De l’apprentissage à l’apprentissage

Non classé

De l’apprentissage à l’apprentissage

Le 26 Déc 2001
Ariane Mnouchkine et Georges Banu. Photo Laure Vasconi
Ariane Mnouchkine et Georges Banu. Photo Laure Vasconi
Ariane Mnouchkine et Georges Banu. Photo Laure Vasconi
Ariane Mnouchkine et Georges Banu. Photo Laure Vasconi
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

GEORGES BANU : Tu dis sou­vent : à pro­pos du Théâtre du Soleil « Nous nous met­tons à l’é­cole … de la Com­me­dia del­l’Arte, de l’Ori­ent … Cette volon­té de se met­tre à l’é­cole d’une forme appa­raît comme un motif récur­rent qui témoigne du désir d’ac­céder, grâce à l’ex­péri­ence de for­ma­tion, à quelque chose d’autre, enrichissant. Est-ce que cette volon­té de se met­tre à l’é­cole est liée à ton pro­pre intérêt, à la néces­sité du tra­vail du groupe ? Car, au fond, le groupe, dès le début, s’est mis à l’é­cole du théâtre, tout seul. Quelle est la place de cette exi­gence d’é­cole — non pas d’une école insti­tu­tion­nelle, mais de l’é­cole des grandes formes ?

Ari­ane Mnoutchkine : Ou des grands maîtres ! On dis­ait cela aus­si pour Shake­speare, pour Eschyle, ou Euripi­de … Je pense que c’est une cer­taine idée du bon­heur, l’é­cole, l’ap­pren­tis­sage. J’ai une han­tise : l’idée que l’é­cole serait finie, que l’on devrait atten­dre de moi que je sache, et qu’il n’y aurait donc plus d’aven­ture, qu’il n’y aurait plus ce con­ti­nent mys­térieux encore non décou­vert, ou en tout cas tou­jours à redé­cou­vrir, qu’est pour moi le théâtre. Au fond, je me suis reposé la ques­tion d’une façon un petit peu oppres­sante, et je crois que lorsqu’on dit « On se met à l’é­cole », ce n’est pas du tout par mod­estie. C’est très ambitieux ; quand on dit qu’on se met à l’é­cole de Shake­speare, quelle arro­gance ! Cela veut dire essay­er de com­pren­dre, génie mis à part, com­ment il tra­vail­lait, com­ment il a fait pour racon­ter son temps, pour faire du théâtre … C’est la même chose avec tous les grands poètes de la scène. Et c’est la même chose avec les grandes formes, quand on se met à l’é­cole de la Com­me­dia del­l’Arte, à l’é­cole d’une forme. Cela veut dire qu’on va essay­er de décou­vrir une forme, de la pren­dre comme des enfants : comme un out­il beau­coup trop lourd pour nous, et ten­ter de com­pren­dre com­ment, avec cet out­il, on peut faire quelque chose non pas de sem­blable à ce que per­met cet out­il dans un pays ou un con­ti­nent don­né, mais dont l’u­ni­versel de ce qu’il per­met de faire va peut-être nous être un peu révélé, décou­vert. Donc, quand le Théâtre du Soleil dit : « On se met à l’é­cole », je crois que c’est pour s’en­gager dans une aven­ture dan­gereuse — psy­chologique­ment, affec­tive­ment, artis­tique­ment, et matérielle­ment par­fois. Ce n’est pas du tout de la mod­estie, c’est peut-être une cer­taine humil­ité, quand on y arrive, mais je crois que cela vient d’un esprit d’aven­ture.

G. B. : D’une cer­taine manière, se met­tre à l’é­cole, c’est aller dans des con­ti­nents que vous ignorez, que vous allez explor­er, toi et l’équipe, et que vous allez ensuite inté­gr­er dans votre pro­pre pra­tique ?

A. M. : Ces con­ti­nents inex­plorés ne sont pas for­cé­ment tou­jours des con­ti­nents du globe ter­restre ; ils peu­vent être aus­si, évidem­ment, des con­ti­nents intérieurs, que nous aurons à recon­naître.

G. B. : Une chose assez impor­tante, et peut-être peu con­nue, est qu’à un moment don­né, quand le Théâtre du Soleil s’est con­sti­tué, vous vous êtes retirés plusieurs mois aux Salines d’Arc-et-Senans pour tra­vailler, pour con­stituer votre cul­ture de groupe. Est-ce qu’on peut assim­i­l­er la for­ma­tion avec la péd­a­gogie du groupe ?

A. M. : Nous n’en savions rien. En réal­ité c’est qu’on voulait pass­er des vacances ensem­ble. C’é­tait tout de suite après mai 1968, tout explo­sait de partout et on s’est ren­du compte que si on restait inertes dans cette espèce d’ef­fer­ves­cence, admirable mais aus­si stéril­isante d’une cer­taine façon, on n’a­vancerait pas. Une chance inouïe a fait qu’on a trou­vé cet endroit mirac­uleux : les Salines d’Arc-et-Senans, qui est une cité du soleil, inachevée, con­stru­ite par Nico­las Ledoux. À l’époque elle était presque en ruines et, si je me sou­viens bien, le Con­seil général allait la rénover, mais, Dieu mer­ci, ce n’é­tait pas encore fait. On nous a donc per­mis de pass­er nos vacances là-dedans, on nous a don­né des lits d’hôpi­taux, ils ont été très gen­tils avec nous, et on a passé deux ou trois mois dans cet endroit plus qu’in­spi­rant pour un groupe. Mais on ne savait pas du tout que quelque chose de déter­mi­nant allait se pass­er pour nous, c’est-à-dire qu’on allait avoir l’au­dace de décider que nous allions faire ce qu’on appelait alors de la créa­tion col­lec­tive. On a décidé qu’on allait créer un spec­ta­cle sans auteur, dont nous seri­ons les auteurs, ce qui allait être LES CLOWNS. On s’est plongé com­plète­ment dans la Com­me­dia del­l’Arte, dans le peu que nous en con­nais­sions, et on a com­mencé à nag­er, à per­dre le Nord. On avançait sans bous­sole le plus sou­vent, et peut-être est-ce indis­pens­able, peut-être que pour nous c’é­tait indis­pens­able. Il fal­lait — et il faut tou­jours — des comé­di­ens extrême­ment courageux pour accepter de tra­vailler sur un bateau qui par­fois n’a pas de bous­sole, qui nav­igue en suiv­ant une étoile. Donc, voilà ce qui s’est passé ; quand on est allé aux Salines, on ne savait pas que cela se pro­duirait, on pen­sait que l’on allait pass­er des vacances un peu studieuses, à faire beau­coup de gym­nas­tique, et, comme nous le disions pom­peuse­ment, à tra­vailler les masques. Mais le prob­lème, c’est que ce sont les masques qui ont com­mencé à nous tra­vailler. Je me sou­viens encore, de même que cer­tains de ceux qui étaient aux Salines à ce moment-là, de moments de trem­ble­ments : c’é­taient des trem­ble­ments physiques, vrai­ment, à la fois de peur et de joie, en voy­ant de petites choses qui com­mençaient à appa­raître sur le plateau, de petites nais­sances, donc des recon­nais­sances. Nais­sances non seule­ment des bébés acteurs que les comé­di­ens étaient à l’époque, du bébé met­teur en scène que j’é­tais moi-même, mais aus­si moments où tout d’un coup on se dis­ait : « Je ne sais pas pourquoi, mais ça c’est du théâtre », sans pou­voir vrai­ment définir cela et pourquoi cinq min­utes plus tôt cela n’en était pas du tout. Il y avait beau y avoir des mots, des mou­ve­ments, un masque, une soi-dis­ant sit­u­a­tion, des soi-dis­ant émo­tions, il n’y avait pas de théâtre, et tout d’un coup, sans qu’on sache pourquoi, à l’ap­pari­tion de l’un ou de l’une, pas plus calé que celle ou celui qui avait précédé, mais sim­ple­ment tout d’un coup doué de cette capac­ité d’ap­pa­raître et d’être, il y avait du théâtre, et on avait la chair de poule, et par­fois les larmes aux yeux, ou on hurlait de rire à se rouler par terre. Donc on était en plein mys­tère, on se com­por­tait comme des appren­tis sor­ciers — on est tou­jours des appren­tis sor­ciers, je crois, au théâtre. Il arrivait quelque chose, il nous arrivait des choses. Et peut-être que ce qu’on apprend, au fond, ce qu’il faut appren­dre, c’est ce qu’on appelait, au bout d’un moment, « écras­er l’oiseau ». Tout d’un coup il y avait un oiseau qui arrivait, l’oiseau du théâtre, quelque chose de très frag­ile qui venait et qui se posait sur l’é­paule d’un acteur, d’une actrice ou d’un groupe d’ac­teurs ; le théâtre était là, et il fal­lait à ce moment-là appren­dre et ne pas vouloir trop, peut-être même ne pas vouloir du tout, Ne pas vouloir. C’est prob­a­ble­ment une des choses qu’on a appris­es. Cela ne veut pas dire qu’on était capa­bles de le faire, parce que je pense que ne pas vouloir est vrai­ment une des choses les plus dif­fi­ciles, mais je crois qu’on en a pris con­science, qu’on a pris con­science qu’il fal­lait être comme … des écuelles mag­iques ! Des con­tenants. Je ne sais pas du tout si c’est déjà aux Salines que je me suis ren­due compte de cela, mais prob­a­ble­ment, quand même, la nais­sance de cette con­science est venue là, même si ni moi, ni les comé­di­ens qui étaient avec moi n’ar­riv­ions à le for­muler à ce moment-là.

G. B. : C’est un phénomène du XXe siè­cle que cer­tains groupes, comme le Théâtre du Soleil ou d’autres, ont assuré leur pro­pre for­ma­tion sans aucun maître, c’est-à-dire sans quelqu’un de l’ex­térieur. D’une cer­taine manière, tu t’es impro­visée en met­teur en scène, les acteurs t’ont suiv­ie et …

A. M. : Ils se sont impro­visés …

G. B. : Ils se sont impro­visés acteurs, et cette for­ma­tion par soi-même est peut-être un des phénomènes les plus orig­in­aux du XXe siè­cle. On retrou­ve tou­jours la même sit­u­a­tion, à savoir que le met­teur en scène, ou le leader, le leader effec­tif comme on l’ap­pelle, fait appel à des savoirs emprun­tés ici et là pour « bricol­er » en quelque sorte un proces­sus de for­ma­tion.

A. M. : Je ne suis pas sûre que ce soit tout à fait vrai, même si, effec­tive­ment, puisqu’on était très jeunes, on était en réac­tion con­tre tout le monde, et rien n’é­tait suff­isam­ment intéres­sant pour nous servir de maître — pen­sions-nous, et au fond c’é­tait évidem­ment faux … Je pense quand même, même si on défini­ra le mot maître après (c’est un mot com­pliqué), que les quelques mois que j’ai passés chez Jacques Lecocq, ont extra­or­di­naire­ment comp­té, parce que, lui aus­si, il me fai­sait appa­raître des choses que, prob­a­ble­ment, j’é­tais prête à recevoir. Je ne dis pas que je n’é­tais pas déjà attirée par une cer­taine forme de théâtre, mais quand, dans les class­es de Lecocq, tout d’un coup, avec un jeune étu­di­ant ou une jeune étu­di­ante de théâtre, il y avait des moments où Arle­quin était là, ne serait-ce que pen­dant dix sec­on­des — par­fois cela ne dépas­sait pas dix sec­on­des, mais ces dix sec­on­des vous changent un homme ou une femme, parce que tout d’un coup on se dit : « Voilà, c’est ça que je veux, je ne veux pas d’autre voie que l’in­ten­sité que je viens de ressen­tir à ce moment là, avec ce garçon ou cette fille qui n’a presque encore rien fait, mais, parce que la parole de Lecocq était juste, parce que le masque était juste, parce que tout d’un coup il y avait un moment de vérité, le théâtre et son exi­gence étaient là ». Après ça, on ne peut plus sup­port­er les diseurs de mots. Lecocq m’a ras­surée, il m’a con­fir­mée dans ce que je sen­tais con­fusé­ment : que le théâtre, ce n’é­tait pas seule­ment dire des mots en cos­tumes sur une scène, c’é­tait bien plus que ça. Je pense que par Lecoq, je com­pre­nais Chap­lin, par Lecocq je voy­ais la dif­férence entre ce qu’est vrai­ment un acteur ou une actrice et ce qu’est un impos­teur, ou un diseur de mots, ou un blab­la­teur, quelqu’un dont le corps ne racon­te rien, dont la quête intérieure n’est pas pro­fonde.

G. B. : Est-ce que, juste­ment, dans cette décou­verte que vous avez faite, toi et l’équipe du Soleil, à ce moment-là, l’im­pro­vi­sa­tion, le fait d’a­gir dans une sit­u­a­tion de lib­erté absolue, a été un out­il péd­a­gogique pour vous ? Est-ce que vous vous êtes for­més un peu à l’é­cole de l’im­pro­vi­sa­tion ?

A. M. : Pour nous l’im­pro­vi­sa­tion a été un out­il essen­tiel, et ça l’est tou­jours, même quand on monte des textes. Quand on a décidé, ce fameux jour aux Salines, qu’on allait faire une créa­tion col­lec­tive, et quand on a con­tin­ué pen­dant plusieurs années, je pense, au fond, que c’est comme cela qu’on s’est pré­paré aux grands auteurs. Donc, oui, j’ai l’im­pres­sion qu’il ne peut pas y avoir de for­ma­tion sans impro­vi­sa­tion.

G. B. : Est-ce que l’im­pro­vi­sa­tion est le pre­mier niveau de la con­sti­tu­tion du groupe, est-ce la mise à l’épreuve ?

A. M. : Non, je crois que le pre­mier niveau de la con­sti­tu­tion du groupe c’est qu’on rêvait d’être ensem­ble. Quand un groupe de jeunes gens et de jeunes femmes décide de faire du théâtre, ce qui est en ques­tion n’est pas seule­ment la forme théâ­trale, à laque­lle ils ne con­nais­sent rien : c’est aus­si un choix de vie. Je ne vais pas utilis­er des mots pédants ou redon­dants, mais c’est un choix poli­tique, c’est un choix d’idéal, choix idéal­iste — pour ne pas dire idéologique. C’est un choix, et donc la façon de tra­vailler découle aus­si de ce choix. C’est très dif­fi­cile. Une bande d’amis qui s’ai­ment, même s’ils se sépar­ent après, qui vivent une ami­tié très pro­fonde, des amours très intens­es, une enfance — à 20 ans — com­mune, une aven­ture, cela n’est pas sépara­ble de la forme de théâtre qu’ils vont choisir ou qu’ils vont chercher. Je sais que ce n’est pas tout à fait dans le vent en ce moment, ce genre de déc­la­ra­tion, mais je ne peux pas vous faire croire que le spec­ta­cle que nous faisons aujour­d’hui (ou hier, ou demain), n’est pas com­plète­ment irrigué du fait que le choix a été, quand même, le choix d’une troupe. Cela n’a pas été une autre façon de faire du théâtre, cela a été d’abord ce choix-là. Ensuite, et c’est là que je dis que ce n’est pas vrai­ment mod­este, nous nous sommes dit, « on va essay­er de com­pren­dre com­ment racon­ter notre temps dans le théâtre, c’est-à-dire com­pren­dre Shake­speare, Molière, Brecht » … rien que ça ! Dire que nous pen­sions que notre devoir, notre mis­sion — encore un mot mod­este — c’est de jouer ces gens-là, tout d’abord parce que si on ne les joue pas on ne sait pas ce que c’est que le théâtre, ce sont eux qui nous appren­nent tout. Jouer ces gens-là, mais aus­si, quitte à se taper la tête con­tre les murs pen­dant cinq, six, huit mois, essay­er de racon­ter notre temps par le théâtre, avec un théâtre aus­si théâ­tral que ce dont nous venons de par­ler. Donc, c’est très mélangé, et il faut que vous sachiez d’où je viens. Je viens de ce rêve-là, j’ai tou­jours ce rêve-là, et je me dis qu’au fond quand j’ar­rêterai, que ce soit parce que je serai frap­pée par la mort ou parce que je me dirai « Ah, Ari­ane, là, le sac est vide, il faut arrêter », je ne rêverai plus ce rêve-là, avec tout ce qu’un rêve sup­pose de sec­ouss­es, de boss­es, de plaies, de nez qui saig­nent, de décep­tions. Il y a quelque chose dans le théâtre, qui fait que, selon moi, c’est une des dernières aven­tures ; une troupe, une vraie troupe, c’est une des dernières aven­tures humaines à vivre. Je vous dis cela parce que j’e­spère qu’il y en a par­mi vous qui ont l’idée de fonder une troupe : faites-le et n’é­coutez pas les esprits désen­chan­tés qui vous dis­ent le con­traire.

G. B. : La for­ma­tion de la troupe, chez toi, passe aus­si par le quo­ti­di­en partagé. Le fait que les comé­di­ens vivent ensem­ble, qu’ils pré­par­ent la nour­ri­t­ure ensem­ble, c’est une dimen­sion extrême­ment impor­tante pour toi. Com­ment le quo­ti­di­en t’a-t-il aidé à con­stituer la troupe ; Quel a été son rôle ? Est-ce que les gens qui font par­tie de la troupe perçoivent cela comme une sorte d’en­gage­ment moral par rap­port à celle-ci ?

A. M. : Cela dépend des moments. Il y a des moments où ils le perçoivent comme moi, comme un jeu de vie, un jeu comme une vie, et je pense qu’il y a des moments où ils le perçoivent comme une corvée épou­vantable, et se dis­ent : « Ah, si je pou­vais être à l’Odéon, arriv­er une heure avant le lever du rideau, par­tir tout de suite après, sans avoir à me préoc­cu­per de rien, parce qu’il y a des tech­ni­ciens par­faite­ment com­pé­tents qui font tout ». Je pense qu’il y en a — presque tous — qui passent par de tels moments, qui dis­ent : « Je n’en peux plus » ; à ce moment-là, pour tenir bon, il faut un entête­ment par­ti­c­uli­er. Mais je crois que je l’ai dit suff­isam­ment : je pense qu’un cer­tain type de théâtre et la façon dont il est pro­duit, cela n’est pas sépara­ble. Dans les années 60 – 70, on dis­ait qu’un spec­ta­cle pro­duit dans de telles con­di­tions, se ment à lui-même. Je ne veux pas employ­er des ter­mes aus­si idéologiques, mais il y un petit peu de vrai dans cela. Dans une aven­ture comme une troupe, il faut aus­si appren­dre la vie, appren­dre le théâtre et appren­dre à vivre ensem­ble, appren­dre à regarder, à échang­er, à s’indign­er ensem­ble, à ne pas se suf­fire de s’indign­er en mots mais s’indign­er en actes aus­si, et voir com­ment à chaque instant se con­fron­ter à cette ques­tion ter­ri­ble et déli­cieuse qui est : « Mais com­ment ça se met en art, tout ça, com­ment est-ce que ça se racon­terait ce que je viens de lire ou ce que nous venons de décou­vrir » : des choses que vous lisez dans les jour­naux … Cette ques­tion : « Com­ment je peux faire ? Com­ment se racon­ter au théâtre ; Où elle est, la métaphore qui ren­voie à quelque chose d’autre ? ». Je pense que si dans la vie de tous les jours, la vie quo­ti­di­enne, en faisant la cui­sine, il n’y a pas beau­coup de moments où les acteurs et les actri­ces vien­nent me voir en me dis­ant : « Tu sais ce que j’ai lu ? », où moi aus­si je leur dis cela, alors je ne vois pas com­ment le théâtre peut être indis­pens­able. Peut-être aus­si que, dans un rap­port de troupe, il y a une « indis­pens­abil­ité » du théâtre qui, au fond, sur­monte la las­si­tude devant le fait qu’il faut faire les toi­lettes tel ou tel jour. Parce que c’est ça aus­si ! On se dit : « Mais pourquoi dois-je faire les toi­lettes ? Je n’ai pas choisi de faire les toi­lettes, j’ai choisi de faire du théâtre ». Oui, mais à un cer­tain moment, si on veut que le pub­lic ait l’im­pres­sion, comme le dis­ait Mey­er­hold, de ren­tr­er dans un palais des mer­veilles, cela passe aus­si par quelqu’un qui fait les toi­lettes.

G. B. : Est-ce que, l’o­rig­i­nal­ité de l’en­seigne­ment, de la pen­sée de l’en­seigne­ment, au Soleil, ne vient pas du fait qu’il n’y a pas de dis­tinc­tion entre l’acte de jouer d’un côté, et l’acte de vivre de l’autre. Que le fait de pass­er de l’un à l’autre est une respon­s­abil­ité de tous les instants. Quand tu dis qu’il ne faut jamais se résign­er, tes mots sont ceux de quelqu’un qui indique à l’ac­teur autre chose qu’une solu­tion de jeu, qui indique à l’ac­teur des répons­es qui sont les tiennes par rap­port à la vie.

A. M. : Il y a deux ter­rains pour les gens qui tra­vail­lent au Soleil : il y a « chez eux » et il y a « au Soleil », ce n’est pas pareil, Dieu mer­ci. Cha­cun a quand même son monde à soi, son petit ter­rain privé qui existe. Mais si jamais j’ai dit « Il ne faut jamais se résign­er », je pense que c’é­tait en rap­port avec une cita­tion de Freud qui dit que « l’homme ne se résigne jamais, il fait un autre choix ». Mais quand je dis cela à un acteur dans une répéti­tion, je me le dis tout autant à moi-même.

Pub­lic : Dans une troupe qui est un ensem­ble d’in­di­vidus qui vivent ensem­ble …

A. M. : Qui tra­vail­lent ensem­ble …

Pub­lic : Est-ce que, dans une troupe, il n’y a pas un dan­ger d’u­ni­formi­sa­tion ?

A .M. : Je n’ai jamais remar­qué cela. Dans une troupe, il y a beau­coup de dan­gers, comme dans tout groupe humain, dès qu’il y a plus d’une per­son­ne, mais je n’ai jamais craint ni remar­qué une uni­formi­sa­tion. Bien au con­traire, je trou­ve que ce qui se pro­duit, c’est que, en pro­gres­sant, les qual­ités de cha­cun (et par­fois aus­si un peu leurs défauts), for­cé­ment, les dis­tinguent les uns des autres. Et puis, peut-être aus­si sont-ils au départ très dif­férents les uns des autres. Ils ne sont pas sur le même mod­èle, c’est le moins qu’on puisse dire. Au départ, ren­trent au Soleil des gens très dif­férents les uns des autres. Et je pense qu’ils le restent, et que ce n’est pas parce qu’ils se plient à une rigueur, à une dis­ci­pline de tra­vail, à un respect mutuel, qu’ils s’u­ni­formisent.

G. B. : Une pianiste suisse racon­te qu’après d’énormes efforts elle a été accep­tée pour tra­vailler avec le grand pianiste Michel Ange­lo Benedet­ti et que lorsqu’elle est arrivée devant le chalet, Benedet­ti l’a accueil­lie sur le pas de la porte. Il avait neigé, et le maître lui a don­né un bal­ai en lui dis­ant : « Net­toyez la cour, et cela trois jours de suite ». Je recon­nais là une péd­a­gogie un peu « ori­en­tale ». Il faut se soumet­tre à l’épreuve du con­cret avant d’ac­céder à l’art conçu comme exer­ci­ce dépourvu de tout engage­ment dans le quo­ti­di­en. Bien que j’aie enten­du des acteurs du Soleil se plain­dre des tâch­es matérielles infligées à la Car­toucherie il me sem­ble que la grande péd­a­gogie de la troupe, sa péd­a­gogie interne, porte la mar­que de ce pas­sage du con­cret, du quo­ti­di­en vers l’acte artis­tique.

A. M. : Je veux rester sur cette his­toire de Michel Ange­lo Benedet­ti. Le prob­lème, c’est que quand Benedet­ti dit « net­toyez la cour », c’est sa cour ! Quand les comé­di­ens ou les comé­di­ennes du Soleil pré­par­ent le lieu, ce n’est pas seule­ment leur lieu, mais c’est aus­si le vôtre, celui du pub­lic. C’est presque un petit cliché sur le Soleil, cette his­toire, mais en fait il y a peu d’ac­teurs qui dis­ent vrai­ment qu’ ils sont par­tis du théâtre du Soleil parce qu’ils ne voulaient pas faire les toi­lettes. Ce n’est pas tout à fait vrai, il y a d’autres raisons, d’ailleurs tout à fait estimables, dans la vie il n’y a pas que des raisons drôles ou bass­es, il y a aus­si des raisons que je peux, même moi, com­pren­dre. Mais c’est quand même tout le rap­port au pub­lic qui se joue là, c’est toute cette fièvre qu’un groupe d’ac­teurs éprou­ve à l’at­tente du pub­lic, et cela aus­si s’ap­prend, ce mir­a­cle de faire que, y com­pris à notre époque, on ouvre une porte et il y a des gens qui sont der­rière cette porte, qui ont payé, et qui atten­dent pour entr­er, qui atten­dent pour voir du théâtre. S’il n’y a pas à l’in­térieur de ce théâtre, der­rière cette porte, beau­coup, beau­coup de … je suis désolée, les mots que j’emploie peu­vent vous paraître un peu niais, mais s’il n’y a pas beau­coup d’amour, beau­coup de dévoue­ment, beau­coup d’en­gage­ment, beau­coup de don de soi pour provo­quer ce moment extra­or­di­naire de jouis­sance col­lec­tive — jouis­sance pour le pub­lic, jouis­sance pour les acteurs‑, s’il n’y a pas cela, alors on ren­tre dans le théâtre comme à la sécu­rité sociale, on ren­tre dans le théâtre comme dans un bâti­ment pub­lic. C’est plus que cela, quand même, ce qui va se pass­er quand on ren­tre dans un théâtre, on ne doit pas ren­tr­er dans le théâtre sans une sorte de ter­reur sacrée. Dans ce qu’on appelle les meet­ings, c’est-à-dire les petits moments où on se ren­con­tre avec les comé­di­ens avant le début d’un spec­ta­cle, cinq min­utes avant qu’on ouvre la porte, nous par­lons sou­vent de cette ter­reur sacrée : est-ce qu’elle est là ? Parce que, si elle n’est pas là, est-ce que vrai­ment cela va être pos­si­ble de faire du théâtre I Cela aus­si s’ap­prend. Ce qui s’ap­prend, c’est l’ex­i­gence de cela, son impor­tance, l’im­por­tance de la rit­u­al­i­sa­tion de la vie quo­ti­di­enne. Il n’y a rien de plus destruc­teur avant un spec­ta­cle qu’une réflex­ion cynique, gogue­narde, ou désen­chan­tée ; après, c’est dif­fi­cile de remon­ter la pente … Ce n’est même pas moi qui le leur enseigne, ce sont eux qui en ont l’ex­péri­ence et qui savent ce qui est dan­gereux pour leur inspi­ra­tion. Il y a des choses qui don­nent de l’in­spi­ra­tion ; ce n’est pas inspi­rant, un sac de plas­tique vert sous la table de la loge, ce n’est pas inspi­rant, cer­tains pro­pos avant d’en­tr­er en scène, ce n’est pas inspi­rant de ne pas se don­ner un moment, non pas pour se con­cen­tr­er — ce n’est pas cela -, mais pour se pré­par­er à quelque chose d’ex­tra­or­di­naire : appa­raître. Con­vo­quer, invo­quer, évo­quer le per­son­nage, cela ne peut pas être prosa’ique. Plus l’heure du spec­ta­cle avance, plus le prosaïsme doit s’éloign­er. Le jeu com­mence. J’ap­pelle cela de l’in­vo­ca­tion, quand je vois les comé­di­ennes et les comé­di­ens, dessous dans leurs loges — ceux qui sont venus au Soleil savent que les loges sont sous les gradins. Je sens que les comé­di­ens com­men­cent à ne plus être tout à fait eux-mêmes bien avant qu’ils ne jouent, ils se par­lent comme des per­son­nages, ils ont des petits rit­uels, ils ne se dis­ent plus « Myr­i­am » ou « Nico­las », mais cela devient « Mon­sieur le Grand Inten­dant » ou d’autres for­mules … Ils jouent comme des enfants, à un degré évidem­ment très dif­férent du degré qui est celui de la scène, avec, cela va de soi, une dis­tance beau­coup plus grande, puisqu’ils sont déjà un petit peu les per­son­nages et en même temps se dis­ent : « Oh, vous êtes drôle­ment maquil­lé, aujour­d’hui, Mon­sieur le Grand Inten­dant, est-ce que vous êtes sûr que vous n’avez pas oublié de met­tre ceci ou de met­tre cela ? ». Si, à ce moment-là, il y a de la vul­gar­ité, c’est très dif­fi­cile. S’il y a quelqu’un qui fume — un geste telle­ment prosaïque -, ce n’est pas pos­si­ble. Au fond, tout cela va ensem­ble pour nous : il n’y a pas tout d’un coup un pur esprit qui est une très grande comé­di­enne ou un très grand comé­di­en, pour qui tout ce genre de choses ne compte pas, et qui ren­tre en scène sans avoir vécu cette pré­pa­ra­tion. J’ai l’im­pres­sion qu’il s’ag­it de véri­ta­bles march­es d’ap­proche : on ne peut pas sup­primer les march­es d’ap­proche dans les grandes escalades. Et une représen­ta­tion, c’est une immense escalade.

G. B. : Sotigui Kouy­até par­lait de l’é­d­u­ca­tion glob­ale en Afrique en dis­ant qu’on ne dis­tingue pas l’é­d­u­ca­tion au pre­mier degré, au sec­ond degré, au troisième degré. Dans cet esprit je veux faire un petit aveu, à pro­pos de l’é­d­u­ca­tion glob­ale. Quand je suis venu au Soleil, avec une petite équipe de télévi­sion roumaine impro­visée et qui tra­vail­lait dans des con­di­tions épou­vanta­bles, tu nous avais accueil­li. Mais eux, sans ton accord, ils ont voulu filmer le pub­lic. Tu le leur a inter­dit et ils l’ont très mal pris. Au point qu’il a fal­lu que je leur explique le soin que tu prends du pub­lic, le fait que tu reje­tais l’in­ter­ven­tion dans ce havre de chaleur qu’est la Car­toucherie du médi­um froid qu’est la télévi­sion. Tu enseignais la meilleure manière de pro­téger le pub­lic. La péd­a­gogie, glob­ale et interne, c’est cela aus­si. Une péd­a­gogie de l’acte. Par ailleurs je tiens à rap­pel­er que tu réclames la fidél­ité, mais qu’en même temps le pre­mier fidèle au Soleil c’est toi-même. Tu n’as pas fait de mise en scène d’opéra, tu as fait des films mais tou­jours avec la troupe … Tu ne quittes pas le Soleil, et ain­si tu pra­tiques une péd­a­gogie du faire, d’abord péd­a­gogie con­crète avant qu’elle soit for­mal­isée, ren­due sys­té­ma­tique.

A. M. : Mais cela ne me coûte pas. Ce n’est pas du tout par sac­ri­fice que je n’ai pas fait d’opéra. C’est parce que je crois qu’on ne doit pas aller sur un ter­rain où l’on sait qu’on va être écrasé. Avec l’opéra, je sais que je tra­vaillerais dans des struc­tures qui ne me con­vi­en­nent pas, parce que j’ai besoin de tra­vailler avec des gens qui ne regar­dent pas leur mon­tre, qui regar­dent ce que sont en train de faire leurs cama­rades sur scène avec telle­ment de fer­veur qu’ils en oublient l’heure. J’ai besoin de fous et de folles. Et à l’opéra, il peut y avoir tout d’un coup un grand chanteur fou, mais le reste est une struc­ture qui est telle­ment insti­tu­tion­nelle que je ne pour­rais pas y tra­vailler. Ce n’est pas du tout un sac­ri­fice pour moi, car je crois que j’ai absol­u­ment besoin de tra­vailler avec des fous et des folles de théâtre, qui cherchent le théâtre comme des fous et qui savent que nous sommes à l’é­cole, que ce n’est pas la peine de me ramen­er sa bou­tique, que ce n’est pas la peine d’es­say­er de me ven­dre ce qu’ils savent faire, au con­traire.

G. B. : Tu n’aimes pas que les acteurs appor­tent leurs valis­es. Est-ce que tu aimes avoir des acteurs qui sont des gens, en quelque sorte, for­més, ou aimes-tu les for­mer ? Tu aimes avoir des acteurs qui appor­tent leurs out­ils.

A. M : Mais leurs out­ils, ce ne sont pas leurs valis­es, c’est très dif­férent. Quand je par­le de valis­es, tu sais très bien ce que je veux dire : c’est arriv­er avec sa bou­tique, avec « ce que je sais faire ». Mais ce serait tout à fait faux de pré­ten­dre que tous les acteurs sont arrivés sans aucune for­ma­tion au Soleil. Ils dis­po­saient le plus sou­vent des for­ma­tions atyp­iques. C’est très récem­ment qu’un acteur issu du Con­ser­va­toire est venu jouer au théâtre du Soleil ; avant c’é­tait presque impens­able, pas pour moi — con­traire­ment à la légende ! — mais pour eux ! Les acteurs qui sont entrés au Soleil avaient sou­vent de très bonnes for­ma­tions, soit de danse, soit de mime, ils n’ar­rivaient pas tous sans savoir rien faire. Cela dit, il est arrivé des gens qui sont entrés au Soleil et qui non seule­ment ne savaient rien faire mais ne pré­tendaient même pas devenir acteurs. Et ce qui est très intéres­sant, c’est de voir que cer­tains de ces tout jeunes — parce qu’il y a vrai­ment des tout jeunes, qui au début étaient vrai­ment, comme nous dis­ons chez nous, à la tech­nique, des petits chiots, vrai­ment — tout d’un coup, à force de regarder les autres, appre­naient énor­mé­ment. Parce que c’est cela, aus­si, la péd­a­gogie, c’est aus­si le tra­vail des acteurs pour les acteurs. Un met­teur en scène peut par­ler tant qu’il veut, s’il n’y a pas un acteur ou une actrice qui mon­tre ce que veut dire ce que le pau­vre met­teur en scène est en train de deman­der, rien ne se pro­duit. Il y a donc eu, très sou­vent, des acteurs qui savaient effec­tive­ment et qui ne pré­tendaient même pas être acteurs, et qui, voy­ant les autres, demandaient un jour timide­ment : « Est-ce que je peux par­ticiper au stage ? », et tout d’un coup ils se révélaient être des mata­mores extra­or­di­naires. Mais n’ou­blions pas qu’ il faut du don, si on est fait pour autre chose il ne faut pas faire cela — je sais que cela ne plaît pas quand je le dis, mais c’est quand même ce que je crois : je crois qu’il y a, pour les acteurs, des qual­ités qu’il faut qu’ils aient. Donc, quand il y a des dons et qu’il y a une obser­va­tion pos­si­ble d’une troupe au tra­vail, d’un groupe d’ac­teurs auda­cieux, se lançant dans une quête, je pense que c’est for­ma­teur. J’ai vu que c’é­tait for­ma­teur. Cela ne sup­pose pas que je ne suis pas ravie quand les acteurs arrivent en ayant un corps entraîné, ath­lé­tique, en ayant le sens de ce qu’est un rythme, de la musique, capa­bles de chanter si pos­si­ble, de jouer d’un instru­ment, de pren­dre un objet, de le pos­er et de le lâch­er … Des choses comme ça. Et, de sur­croît, plus ils sont cul­tivés plus je suis con­tente.

Ariane Mnouchkine, Michelle Kokosowski et Georges Banu. Photo Laure Vasconi
Ari­ane Mnouchkine, Michelle Kokosows­ki et Georges Banu. Pho­to Lau­re Vas­coni

G. B. : Il y a très longtemps nous avons fait pour la revue L’Art du théâtre un numéro con­sacré aux met­teurs en scène péd­a­gogues, et tu m’as écrit cette let­tre que j’ai reprise. Je la lis main­tenant.

Cher Georges Banu,

Je viens de lire par­mi les plus beaux textes qui soient sur la for­ma­tion de l’ac­teur. Je veux dire par­mi les plm beaux textes occi­den­taux, ceux de Copeau, Dullin, Jou­vet. Et ils sont d’une telle force, d’une telle vérité, d’une telle inspi­ra­tion que ce que je pour­rais dire en ce moment ne serait que banal­ité et surtout van­ité. Je préfère les écouter silen­cieme­ment. Écouter : pre­mière loi de l’ac­teur.

Très ami­cale­ment,
Ari­ane.

A. M. : C’est vrai. Je pense que ces gens-là — quand je dis « les occi­den­taux », c’est parce qu’ il y a aus­si les grands textes ori­en­taux, et les Russ­es aus­si -, nous ne pou­vons, nous, que redire, en rafraîchissant les choses, ce que dis­ent leurs textes. Mais redire, ce n’est pas nég­lige­able, d’ailleurs. Je pense qu’il faut redire, mais je crois qu’ on peut quand même être con­scient que c’est de la red­ite. Nous, qui redis­ons, nous devons savoir que, finale­ment, eux ont eu le tal­ent, le temps, le désir de met­tre sur le papi­er presque toutes les lois essen­tielles du théâtre. Et que lorsqu’on en doute il suf­fit de les relire pour trou­ver sa nour­ri­t­ure. Alors notre rôle à nous est de redire, et il y a des gens qui le font par­ti­c­ulière­ment bien. Il y a des ouvrages plus récents où il y a des choses mag­nifiques : par exem­ple, je trou­ve que Bar­ba fait vrai­ment un tra­vail de recherche et de mise au point péd­a­gogique qui est for­mi­da­ble. Mais il est vrai que moi, je crois, je n’ai pas suff­isam­ment le désir de pass­er du temps pour écrire cela. Je préfère le moment sur le plateau, où ces choses-là sont demandées d’une façon totale­ment con­crète, et à ce moment-là, d’ailleurs, parais­sent et sont oubliées par tout le monde, y com­pris par moi-même. Parce qu’au fond une répéti­tion c’est, quand même, sou­vent essay­er de retrou­ver les lois du théâtre qu’on a oubliées depuis la veille. Je sens que chaque jour de répéti­tion c’est se dire : « Mais pourquoi ça ne vient pas. Mais pourquoi ? ». Bien sûr, puisque la loi essen­tielle, ce jour-là, nous l’avions oubliée, et c’est là qu’il est impor­tant de redire.

G. B. : Tu as sou­vent recon­nu l’im­por­tance pour toi et le Théâtre du Soleil de la tra­di­tion ori­en­tale. Nous avons par­lé ici de la rela­tion maître/disciple. Mais par­fois tu con­testes la notion de « maître » pour l’Oc­ci­dent, en dis­ant d’une part que tu ne te sens pas proche du maître parce qu’il n’est plus en état de recherche, et d’autre part que le maître n’a pas d’at­tache­ment.

A. M. : Si j’ai dit que le maître n’é­tait plus en état de recherche, c’est une erreur. Par con­tre, pour ce qui est de la dif­férence entre le tra­vail d’un chef de troupe, d’un met­teur en scène, et d’un maître, je crois qu’il est vrai qu’un maître n’a pas, ou en tout cas ne doit pas avoir, d’at­tache­ment. C’est-à-dire qu’au fond ses élèves, ses dis­ci­ples, non seule­ment il accepte qu’ils par­tent, mais ils doivent même absol­u­ment par­tir. Par con­tre, moi, j’ai un attache­ment énorme. Et cet attache­ment me nour­rit, je ne pour­rais pas tra­vailler sans lui. Il m’est néces­saire. J’ai besoin d’imag­in­er que mes acteurs vont rester là toute la vie, je ne veux pas tra­vailler avec quelqu’un dont je sais qu’il va s’en aller. C’est une faib­lesse, peut être, mais c’est aus­si parce je crois qu’il y a une telle force de rap­port entre les acteurs et moi, ou tout met­teur en scène du même style. C’est une façon de tra­vailler. Mais un maître ne peut pas faire cela. Il est déposi­taire de mille ans ou deux mille ans, d’une éter­nité, non seule­ment de savoir mais de réflex­ion sur ce savoir. Il doit le trans­met­tre, et avoir suff­isam­ment d’in­dif­férence ou de détache­ment en lui pour voir par­tir son élève, en accueil­lir un autre. Pour ce qui est de moi … on ne dit pas seule­ment « une troupe », on dit « une com­pag­nie » — il y a du com­pagnon­nage dans cela. Au fond, un maître est au-delà des batailles. Ce n’est pas qu’il n’est pas dans la recherche, je crois plutôt qu’il ne doit pas être dans la bataille. Alors que, nous, quand nous faisons du théâtre, nous sommes tout le temps dans la bataille. Donc on est ensem­ble, on tient les uns aux autres. Et, moi, je tiens à eux, c’est-àdire que je tiens par eux, aus­si, et ce n’est pas quelque chose que j’ai envie de chang­er. Peut-être cela a‑t-il à voir avec le com­bustible. Ce bateau, il a besoin du vent pour avancer, il a besoin de sa chaudière … Il y a des choses qui se brû­lent là-dedans. Il me paraît tout à fait illu­soire d’imag­in­er qu’on va faire de l’art sans brûler quelque chose, sans non seule­ment don­ner quelque chose, mais sans même per­dre quelque chose. Je ne vois pas com­ment c’est pos­si­ble : d’où cela viendrait-il, si vrai­ment nous ne lais­sions aucune plume, aucun bout de nous-mêmes. Par­fois, des gens de théâtre pré­ten­dent que ce n’est pas du tout le cas, et je suis tou­jours éton­née. C’est par­fois telle­ment prenant, fati­gant, il y a des cha­grins, il y a des moments de la vie qu’on ne vit pas parce qu’on vit cela. Je ne suis pas du tout en train de me plain­dre. Mais j’ad­mets qu’il y a des choses dont je me dis : « Tiens, ça c’est passé pen­dant que je fai­sais du théâtre ». Cela ne s’est même pas passé matérielle­ment pen­dant une répéti­tion, mais cela s’est passé pen­dant que toute mon énergie, tous mes rêves, toutes mes capac­ités se trou­vaient dans cette ter­reur sacrée qui était : « Est-ce que le théâtre, oui ou non, va venir ? Est-ce qu’on va être dignes de ces gens qui atten­dent dehors que la porte s’ou­vre pour venir au théâtre ? » Moi, cela me fait trem­bler, cette respon­s­abil­ité. Et, quand je vais au théâtre, par­fois, je me demande com­ment c’est pos­si­ble d’ou­vrir la porte alors qu’on a un spec­ta­cle pareil. Parce que, moi, j’ou­vre la porte en trem­blant, et je ne par­le pas seule­ment du jour de la pre­mière. Tou­jours j’ou­vre la porte en me deman­dant si c’est digne de l’at­tente des gens, parce que dans les yeux du pub­lic on voit cette attente ; et à ce moment-là on com­prend pourquoi il y a des par­ties de sa vie qu’on a lais­sées sur une étagère … Je par­le du théâtre, mais, s’il y a des pra­ti­quants d’autres arts, ou même de la sci­ence, de toute recherche vitale — parce que l’art est une recherche vitale, et en ce moment il y a des recherch­es sci­en­tifiques qui sont des recherch­es vitales — je suis cer­taine qu’ils vous diront qu’ils ont brûlé beau­coup de leur vie dans leurs éprou­vettes pour essay­er de nous guérir des pestes qui sont là en ce moment. Et quelqu’un qui ne veut pas brûler un peu de lui-même, il ne faut pas qu’il fasse ce genre de tra­vail.

Pub­lic : Jacques Las­salle dit : « Enseign­er c’est met­tre en scène et met­tre en scène c’est encore enseign­er ». Que pensez-vous de cela ?

A. M. : Je pense que c’est vrai. Je pense que met­tre en scène c’est enseign­er, mais aus­si à soi-même. Ce qui se passe entre un met­teur en scène et des comé­di­ens, quand on se donne le temps, c’est vrai­ment un échange. C’est comme s’il y avait un tuyau qui les reli­ait… Les comé­di­ens me don­nent, et je crois que je donne. Donc, bien sûr, met­tre en scène c’est enseign­er ; mais pas trop non plus, quand même, parce qu’autrement on se retrou­ve dans la sit­u­a­tion du maître, juste­ment. Et je pense que le met­teur en scène est quand même sur le même bateau que les comé­di­ens.

G. B. : À un moment don­né, s’est pro­duit un change­ment assez impor­tant dans la vie du Soleil, et, je dirais, même dans ton approche : tu as ouvert bru­tale­ment les portes. Avant, tu procé­dais par une sorte d’in­té­gra­tion pro­gres­sive du groupe, par coop­ta­tion, et, d’un coup, tu as décidé d’ini­ti­er de grands stages, qui ont vrai­ment été des moments impor­tants pour la nou­velle généra­tion des comé­di­ens. À quoi cette muta­tion cor­re­spondait-elle ?

A. M. : C’est un peu comme aux Salines : au début, j’ai ouvert des stages pas du tout pour cela. À l’époque il y avait beau­coup de jeunes appren­tis comé­di­ens qui ne pou­vaient pas ren­tr­er au Soleil parce que c’é­tait plein, mais qui voulaient tra­vailler avec moi. À un moment don­né, on s’est dit qu’on avait un out­il, un lieu, une sub­ven­tion, et qu’on pour­rait faire des stages gra­tu­its. On a com­mencé comme ça, un peu par devoir — vrai­ment le pre­mier stage c’é­tait un devoir. On ne s’est ren­du compte de rien : on n’a pas fait de sélec­tion, on a lancé l’idée, on a répon­du aux gens en fix­ant une date, et on ne s’est pas préoc­cupé du reste. Et le matin de ce fameux stage il y avait 450 per­son­nes. Et comme on n’al­lait pas les ren­voy­er, on a fait un stage à 450. Et c’est vrai que cela a été très dif­fi­cile, mais en même temps cela a été extra­or­di­naire. Cela a duré très longtemps, le stage s’est écrémé, un événe­ment grave a fait qu’on a dû l’in­ter­rompre, puis on l’a repris … Et, en effet, il y a toute une généra­tion des comé­di­ens du Soleil, et non des moin­dres, qui est entrée par le biais de ce stage. Et évidem­ment, après, on s’est dit qu’on allait en faire de temps en temps, parce que tout le monde s’é­tait, dirais­je, beau­coup amusé. Et moi, cela m’avait fait beau­coup de bien, parce que j’avais beau­coup appris pen­dant ce stage. On a donc décidé d’en faire, non pas régulière­ment, mais sou­vent. Par la suite, on a un peu sélec­tion­né, ce que je déteste … mais à ces stages il y a quand même au moins 100 ou 150 per­son­nes, et c’est très bien. Il se passe des choses mag­nifiques. Ce sont des stages courts, juste pour se con­naître un tout petit peu. J’ai tou­jours envie de les appel­er « On peut aus­si faire autrement ». On fait ce qu’on aime faire. On décou­vre beau­coup de choses. Mais je ne dirais pas que j’ai ouvert les portes bru­tale­ment ; ça c’est fait comme cela.

G. B. : Dans le tra­vail tu utilis­es beau­coup de métaphores. On l’a vu tout à l’heure : l’oiseau, le bateau qui brûle. Je crois que c’est assez impor­tant, le vocab­u­laire qu’on emploie pen­dant la répéti­tion, surtout dans le cas du Soleil. La répéti­tion et la péd­a­gogie se con­fondent presque. Est-ce que cet usage de la métaphore est un usage qui t’aide à ouvrir les vannes de l’imag­i­naire ? Par ailleurs tu es extrême­ment pré­cise : tes deman­des quant au tra­vail cor­porel, d’après ce qu’on a vu dans les films, sont extrême­ment pré­cis­es. Tu for­mules une dou­ble demande : d’un côté l’ou­ver­ture de l’imag­i­naire vers la métaphore, et de l’autre l’ex­ac­ti­tude max­i­male.

A. M. : Je dirais que « ça se pré­cise », mais que je ne suis pas du tout pré­cise au début. Le voudrais-je que je n’y arriverais pas. En plus, je ne le veux pas. Mais pour ce qui est de la métaphore … Oui, j’ai l’im­pres­sion que c’est par­fois plus inspi­rant pour les acteurs de leur par­ler d’un bateau qui brûle que de leur dire : « S’il te plaît, pous­se­toi un petit peu plus au jardin ». Parce que je pense qu’un acteur ou une actrice qui a la vision juste, l’é­tat juste, sera exacte­ment là où il faut au jardin, sans qu’on ait à le lui dire. Mais, par con­tre, j’ai besoin de leurs métaphores et de leur com­bustible, c’est-à-dire que j’ai besoin de leurs propo­si­tions, de ce qu’ils m’of­frent tout le temps, et je crois que, eux aus­si, ils ont besoin que j’ap­porte mon com­bustible, à savoir, effec­tive­ment, mes images, mes métaphores ; des choses qui par­fois n’ont stricte­ment rien à voir, mais, comme on se con­naît bien, cela les nour­rit. Cela nour­rit leur imag­i­na­tion — et après tout de quoi d’autre ont-ils besoin que d’imag­i­na­tion, et de force ?

Pub­lic : Un engage­ment tel que celui qu’im­plique votre tra­vail n’a-t-il pas pour risque d’en­gen­dr­er fatale­ment des crises ?

A. M. : Le prob­lème est que, lorsque les crises arrivent, on a beau se dire : « non, non, s’il vous plaît, pas de crise », les crises survi­en­nent quand même … Je me dis aus­si, sou­vent : « C’est bien, il faut des crises de temps en temps, mais surtout pas main­tenant, s’il vous plaît, pas main­tenant ! » … Mais je pense que, de toute façon, nous n’avons pas vécu plus de crises que d’autres. Et l’on ne peut pas éviter les crises, pour dif­férentes raisons — des raisons d’ego, des raisons de désir, toutes les raisons humaines.

G. B. : Le titre de ce dia­logue que nous por­tons main­tenant c’est toi qui l’as pro­posé : « De l’ap­pren­tis­sage à l’ap­pren­tis­sage ». Le sens apparem­ment est sim­ple, mais en même temps très com­pliqué.

A. M. : J’ai sug­géré « De l’ap­pren­tis­sage à l’ap­pren­tis­sage » parce que je pense qu’au fond chaque spec­ta­cle c’est ça. Avec des péri­odes comme celle que je tra­verse pour l’in­stant, où les comé­di­ens jouent, et moi je fais l’ac­cueil. Les comé­di­ens jouent, et ils doivent donc trou­ver les forces, ils doivent se nour­rir pour ça. Alors que, moi, j’ai l’im­pres­sion, au con­traire, d’une espèce de vide, un ter­ri­ble vide. Et puis de petites idées me vien­nent : « Ah oui, si on fai­sait ça », n’im­porte quoi, je passe alors d’une idée à une autre … Et je me dis qu’au fond je saurai ce que je vais leur pro­pos­er pour la suite dès le moment où je saurai ce que j’ai envie d’ap­pren­dre. Pas seule­ment où j’ai envie d’aller. Pas seule­ment l’his­toire que je voudrais racon­ter. Non : le spec­ta­cle que j’ai envie de voir, parce que je sais que ce spec­ta­cle fera de moi quelqu’un qui aura peut-être appris. Vous con­nais­sez cette phrase fameuse, de Copeau je crois, qui dit : « Il y a deux sortes de met­teurs en scène. Celui qui se demande : qu’est-ce que je vais faire de cette pièce ? Et l’autre se demande : qu’est-ce que cette pièce va faire de moi ? ». Dis­ons que je suis plutôt du genre à me pos­er la deux­ième ques­tion. C’est pour cela que j’ai pen­sé au titre « De l’ap­pren­tis­sage à l’ap­pren­tis­sage ». C’est-à-dire qu’à chaque spec­ta­cle, on part à zéro, au sens pro­pre comme au sens fig­uré. On com­mence dans une salle de répéti­tion, il n’y a plus rien. Il y a quelques vieux cos­tumes à l’ar­rière, des tables pour que les comé­di­ens puis­sent se maquiller, s’ils le veu­lent, et il y a un planch­er ou un tapis. Il n’y a rien d’autre. Donc, à chaque fois : est-ce que le théâtre va exis­ter ? Est-ce qu’on va le retrou­ver ?

Texte pub­lié avec l’ac­cord d’Ar­i­ane Mnouchkine qui, en rai­son de la tournée des TAMBOURS SUR LA DIGUE, s’est trou­vée dans l’im­pos­si­bil­ité de cor­riger son inter­ven­tion. Nos remer­ciements pour la con­fi­ance qu’elle nous a faite. G. B. et C. T.

Non classé
4
Partager
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements