Vitez, l’école ou le lieu de l’origine

Portrait

Vitez, l’école ou le lieu de l’origine

Le 15 Déc 2001
De face, Agnès Vanier et Antoine Vitez dans CATHERINE d'après LES CLOCHES DE BÂLE d'Aragon, 1975.
De face, Agnès Vanier et Antoine Vitez dans CATHERINE d'après LES CLOCHES DE BÂLE d'Aragon, 1975. Photo Claude Bricale
De face, Agnès Vanier et Antoine Vitez dans CATHERINE d'après LES CLOCHES DE BÂLE d'Aragon, 1975.
De face, Agnès Vanier et Antoine Vitez dans CATHERINE d'après LES CLOCHES DE BÂLE d'Aragon, 1975. Photo Claude Bricale
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Toutes les cita­tions d’An­toine Vitez vien­nent du vol­ume L’ÉCOLE, édité par Nathalie Léger, Paris, éd. POL, 1994.

POUR VITEZ, l’en­seigne­ment a été son ermitage. Homme de tous les désirs — il voulait con­stam­ment Tout ! — cette activ­ité sou­vent qual­i­fiée de sec­ondaire s’est con­sti­tuée en règle monas­tique jamais enfreinte, tou­jours respec­tée. L’en­seigne­ment, il l’a pra­tiqué, réclamé et imposé comme le cen­tre irra­di­ant de ses activ­ités théâ­trales qui, à leur tour, par le suc­cès ren­con­tré, ont rejail­li sur les pra­tiques péd­a­gogiques inlass­able­ment exer­cées. « L’en­seigne­ment fait par­tie de ma vie, et je ne saurais pas me pass­er de l’ex­péri­men­ta­tion con­stante ». L’o­rig­i­nal­ité de son posi­tion­nement, de même que celle de Piotr Fomenko aujour­d’hui, vient aus­si de là, de cette fidél­ité à l’é­cole jamais démen­tie. Elle fut, pour fil­er la métaphore, l’e­space où, sans relâche, il entendait faire retraite. Et for­cé­ment se régénér­er. De l’é­cole il a sans cesse éprou­vé le besoin. Et ne répondait-il pas à la ques­tion que je lui posais sur la suite de sa vie une fois ter­minée la direc­tion de la Comédie-Française : « Ouvrir une école chez moi, à Bièvres ». L’é­cole, au terme d’une car­rière, devait finir par inté­gr­er, plus que l’e­space d’un théâtre, celui de la mai­son même, afin de con­stituer une sorte d’ab­baye péd­a­gogique. Là-bas, le maître retiré aurait pu chercher refuge et, à l’é­cart, pour­suiv­re son oeu­vre de for­ma­tion . Mais, à cet ultime repli, Vitez n’eut pas droit. Il reste sa fic­tion inac­com­plie : l’é­cole comme recom­mence­ment.

Vitez a dévelop­pé et cul­tivé le dis­posi­tif du vieil homme par­mi les jeunes. « J’ai fondé tout mon tra­vail sur la jeunesse ». Cela ren­voie, sans doute, à Faust, le per­son­nage de Goethe dont il avait fini par faire son dou­ble. En se plaçant dans cette pos­ture, Vitez a souhaité instau­r­er une rela­tion péd­a­gogique où l’âge, en pre­mier, légiti­mait sa pos­ture. À ses débuts, pour­tant tardifs, il pou­vait enseign­er, pas encore au nom d’une oeu­vre accom­plie, mais de la recherche prélim­i­naire menée en soli­taire. N’ou­blions pas que lorsqu’il arrive à l’é­cole Jacques Lecocq nul pres­tige artis­tique ne l’ac­com­pa­gne et qu’il s’ap­puie sur un pro­jet théâ­tral incon­nu, sans cesse reporté, pro­jet qui pour­tant ali­mente son enseigne­ment. Avant de l’ac­com­plir au théâtre, il l’ex­péri­mentera dans les salles de cours. Pour y par­venir, l’âge devait lui accorder d’abord une autorité morale. C’est à par­tir de cette hau­teur qu’il a tou­jours par­lé.

Par­lons encore de l’âge. Il lui emprun­ta son statut, mais il fut aus­si sa ruse. Vitez qui sur­pre­nait ses élèves par l’ex­trav­a­gance de ses propo­si­tions ne pou­vait qu’ac­croître leur effet en s’au­todis­tribuant dans le rôle du vieux maître indigne. Cette indig­nité-là séduit surtout lorsque celui qui s’y livre sem­ble être voué à la sagesse et à la réserve. Vitez surenchéris­sait sur l’âge pour mieux le sub­ver­tir et en même temps béné­fici­er de la plus val­ue dont celui-ci est por­teur. Dans cette stratégie on peut recon­naître l’empreinte d’Aragon.

Vitez s’imag­ine en maître, certes, mais étranger aux prérog­a­tives habituelles de la fonc­tion : « maître sous une apparence non direc­tive ». Le comble de l’élé­gance… N’a-t-il pas tou­jours per­tur­bé l’usage habituel des emplois ? Ici il s’at­tribue lui-même un rôle dont d’emblée il envis­age la sub­ver­sion. Parce que trop inqui­et, et seule­ment en apparence assuré de ses cer­ti­tudes, Vitez ne pou­vait pas s’ériger en « gourou », et de cette faib­lesse même il entendait tir­er prof­it. « J’ai dit qu’il ne faut pas… Point de norme ». La moder­nité de l’en­seigne­ment provient aus­si de là, de la recon­nais­sance de son inap­ti­tude à livr­er des valeurs sûres. « Il m’est absol­u­ment impos­si­ble aujour­d’hui d’ar­tic­uler un enseigne­ment de l’ac­teur… il est en mou­ve­ment, il change » car « on ne doit rien laiss­er se fix­er, demeur­er ».

L’en­seigne­ment de Vitez se refuse au scep­ti­cisme et au désen­gage­ment. Il a tou­jours dis­pen­sé des leçons d’én­ergie, mais, à son tour, la présence des élèves l’aidait sou­vent à régénér­er celles-ci. S’il a aimé enseign­er c’est aus­si dans la mesure où il a cul­tivé et dévelop­pé cet échange-là.

L’en­seigne­ment de Vitez con­firme la justesse de cette phrase de Gilles Deleuze : « c’est ce qu’on cherche qu’on enseigne le mieux ». Son théâtre, finale­ment, s’est con­sti­tué ain­si. « Nous cher­chons ici des gens pour inven­ter ensem­ble per­pétuelle­ment le théâtre ». Quête et utopie se con­fondent et l’é­cole s’avère être l’e­space le plus prop­ice pour pareille aven­ture. Enseign­er, « un tra­vail utile pour les autres qui est le meilleur moyen de nous ren­dre ser­vice à nous-mêmes ».

Vitez se recon­naît épris de « l’im­ma­tu­rité », terme qui ren­voie à Gom­brow­icz, auteur qu’il igno­rait, mais dont on peut le rap­procher même s’il se réfère plutôt à Tchekhov et Pavese. « L’im­ma­tu­rité » n’est pas la jeunesse… elle est dis­tincte, autre, car « la matu­rité » sé con­stitue en son hori­zon d’at­tente. Vitez s’est placé au coeur de cette ten­sion car, lui, l’être adulte par excel­lence, se mon­tre attiré par « l’im­ma­tu­rité » comme con­tre­poi­son à même de stop­per les méfaits du sérieux, de la respon­s­abil­ité, du pro­gramme, bref de tout ce qu’il défendait par ailleurs. Enseign­er c’est une manière de résis­ter aux exi­gences de l’ex­térieur de même qu’aux men­aces de la matu­rité. Dans ce sens l’é­cole, pareille à tout espace clos, pro­tège grâce aux murs qui l’en­tourent et « l’im­ma­tu­rité » trou­ve un droit de cité.

Il n’y a rien de plus réfrac­taire à l’anony­mat que la jeunesse. Elle exige le droit à la sub­jec­tiv­ité, à l’af­fir­ma­tion de soi, voire même au scan­dale. Et Vitez à qui Bal­a­cho­va a appris, le goût pour « des exer­ci­ces scan­daleux » aimait cela. La remar­que intéresse dans la mesure où l’on peut, une fois encore, décel­er là une de ces ten­sions chères à ce péd­a­gogue écartelé : il récla­mait le terme de « maître » sans pour autant s’as­sign­er au devoir de réserve et d’anony­mat que pareil statut implique. De même qu’il aimait être un vieil homme indigne, Vitez a adoré aus­si être un maître dévoyé. Se réclamer de la norme et en même temps oeu­vr­er à son détourne­ment — tel fut son pro­gramme. Pro­gramme « scan­daleux ».

Antoine Vitez répète HAMLET de Shakespeare, 1983.
Antoine Vitez répète HAMLET de Shake­speare, 1983. Pho­to Claude Bricage.

L’é­cole a servi d’échap­pa­toire à cet artiste « engagé ». Lui qui par­lait de poli­tique et de cité, d’his­toire et de respon­s­abil­ité a érigé la salle de cours en espace de la gra­tu­ité. Comme s’il entendait se repos­er ain­si de toutes les tâch­es assumées pour ses représen­ta­tions publiques. Vitez a con­sid­éré que l’é­cole cire sa rai­son d’être de l’ou­bli des con­traintes, du sac­ri­fice de la respon­s­abil­ité, bref de la sauve­g­arde du droit à l’inu­tile. Oubli­er la per­spec­tive de la mise en scène pour se livr­er à la dés­in­vol­ture de l’ex­er­ci­ce, du cray­on­né, e.c, par là, de l’i­nachève­ment. Éprou­ver « une sen­sa­tion de gra­tu­ité » est essen­tiel car « l’é­cole doit être inutile ». Comme la ceri­saie … elle invite à se dégager de la men­ace de l’u­tile. Et Vitez, las des cri­tiques de ses pro­pres étud iants, m’avouait un jour l’en­vie d’a­ban­don­ner le Con­ser­va­toire où « les élèves en crise me deman­dent sans cesse des solu­tions pour les emplois dans les théâtres, pour leur car­rière. Ça, je ne peux pas le leur appren­dre. Mon enseigne­ment perd ain­si sa rai­son d’être : la lib­erté ». L’é­cole a été pour Vitez un inter­stice, un inter­valle, un entre-deux. Elle lui a per­mis d’as­sur­er le va-et-vient encre l’artiste ciroyen et le péd­a­gogue inas­sou­vi. Et ain­si de sur­vivre au coeur des con­tra­dic­tions que pareil pro­gramme pro­cure.

Vitez s’est mon­tré dès ses débuts réfrac­taire à l’é­tanchéité des années et des class­es du Con­ser­va­toire au point que, polémique­ment, il fut le pre­mier à avoir procédé à leur ouver­ture. Ceci afin de con­stituer l’é­cole en un espace généra­cionnel, où les jeunes parvi­en­nent à com­mu­ni­quer et à affirmer une iden­tité col­lec­tive. Un jour, regar­dant réu­nis autour de la tombe ouverte les cama­rades d’é­cole du jeune comé­di­en dis­paru, il réfléchis­sait : « ain­si… nais­sent les mou­ve­ments et les courants dans l’his­toire de l’Arc : quelques uns qui se ren­con­trent dans une école et qui s’ai­ment » . Enseign­er c’est aus­si veiller à l’hu­man­ité des rela­tions, à la chaleur des échanges, au bien être de ces can­di­dats aux aven­tures de la scène. Le péd­a­gogue est appelé à fonder une com­mu­nauté pas­sagère. Et, avec un scep­ti­cisme léger, Vitez admet : « on n’y préjuge pas du des­tin des gens ; ils se seront au moins ren­con­trés là ».

La pos­ture de Vitez a été socra­tique. Il a fondé son enseigne­ment sur le dia­logue. Ce donc il s’ag­it c’est de répon­dre à la ques­tion avancée par le maître qui, ensuite, en échange com­mente, appré­cie et cri­tique : c’est parce qu’ il par­le qu’ il forme. « Le pro­fesseur pro­pose des exer­ci­ces et enseigne à les lire ». Ain­si il souhaite créer un comé­di­en capa­ble de se nour­rir du juge­ment porté sur le tra­vail ; c’est en cela que le mod­èle vitézien est socra­tique. « L’ac­teur devient un créa­teur quand il peut pren­dre con­science de ce qu’il fait et en nom­mer les par­ties ». Ain­si on apprend non pas à jouer des rôles, mais « à être acteur ».

Toue enseigne­ment porte la mar­que d’un pro­jet théâ­tral. Il n’in­téresse que dans la mesure où celui-ci s’as­sume et débor­de le rêve con­sen­suel d’une neu­tral­ité péd­a­gogique. Avec Vitez, intu­ition éton­nante, l’en­seigne­ment sert d’é­claireur à la mise en scène qui parvien­dra à s’im­pos­er dès qu’à la suite d’une intu­ition, d’élève juste­ment, il se décidera à sup­primer les cloi­sons et à adopter le principe des vas­es com­mu­ni­cants. C’est le péd­a­gogue gui a trou­vé ce que le met­teur en scène a dévelop­pé. En ce sens il fut un péd­a­gogue met­teur en scène, plus qu’un met­teur en scène-péd­a­gogue.

L’é­cole ou l’ex­er­ci­ce épanoui. Et quand il définis­sait Chail­lot comme un « grand théâtre d’ex­er­ci­ce » ne procé­dait-il pas à la fusion de l’é­cole et du théâtre ? Chez lui , la péd­a­gogie pou­vait con­t­a­min­er le tra­vail sur le plateau au risque par­fois d’un oubli des dif­férences.

« Man­i­feste
néces­sité : un grand théâtre d’ex­er­ci­ce
dan­ger : que l’ex­er­ci­ce se sub­stitue à l’oeu­vre »

Vitez ne fonde pas une doc­trine immuable, mais, en muta­tion per­ma­nence, il varie ses points de vue. Une fois il défend l’é­cole autonome, une autre fois, l’é­cole rat­tachée à un théâtre. Chaque option dépend de son statut à l’heure de la for­mu­la­tion. Et c’est en tant que directeur de Chail­lot qu’il milite pour l’as­so­ci­a­tion entre une grande mai­son et son école qui « est la suite ou le lab­o­ra­toire, la cri­tique ou la pré­face de l’oeu­vre accom­plie par le Théâtre ».

L’en­seigne­ment par­ticipe d’une manière d’être. En arrivant au Con­ser­va­toire, avoue-t-il, « je n’ai rien fait d’autre qu’être moi-même », En ce sens, Vitez, plus que quiconque se mon­trait imprégné d’un opti­misme qui a tra­ver­sé toutes ses pra­tiques : il croy­ait dans la force por­teuse du désir. Son enseigne­ment, il ne l’a jamais pen­sé comme une avancée soigneuse­ment pro­gram­mée, mais comme un défi peu soucieux de pro­gres­sion et d’évo­lu­tion. Ain­si entendait-il for­mer, tout en préser­vant l’e­sprit de jeunesse, valeur, pour lui, car­di­nale. La mise à l’épreuve sans pré­cau­tion, l’in­sou­ciance à l’é­gard de toute péd­a­gogie pro­gres­sive — voilà le principe d’un enseigne­ment rebelle à l’é­gard de la mat­u­ra­tion. La provo­ca­tion de Vitez vient de là, de la volon­té de men­er un tra­vail à par­tir de la con­vic­tion « que l’ac­teur peut tout ». Dans la salle de cours, comme dans la salle des répéti­tions. Lui, qui aimait les débuts pré­co­ces, faute d’avoir pu en béné­fici­er, n’a pas cessé de théoris­er, sur le plan de l’en­seigne­ment, la néces­sité d’une telle pré­cip­i­ta­tion.

Dans une let­tre à Jacques Ros­ner, directeur du Con­ser­va­toire, il livre son aveu cen­tral : « cette tech­nique de base du jeu implique une idéolo­gie de l’en­seigne­ment que nous n’avons pas », La frag­men­ta­tion et« le rap­port dérivé avec la fable » trou­vent ain­si leur moti­va­tion. Pal­li­atif à la syn­thèse man­quante que Vitez, avec une con­fi­ance démesurée dans ses ressources, envis­ageait d’ac­com­plir : « je ne puis avoir d’am­bi­tion moin­dre ».

Néan­moins, il n’a jamais été ni le penseur, ni l’ar­ti­san de cette syn­thèse.

Lui, le mey­er­hol­dien né, écrit une phrase qui le rat­tache à Jou­vet dont il fut le véri­ta­ble suc­cesseur, par-delà les nom­breuses fil­i­a­tions qu’il s’est con­sti­tuées : « tout le tra­vail de l’ac­teur est dans cette recherche de l’é­tat. D’ailleurs si on est dans l’é­tat, ça va tout seul. Et l’é­tat se trou­ve ou ne se trou­ve pas, l’é­tat c’est quelque chose comme la grâce ». L’é­tat serait-il « le sen­ti­ment » dont par­le Jou­vet ? Sans doute. Écho explicite d’ELVIRE JOUVET 40, pro­jet dont Vitez, dans un pre­mier temps, n’a pas saisi la portée. Serait-ce en rai­son d’un trop fort effet de recon­nais­sance ?

L’en­seigne­ment, pour Vitez, ne peut être que de groupe, et c’est dans ce con­texte seule­ment, qu’il s’ac­com­plit, dans ce frémisse­ment com­mu­nau­taire con­traire à l’isole­ment de la « for­ma­tion indi­vidu­elle ». Le péd­a­gogue qu’il est se pose sur le bord du « cer­cle d’at­ten­tion » qu’il des­sine sur la page blanche de la salle où le groupe se réu­nit. Le poète con­fron­té à l’isole­ment trou­vait une com­pen­sa­tion dans l’en­tité du groupe qui l’at­tendait. La classe, telle qu’il l’avait con­sti­tuée, résul­tat d’un choix réciproque, émet­tait tou­jours des appels aux­quelles le péd­a­gogue, séduc­teur et séduit, ne restait pas étranger. L’en­seigne­ment ser­vait aus­si de cure con­tre la soli­tude.

Tout se retrou­ve : l’en­seigne­ment enreg­istre l’or­dre essen­tiel qui régit la per­son­nal­ité d’un artiste. Vitez qui s’est mon­tré attiré par les grandes formes de la cul­ture théâ­trale, l’alexan­drin en par­ti­c­uli­er, autant que par les mar­i­on­nettes dans leur ver­sion « prim­i­tive », a exer­cé par ailleurs, avec une égale pas­sion, l’en­seigne­ment auprès des élèves du Con­ser­va­toire et des « ama­teurs » d’Ivry. Il leur pro­po­sait peut-être des exer­ci­ces sim­i­laires, mais sans jamais les soumet­tre au même regard cri­tique. Celui-ci devait échap­per à toute appré­ci­a­tion nor­ma­tive unique. Vitez souhaitait le rel­a­tivis­er car, comme dans ses pra­tiques théâ­trales, la con­tra­dic­tion devait cor­riger chaque terme en fonc­tion de l’autre. Vitez a appliqué — à la péd­a­gogie les leçons de la dialec­tique.

Avec Vitez je ne me suis dis­puté qu’une seule fois : il affir­mait « je suis pour une école de théâtre, et non point de l’ac­teur ou du met­teur en scène. Je suis con­tre la divi­sion en fac­ultés ». Tout pro­jet d’en­seigne­ment « poly­tech­nique » le révul­sait. Il n’a jamais cru qu’à « une école de l’ac­teur ». Com­ment inter­préter pareille obsti­na­tion ? Méfi­ance à l’é­gard de la mise en scène comme activ­ité dérivée ou con­fi­ance absolue accordée à ce cen­tre irra­di­ant du théâtre qu’est le comé­di­en ? En dehors de lui, point de salut. Sauvé ou per­du, le théâtre ne le sera que par lui.

L’é­cole tire sa légitim­ité plus de ce qu’elle instau­re comme lib­erté que de ce qu’elle dis­pense comme savoir­faire. Vitez recon­naît y avoir « trou­vé tout ce qu’il aurait fait », mais à son tour, lui aus­si, il a appris aux élèves com­ment ne pas « per­dre le fan­tasme » pre­mier. Ensem­ble ils se livraient à une expéri­men­ta­tion indif­férente à toute con­trainte. Là-bas seule­ment Vitez envis­ageait de « met­tre en cause le théâtre tout entier ». Lab­o­ra­toire de l’alchimiste que le pub­lic effraie.

« L’é­cole, le plus beau théâtre du monde » — com­ment for­muler cri de dés­espoir plus pudique ?Dans cette con­fes­sion, Vitez iden­ti­fie l’é­cole à l’e­space de lib­erté où peut se dévelop­per la pra­tique qui lui est la plus chère, celle de l’ex­er­ci­ce et de la vari­a­tion. En poète il se réclame du geste rapi­de, nerveux et flu­ide, con­traire au tra­vail par addi­tions suc­ces­sives pra­tiquées par les romanciers. L’é­cole c’est l’e­space de la pos­ture poé­tique. Ailleurs, il faut oeu­vr­er aux enchaîne­ments, à la con­struc­tion des archi­tec­tures, mais aus­si se soumet­tre ou, au moins admet­tre, le juge­ment pub­lic. Vitez, en amoureux des avant-gardes, aurait aimé s’en affranchir, mais en même temps, en artiste citoyen, il n’o­sait pas affirmer publique­ment pareille atti­tude. Il sera à jamais un provo­ca­teur de cab­i­net. Et c’est ce à quoi il assim­i­le la salle de classe… espace sans con­traintes. Là, seule­ment, il sat­is­fai­sait son appétit de lib­erté. Le salle restera tou­jours en-deça et c’est pourquoi l’é­cole sera pour lui « le plus beau théâtre du monde ».

L’en­seigne­ment se présente comme un mode de partage de la durée : il ren­voie à un temps orig­i­naire. « Ceux qui ont suivi mes cours, j’ai le sen­ti­ment d’avoir été enfant avec eux, c’est aus­si le sen­ti­ment qu’on éprou­ve avec ses pro­pres enfants : nous étions petits ensem­ble ».

Enseign­er, pour Vitez, sig­ni­fie surtout se trou­ver à l’o­rig­ine. L’é­cole, lieu de l’o­rig­ine. Ne pas hérit­er, mais enfan­ter. Se plac­er au com­mence­ment, là où les voca­tions se for­mu­lent, où les iden­tités se dessi­nent, où le nou­veau sur­git. Cela ren­voie, une fois encore, à la mytholo­gie de la jeunesse dont son enseigne­ment reste indis­so­cia­ble. Il se pense en père des acteurs à venir, en foy­er des généra­tions futures, en légataire d’un « théâtre d’ex­er­ci­ce » expéri­men­té dans le lab­o­ra­toire de l’é­cole. Vitez a assim­ilé l’en­seigne­ment à la meilleure manière d’être le géni­teur de son pro­pre groupe, de sa famille, de son monde. Hos­tile à l’héritage ou à l’adop­tion, il souhaitait oeu­vr­er surtout à l’ac­couche­ment de ses acteurs.

Arrivé à la Comédie-Française, c’est l’é­cole qui lui a man­qué. C’est pourquoi il rêvait de Bièvres et de re-com­mence­ment.

Ce texte est repris avec l’aimable autori­sa­tion de la revue Europe.

Portrait
2
Partager
Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements