Lettre au Groupov

Lettre au Groupov

Le 28 Avr 2001
Yolande Mukagasana, Jean-Marie Muyango et les musiciens, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Yolande Mukagasana, Jean-Marie Muyango et les musiciens, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.

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Yolande Mukagasana, Jean-Marie Muyango et les musiciens, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Yolande Mukagasana, Jean-Marie Muyango et les musiciens, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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PARIS, LE 29 JANVIER et les jours qui suiv­ent.

Après avoir vu RWANDA 94 à Rungis…
Telle­ment besoin de vous ques­tion­ner.
Besoin de vous dire aus­si…
Ce moment que j’ai vécu – car il s’agit bien de vivre.

Ce soir-là je suis allée au théâtre.
Je ne savais pas que le monde serait là aus­si.
Et moi dans le monde…

Musique. Mélodie hési­tante et inquié­tante.
Mais peut-être suis-je inquiète indépen­dam­ment de la musique. Plus elle se pro­longe, plus l’angoisse aug­mente. Pourquoi tout ce temps de pré­pa­ra­tion ? Qu’allez-vous nous faire subir ?Mais par­lez donc !
La fic­tion per­met-elle d’échapper à la réal­ité ? Est-elle là pour la servir ?
« Je ne suis pas comé­di­enne », me répond-elle…
« Il était une fois ce que j’ai vécu. »
Une femme sur une chaise, une parole vraie, la foule qui l’écoute. Déjà nous ne sommes plus seule­ment spec­ta­teurs, nous sommes aus­si témoins muets de l’horreur.

Elle se lève, elle lève la main, elle jure. Je voudrais lui répon­dre que je ne peux que croire tout ce qu’elle dit, mais ce silence dans la salle me glace. Est-il trop tard pour répon­dre ? A‑t-on déjà vu au théâtre quelqu’un se lever pour ras­sur­er celui qui est sur scène : mais oui, je vous crois ! D’habitude, dans la salle et sur scène, on s’accorde pour­tant d’office sur ce point : pour un instant, faisons tous sem­blant de croire que tout ceci est vrai, tout en étant con­scients que ce n’est qu’un jeu.
Ici, pas de mas­ca­rade ?

Les images envahissent ma tête. Quel courage. Quelle hor­reur.

Heureuse­ment, elle est loin. Tous ces spec­ta­teurs devant moi me pro­tè­gent et me cachent, garde-fou. Elle et moi, nous ne sommes pas dans le même espace.
Pas dans le même monde ?
Puis d’autres sur­gis­sent. Partout autour de moi. Mais com­bi­en sont-ils ? Quoi, eux aus­si ? Une his­toire était pos­si­ble à enten­dre, mais pas toutes ces voix ( comme si je pou­vais encore croire que ce géno­cide n’était que celui de la famille d’une seule femme…).
Je n’arrive plus à écouter, je ne veux pas… Lais­sez- moi tran­quille, je suis au théâtre!… Com­ment trou­ver une échap­pa­toire ?

Et si c’était des comé­di­ens, s’ils réc­i­taient le témoignage d’un autre ? Cette idée me soulage quelques sec­on­des. Ils sont un peu acteurs, je suis un peu spec­ta­trice.
Ouf, je suis un peu au théâtre. Oh, quel beau décor ! Quel para­doxe… Autre­fois on cher­chait des moyens d’introduire une dis­tance au théâtre pour que le spec­ta­teur ne se laisse plus pren­dre au piège de la fic­tion.
Aujourd’hui c’est par des indices de fic­tion que j’essaye de me dis­tanci­er de la réal­ité.
Et ça marche… Pourquoi ce soulage­ment ?
Il me dégoûte.
Ces témoignages, s’ils ne sont pas directe­ment les leurs, n’en sont-ils pas moins vrais ? Je n’ai pas le droit d’être sourde, d’essayer de m’échapper. Alors j’écoute cet homme. Il est si proche…

Les mots, les chants, tout me pénètre. Mes dernières résis­tances, mes dernières bar­rières s’effondrent. Résis­tances de celle qui veut savoir, mais pas trop. Bar­rières que j’avais posées en tant que spec­ta­trice. Cha­cun de son côté. Vous envahissez mon espace et tout mon corps en même temps. Je ne suis plus à l’abri. J’écoute cet homme, mais je ne vois plus rien.
Je pleure.

Je ne pour­rai pas tenir tout le spec­ta­cle (mais tenir quoi ? mon masque, mon indif­férence, mon insen­si­bil­ité ?).

Ai-je déjà pleuré dans un siège de spec­ta­teur ? Je ne me sou­viens pas. De toute façon, ce ne sont pas des larmes de spec­ta­teur pris dans la fic­tion. Ce sont de vraies larmes. Je suis prise au piège de la vie, ou plutôt de la mort.

Com­ment pour­rais-je m’arrêter ?
Une fic­tion vient à mon sec­ours avec ses gros sabots. Mais qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce que c’est que cette fausse présen­ta­trice ? La colère me prend. Ces fan­tômes ! Ça ne tient pas debout ! Qu’est-ce que ces acteurs vien­nent foutre ici ? Ils n’ont rien à faire là. Ren­trez sur vos scènes futiles avec votre théâtre ! Lais­sez nous encore enten­dre la vérité !…

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Claire Ruffin
Claire Ruffin participe à la mise en scène et à l’écriture de plusieurs spectacles à...Plus d'info
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