Discours de réception du « Prix Sonning » Université de Copenhague, 19 avril 2000
Non classé

Discours de réception du « Prix Sonning » Université de Copenhague, 19 avril 2000

Le 10 Jan 2001
Acteurs de l’Odin Teatret dans SALLES DU PALAIS DE L'EMPEREUR, Perou 1988. Photo Tony D'Urso.
Acteurs de l’Odin Teatret dans SALLES DU PALAIS DE L'EMPEREUR, Perou 1988. Photo Tony D'Urso.

A

rticle réservé aux abonné·es
Acteurs de l’Odin Teatret dans SALLES DU PALAIS DE L'EMPEREUR, Perou 1988. Photo Tony D'Urso.
Acteurs de l’Odin Teatret dans SALLES DU PALAIS DE L'EMPEREUR, Perou 1988. Photo Tony D'Urso.
Article publié pour le numéro
Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
69
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Chers amis,

JE VOUDRAIS com­mencer par un rêve. Il y a un homme attaché à un poteau, sur la ter­rasse d’un tem­ple. Il essaye de se libér­er. En vain. Il s’obstine. Des sphères de verre tombent de ses yeux et se brisent au sol en mille éclats. Deux jaguars dressés sur leurs pattes de der­rière s’avancent, dansent sur les éclats de cristal, et leurs pieds — pieds humains et non pattes de jaguar — lais­sent sur la terre des traces de sang. Soudain l’un des jaguars enfonce un silex pointu dans le cœur du pris­on­nier. De la blessure ce n’est pas le sang qui jail­lit, mais un livre ardent, puis un sec­ond livre, et un troisième et une foule d’autres, des dizaines, des cen­taines de livres en flammes qui s’entassent en un bûch­er gigan­tesque aux pieds de l’homme attaché à son poteau. 

L’homme qui fait ce rêve s’ap­pelle Kien ; c’est un intel­lectuel, quelqu’un qui aime les livres. Dans l’agitation de son rêve il hurle au pris­on­nier : « Referme ta poitrine, referme ta poitrine ». La vic­time l’entend et par un effort surhu­main elle arrache ses liens, porte les mains à sa blessure, l’écarte davan­tage encore et une avalanche de livres en flammes s’en échappe. 

Le dormeur ne peut sup­port­er cette vision, il se pré­cip­ite dans son rêve, saute dans le bûch­er pour sauver les livres qui se réduisent en cen­dres. Il est aveuglé par les flammes ; des cen­taines de per­son­nes hurlant d’affolement et de douleur s’emparent de lui et l’’empêchent d’emporter Les livres. Il s’arrache à leurs mains qui l’agrippent, il les insulte, il fuit loin des flammes. Hors de dan­ger, il voit tous ces êtres se chang­er lente­ment en livres qui se con­sument en silence, comme des héros ou des mar­tyrs. 

Kien, l’auteur de ce rêve, est le pro­tag­o­niste d’un roman d’Elias Canet­ti, un juif né en Bul­gar­ie, qui a fait ses études en Alle­magne et écrit en Angleterre les œuvres qui lui ont valu le prix Nobel. C’est ce même Canet­ti qui vers la fin de sa vie affir­mait qu’on n’habite pas un pays mais une langue. Que reste-t-il pour­tant d’un indi­vidu qui a per­du et son pays et sa langue ?Peut-être l’essen­tiel. Et quel est l’essentiel pour nous de l’Odin Teatret qui ne pou­vons être iden­ti­fiés ni à un pays ni à une langue ? 

Par com­mod­ité ou par con­ven­tion, les prix sont sou­vent décernés à une per­son­ne, et donc liés à un nom. Mais der­rière ce nom se cache un micro­cosme com­pos­ite qui vit et agit. La per­son­ne et le nom sont la par­tie vis­i­ble de l’iceberg alors que reste caché le socle com­pact, ce réseau com­plexe de rela­tions, col­lab­o­ra­tions, affinités, échanges et ten­sions qui con­stituent un organ­isme vivant, lequel sil­lonne les courants du temps, les suiv­ant par­fois, par­fois les refu­sant, mais tou­jours après avoir pris posi­tion. 

C’est à cet ice­berg qu’a été décerné le prix Son­ning. C’est à l’Odin Teatret tout entier, à ce groupe d’hommes et de femmes issus de nations, cul­tures, reli­gions et langues dif­férentes que l’Université de Copen­h­ague attribue l’hon­neur et l’argent en recon­nais­sance de son tra­vail. 

Mais cet ice­berg compte plus de facettes que le nom­bre de ceux qui ont fait ou qui font par­tie de l’Odin Teatret. Il inclut aus­si les respon­s­ables poli­tiques d’Hol­ste­bro qui nous ont accueil­lis quand nous étions si petits que nous auri­ons pu pass­er par le chas d’une aigu­ille, quand nous étions jeunes et anonymes, à une époque où être jeune n’était pas un signe de vital­ité et de créa­tiv­ité poten­tielle, mais sim­ple­ment syn­onyme d’inexpérience. C’est à l’Odin Teatret tout entier et aux respon­s­ables de la munic­i­pal­ité d’Hol­ste­bro qui l’ont pro­tégé pen­dant 35 ans que revient aujourd’hui ce prix pres­tigieux. 

L’essen­tiel émerge tou­jours à cause d’une pri­va­tion. Notre orig­ine a été mar­quée par un manque, une exclu­sion. Pour l’Odin Teatret l’ex­clu­sion fut dou­ble. Nous voulions faire du théâtre, entr­er dans le milieu et dans l’histoire du méti­er, et cela nous fut inter­dit car on nous con­sid­érait comme incom­pé­tents, inca­pables, inaptes à devenir acteurs ou met­teurs en scène. À cette époque, en 1964, il n’ex­is­tait aucun groupe de théâtre ni cul­ture théâ­trale alter­na­tive dont nous auri­ons pu nous inspir­er, aux­quels nous auri­ons pu nous inté­gr­er. Nous étions exclus. Le théâtre était pour nous une néces­sité, mais per­son­ne n’avait frap­pé à notre porte pour nous deman­der de devenir des artistes parce que le monde avait besoin de nous. Nous avons assumé les con­séquences de cette sit­u­a­tion :Le théâtre n’était néces­saire que pour nous et il nous fal­lait donc le pay­er de notre poche. 

Telle est l’origine de l’Odin Teatret en Norvège : un minus­cule théâtre ama­teur qui rêve de devenir pro­fes­sion­nel, tout juste cinq per­son­nes qui doivent appren­dre, sans aucune aide, l’essen­tiel de l’ar­ti­sanat théâ­tral, seules, hors de la géo­gra­phie du théâtre alors recon­nu et recon­naiss­able. 

Quelque deux ans plus tard, ce tout petit groupe se trans­porte au Dane­mark, accep­tant l’of­fre incroy­able de la munic­i­pal­ité d’Hol­ste­bro. C’é­tait la pre­mière fois que des « adultes », et qui plus est des respon­s­ables poli­tiques, nous regar­daient en face, don­nant ain­si une valeur à ce que nous fai­sions. Pour la pre­mière fois nous avions le sen­ti­ment d’avoir un sens pour d’autres. 

Notre trans­fert à Hol­ste­bro fut pour nous une muti­la­tion car nous par­lions une langue étrangère. Nous fûmes privés de la parole qui était alors le moyen de com­mu­ni­ca­tion essen­tiel au théâtre. En Norvège nous étions un groupe de théâtre norvégien, con­sti­tué d’ac­teurs norvégiens — et d’un auteur norvégien, Jens Bjürneboe —, qui jouaient pour des spec­ta­teurs norvégiens. À Hol­ste­bro nous deve­nions un groupe scan­di­nave, avec des acteurs venus de Suède, de Norvège, de Fin­lande et du Dane­mark et qui avaient beau­coup de mal à com­mu­ni­quer par la parole avec leurs spec­ta­teurs. On ne peut pas com­pren­dre l’histoire de l’‘Odin Teatret si l’on ne tient pas compte de ces deux exclu­sions : le refus du milieu théâ­tral et l’amputation de la langue. Cette sit­u­a­tion d’infériorité et cette muti­la­tion dev­in­rent notre fierté et notre force. Nous étions à nou­veau face à cette inter­ro­ga­tion : où pou­vions-nous appren­dre l’essen­tiel ? Les vivants ne voulaient pas, ne pou­vaient pas. À qui devions-nous nous adress­er ? 

Le théâtre devint le Lieu où les vivants ren­con­traient les non-vivants. Pas seule­ment les morts, mais ceux qui n’é­taient pas encore nés. C’est à eux qu’il faut s’adress­er quand le présent te dédaigne. Tu peux alors par­ler avec assur­ance, avec des cris et des silences, aux frères aînés qui t’ont précédé et aux frères cadets qui te suiv­ront, à ceux qui ont déjà vécu cette expéri­ence et à ceux qui ren­con­treront les sit­u­a­tions où tu te trou­ves : rail­lé par l’e­sprit du temps, seul face à l’in­dif­férence de la société et à la froideur du méti­er. 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Non classé
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
#69
mai 2025

Jean Louvet

Précédent
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total