musique, je me rappelle avoir fait une marionnette du docteur Vadi, le directeur du stage. Elle lui ressemblait à la perfection. J’ai monté quelques spectacles de marionnettes assez impertinents. On m’a accusée de manquer de respect pour le docteur Vadi et je me suis fait confisquer la marionnette.
R. S. : En quoi était-elle ?
L. A. : Une pomme pour la tête et le reste sculpté dans du bois de pin. Je lui avais confectionné des vêtements. C’était une marionnette à fils.
R. S. : Donc vous tiriez les ficelles.
L. A. : Surtout celles du chef d’or- chestre. Parce qu’il était chef d’orchestre. En fait, c’est du dessin animé dans l’espace à trois dimensions.
Je vais vous en montrer une qui n’est pas mal. (Bruits divers.) Il me faut deux ou trois bricoles. Pour celle-là, on prend juste un rouge à lèvres et une serviette de table … Voilà. L’horreur ! Une petite créature laide comme un gnome.
R. S. : Elle a l’air triste, cette petite dame.
L. A. : Je ne sais pas pourquoi elle ressemble à une petite dame. Sans doute à cause du chapeau et du foulard. Et peut-être aussi à cause de la vilaine petite bouche en cul de poule.
R. S. : Vous avez déjà eu envie de monter un spectacle de marionnettes pour un vrai public ?
L. A. : Je n’ai jamais eu de vrai public. Non, je n’y ai pas pensé, quoique… Ce doit être à cause des dimensions. En fait, j’ai utilisé des marionnettes, ou plus exactement de petits mannequins. J’avais un mannequin créé à mon image.
R. S. : Celui de la vidéo ?
L. A. : Non, un mannequin dans l’espace à trois dimensions. C’était très agréable. Je m’en suis servie pour des performances à Philadelphie.
R. S. : Pour lui laisser faire le travail à votre place ?
L. A. : Si on veut, oui. Et puis j’aimais bien le décalage des dimensions. Je travaillais avec un contrebassiste qui était très grand. Quel duo ! Les lumières s’allumaient brusquement. On avait ce grand gaillard de plus d’un mètre quatre-vingts qui jouait de la contrebasse et cette petite personne de soixante centimètres qui jouait du violon, avec des accords différents. (Elle imite un grincement de violon.) Seulement, je ne suis pas vraiment ventriloque. Ce n’était pas trop grave parce que je me cachais derrière le mannequin pour le faire parler. Il lisait les critiques de la perfor- mance de la veille, blaguait un peu et se mettait à jouer du violon. Je ne voyais pas bien sa bouche, puisque j’étais derrière. Elle se bloquait tout le temps en position ouverte pendant que la voix continuait. Comme un grand cri muet : Âââââ !
R. S. : Pendant ce temps, vous disiez le texte.
L. A. : Ces marionnettes sont démoniaques, horribles, atroces.
R. S. : Moi, ce que j’aime, c’est qu’au bout d’un quart d’heure, devant un bon spectacle, on finit par oublier que ce sont des marionnettes.
L. A. : Cela ne m’est jamais arrivé, de voir un spectacle de marionnettes où j’oubliais que j’avais affaire à des marionnettes. Je n’ai jamais vu non plus aucune pièce de théâtre où j’oubliais que j’avais affaire à des acteurs.