Sur le théâtre des oreilles — Sur le théâtre de l’effacement

Sur le théâtre des oreilles — Sur le théâtre de l’effacement

Le 25 Avr 2002

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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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« La meilleure pièce pos­si­ble serait celle qui se jouerait sans comé­di­ens, où il n’y aurait que le texte : j’essaye de trou­ver le moyen d’en écrire une. »1

POUR Beck­ett, la perte n’implique pas la dis­pari­tion, mais plutôt une sorte d’effacement. « La perte du corps c’est le tri­om­phe de la parole », dit-il.2
Dans La Dernière Bande, il donne un dis­posi­tif mécanique à Krapp pour enreg­istr­er et se remé­mor­er son passé :
« Krapp lève la tête rêvasse, se penche sur l’appareil, la branche et prend une pos­ture d’écoute, c’est-à-dire le buste incliné en avant les coudes sur la table, la main en cor­net dans la direc­tion de l’appareil, le vis­age face à la salle. […] Krapp débranche l’appareil, ramène la bande un peu en arrière, approche l’oreille de l’appareil, le rebranche. […] Krapp débranche l’appareil, lève la tête, regarde dans le vide devant lui. Ses lèvres remuent sans bruit en for­mant les syl­labes. […] Krapp débranche impatiem­ment l’appareil fait avancer la bande, rebranche l’appareil. […] Krapp débranche l’appareil ramène la bande en arrière, rebranche l’appareil. »3
Le mag­né­to­phone con­fronte Krapp à ses dif­férents egos, faisant appa­raître con­crète­ment le déclin, la perte, l’échec, la désil­lu­sion et la dis­con­ti­nu­ité.
Par cette util­i­sa­tion séquen­tielle du temps, Beck­ett énonce le temps comme le cen­tre de grav­ité de la parole. Ain­si, il pro­duit de la mémoire et un cer­tain état de con­science chez le spec­ta­teur, redou­blé par l’acteur qui devient son pro­pre audi­teur. L’acteur n’est plus seule­ment le récep­ta­cle dif­fuseur mais un con­tenant émet­teur-récep­teur. À la lec­ture de La dernière Bande, Krapp rap­pelle Beck­ett. Ce dédou­ble­ment remet en ques­tion la présence de l’auteur sur scène. L’auteur n’incarne plus des per­son­nages comme dans le pre­mier théâtre grec, mais il découpe le temps. Il incar­ne le temps, le temps de la parole.
Mais le théâtre de Beck­ett, redéfinis­sant sans cesse les lim­ites de l’existence par l’acteur, pour­rait être dif­fi­cile­ment un théâtre de mar­i­on­nettes. Le corps de l’acteur beck­et­tien s’estompe, mais ne se mor­celle pas. C’est le corps allé­gorique de mul­ti­ples impuis­sances qui laisse le pou­voir à la nar­ra­tion.
Le temps est à la parole ce que le cen­tre de grav­ité est au mou­ve­ment. Ain­si dans la mise en scène du Théâtre des oreilles de Valère Nova­ri­na, l’on a essayé de sépar­er le temps de l’auteur du moment de la parole. Nova­ri­na, obser­va­teur, devient une mar­i­on­nette, et les mots les acteurs.
[…] « Les mots livrent un com­bat, jouent une comédie, un drame. C’est parce que tous les mots sont comiques. Parce qu’ils sont pronon­cés par l’orifice supérieur du tube diges­tif, alors qu’ils sont pen­sés tout bas. Car celui qui prononce les mots dans la pen­sée est en bas. C’est lui qui prononce les mots en pen­sée. La bouche par­le, mais c’est la bouche muette d’en bas, voix étouf­fée, qui mime en pen­sée les mou­ve­ments de la bouche, qui lance, qui prononce les sons en silence. »4
La mar­i­on­nette est le cen­tre d’équilibre autour duquel fluctuent les paroles émis­es par trois haut-par­leurs mobiles. Elle suit des yeux les mou­ve­ments et les sons. Elle ouvre ses lèvres sans bruit. Pen­dant ce temps, le manip­u­la­teur, à l’arrière-scène, mange deux bananes. La mar­i­on­nette, elle, ne peut pas manger de bananes. Le manip­u­la­teur ani­mal, le singe, n’a pas d’imitateur : il est déjà son dou­ble.
Une fois l’auteur sur scène, on n’a donc plus besoin de l’acteur, seule­ment des mots, de leur scan­sion et de leur poly­phonie.

Sur le théâtre de ven­tril­o­ques

Nova­ri­na est présent sous la forme d’une mar­i­on­nette élec­tron­ique archaïque, l’auteur syn­thé­tique — celui qui dans le théâtre grec prim­i­tif changeait de robe, de masque et de voix — il est ici au cen­tre de la scène, pétri­fié dans son silence.
L’auteur-producteur devient auteur-obser­va­teur, acteur pos­si­ble et impos­si­ble, puisque muet, il suit du regard la mise en espace et en ten­sion du texte, matéri­al­i­sa­tion visuelle d’un espace radio­phonique.
La dis­so­ci­a­tion de l’individu de sa voix dés­in­car­né le son, le corps n’est plus le refuge du per­son­nage mais la voix, comme si le texte n’avait de référence qu’au texte, ou qu’il se générait lui-même. Ce n’est pas pour autant une scène inan­imée évo­quant la mort et l’immobile, mais plutôt sa fig­ure inver­sée et illu­soire : l’animation arti­fi­cielle, le vivant auto­mate, le faux mou­ve­ment.
La seule référence anthro­po­mor­phique du vis­age suf­fit à évo­quer le robot. C’est pour cette rai­son qu’il n’y a pas de détails d’habillage de la machine, pour préserv­er l’objet tech­nique et la ressem­blance aus­si brute que pos­si­ble et pour ne pas opter pour une forme de styl­i­sa­tion, sinon restituer le choix d’une dis­po­si­tion scénique. La démarche est de ren­forcer la mar­i­on­nette dans son sens archaïque opposé à l’objet virtuel qui serait un robot tech­nologique.
Sur le moulage du vis­age de Nova­ri­na sont rétro-pro­jetées (à l’aide d’un miroir adap­té à un petit pro­jecteur vidéo) 12 séquences de mou­ve­ments de 10 sec­on­des, mis­es en boucle sur un CD action­né d’un clavier.
Ces mou­ve­ments faci­aux comptent 8 posi­tions du regard qui suiv­ent ou non les haut-par­leurs. Cette con­ven­tion délim­ite l’espace sonore. Par ailleurs, 4 posi­tions sta­tiques résu­ment les dif­férents états du vis­age : A. yeux ouverts / bouche fer­mée ; B. yeux fer­més / bouche fer­mée ; C. yeux fer­més / bouche ouverte ; D. yeux ouverts / bouche ouverte. Tout mou­ve­ment néces­site de repass­er par la posi­tion A. La mar­i­on­nette ne fait pas de mim­iques. Les mou­ve­ments choi­sis sont des indices, de sim­ples réac­tions à un stim­u­lus. Si la posi­tion des yeux accom­pa­gne le déplace­ment des haut-par­leurs, cette inter­ac­tion est inter­prétée comme un mou­ve­ment.
Si la posi­tion des yeux ne suit pas les haut-par­leurs, mais prend une autre direc­tion, la mar­i­on­nette mar­que une atti­tude. Le spec­ta­teur peut inter­préter tous ces symp­tômes, mais ils ne lui sont pas des­tinés, ils ne con­stituent pas un élé­ment de com­mu­ni­ca­tion.
La mar­i­on­nette élec­tron­ique regarde l’introduction des trois coryphées. La poly­phonie de chaque haut-par­leur com­pense l’économie physique du chœur et cen­tralise l’intérêt sur le procédé mécanique sig­nifié de la pièce : les mou­ve­ments. Le rythme de l’alternance, ain­si que les arrêts sur image réglés sur les déplace­ments des haut-par­leurs et le texte font la mise en scène qui souligne la mise en espace du lan­gage.
Ces inter­ac­tions sont la par­tie sen­si­ble et vul­nérable de la choré­gra­phie des mou­ve­ments. À la mise en scène se sub­stitue le réglage sub­til d’une par­ti­tion aléa­toire.
La mar­i­on­nette élec­tron­ique dénoue ain­si la sit­u­a­tion, incar­nant finale­ment le deus ex machi­na par un mou­ve­ment res­pi­ra­toire pneu­ma­tique.
La mar­i­on­nette pneu­ma­tique met en évi­dence le para­doxe de la présence de l’acteur réc­i­tant de l’antithéâtre, tout comme le texte Nova­ri­na en forme de char allé­gorique Pour Louis de Funès5 pose la ques­tion de la chair dans ce com­bat acharné du texte pour le texte, ou plutôt de la langue pour le lan­gage et de la parole pour le mot.
Cette forme d’écriture, par­mi d’autres, est à met­tre en par­al­lèle avec le tra­vail de démem­bre­ment, de dis­lo­ca­tion et d’échantillonnage d’attitudes, de gestes et de sit­u­a­tions de Bruce Nau­man, Tony Oursler et Gary Hill — qui con­tribuent à la dépro­gram­ma­tion de la représen­ta­tion du corps de l’acteur, avec des matéri­aux vidéo. La notion même de cor­po­ral­ité y est trans­fig­urée par le lan­gage, la bouche, le vis­age, le mou­ve­ment, le mem­bre et l’épiderme.
Ain­si dans le pro­logue du Théâtre des oreilles, Nova­ri­na intro­duit sur scène le pre­mier des hommes en même temps que la viande de l’acteur :

Le théâtre est vide. Entre Adam.
Adam
— D’où vient qu’on par­le ? Que la viande s’exprime ?
Il sort. Entrent l’Homme de Pon­ta­lam­bin…

Le dis­posi­tif écrit ou filmé ne nomme pas la nature du lan­gage, mais ses formes et son exer­ci­ce sur la matière des corps. Les instal­la­tions aux­quelles l’on peut se référ­er cherchent à abstraire la com­mu­ni­ca­tion en stig­ma­ti­sant au lieu de dénon­cer. Par exem­ple, Anthro/ Socio (Rind Fac­ing Cam­era, 1991) de Bruce Nau­man, réduit le spec­ta­teur au silence par une scan­sion assour­dis­sante pro­jetée en trois dimen­sions. Inverse­ment, dans World Peace (Pro­ject­ed, 1996), c’est l’émission rapi­de et sourde du texte qui ne laisse pas d’espace men­tal pour le spec­ta­teur :

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Écrit par Zaven Paré
Zaven Paré est plas­ti­cien et met­teur en scène. Il a conçu et dirigé Le théâtre des oreilles d’après...Plus d'info
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