L’onomastique et la tentation de la farce — À propos de Café des Patriotes et du grand méchant loup

L’onomastique et la tentation de la farce — À propos de Café des Patriotes et du grand méchant loup

Pour Olivier Gourmet

Le 27 Oct 2002
Janine Godinas et Edith Van Malder dans CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1998, photo Véronique Vercheval.
Janine Godinas et Edith Van Malder dans CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1998, photo Véronique Vercheval.

A

rticle réservé aux abonné·es
Janine Godinas et Edith Van Malder dans CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1998, photo Véronique Vercheval.
Janine Godinas et Edith Van Malder dans CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1998, photo Véronique Vercheval.
Article publié pour le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
75
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

DANS UN TEXTE pub­lié dans le n° 57 Alter­na­tives théâ­trales (mai 1998), Nan­cy Del­halle, ren­dant compte de l’actualité belge de Jean-Marie Piemme cette année-là — Café des Patri­otes mis en scène par Philippe Sireuil et 1953 par Marc Liebens —, citait une let­tre de l’auteur des­tinée aux acteurs et « à tous ceux qui [allaient] tra­vailler » sur Café des Patri­otes.
Il y qual­i­fi­ait la pièce de « comédie des com­porte­ments soci­aux dans un temps qui marche au bord du vide », et Nan­cy Del­halle, à juste titre, détachait en exer­gue de son pro­pos ce mot de « comédie », si rare et si risqué sous le clavier de Jean-Marie Piemme, lui qui, depuis le suc­cès mit­igé de Sans men­tir, sem­blait avoir plutôt délais­sé la satire et défini­tive­ment opté pour le genre dra­ma­tique grave, aux lim­ites de la tragédie, celui qui jusqu’à 1953 par exem­ple, se déduit des obscures ten­sions de Neige en décem­bre et de Com­merce gour­mand.
Adhérant pleine­ment à ce dépistage d’une ten­ta­tion comique forte dans l’écriture de Café des Patri­otes, j’oserai per­son­nelle­ment une hypothèse qui fran­chit un pas de plus dans l’échelle du rire et pro­poserai de rat­tach­er la pièce, en dépit de l’horreur et de l’effroi — ou peut-être juste­ment à cause d’eux —, à une tra­di­tion qui n’a pas très bonne presse en ces temps pudi­bonds et puri­tains de répres­sion « poli­tique­ment cor­recte » : je veux citer la farce poli­tique, ce genre très sin­guli­er qui remonte aux Antiq­ui­tés d’Aristophane et de Plaute, tra­verse les arché­types et les impro­vi­sa­tions sub­ver­sives de la Com­me­dia dell’arte, tente man­i­feste­ment Molière — dans toute son œuvre —, et accède enfin à la moder­nité avec entre autres Jar­ry, puis Vinaver, Rez­vani, Dario Fo, et surtout, pour les enjeux idéologiques qui ici nous con­cer­nent, avec Brecht (Arturo Ui), Chap­lin (Le Dic­ta­teur) et Tabori (Mein Kampf)…
Dans toutes ces œuvres ou presque, un trait car­ac­térise leur rat­tache­ment au genre, c’est l’onomastique — la sig­nifi­ance des noms pro­pres —, qu’elle soit trans­par­ente ou cryp­tée, allé­gorique ou car­i­cat­u­rale. Ain­si le guer­ri­er fan­faron sera-t-il nom­mé « Lama­chos » chez Aristo­phane (du grec « makhé », le com­bat) et « Pyr­gopolin­ice » (le vain­queur de tours) chez Plaute, avant de devenir « Mata­more » (le tueur de Mau­res) dans la tra­di­tion comique ital­i­enne et chez Corneille. Et Molière quant à lui retien­dra de l’onomastique allé­gorique et car­i­cat­u­rale sa capac­ité à met­tre en rela­tion un per­son­nage et sa fonc­tion sociale, en l’occurrence accom­pa­g­née d’une dimen­sion scat­ologique et grotesque égale­ment con­sti­tu­tive de la tra­di­tion farcesque. Ain­si la déri­sion de la médecine, dans ce chef‑d’œuvre tes­ta­men­taire qu’est Le Malade imag­i­naire, passe-t-elle aus­si par les noms fan­tai­sistes de Mon­sieur Fleu­rant l’apothicaire (« fleur­er », sen­tir bon, répan­dre une odeur agréable), et de Messieurs Pur­gon (« purg­er ») et Diafoirus (mot-valise com­posé de « diar­rhée » et « foir­er »), les médecins, aux­quels il con­vient d’adjoindre le prénom de Thomas qui, rede­venu nom com­mun et con­cur­rem­ment avec « jules », désigne famil­ière­ment le vase de nuit.
Telle est donc la piste que je pro­pose d’explorer quant aux per­son­nages à la fois très con­crets et très arché­ty­paux de Café des Patri­otes. Piemme lui-même sem­ble nous y encour­ager dès Com­merce gour­mand en étab­lis­sant entre les per­son­nages de Ben­ny et de Bet­sy une sorte d’effet de miroir, de gémel­lité homonymique qui induit le sens de leur rela­tion. Plus tard la décli­nai­son des prénoms féminins d’Anna, Olga et Sonia indi­quera la dette tchékhovi­enne entretenue jusqu’à la con­struc­tion poly­phonique et à la ten­ta­tion psy­chodra­ma­tique par une pièce aus­si « inter­textuelle » et référen­tielle que Scan­daleuses.

Un bap­tême

Et pour attir­er défini­tive­ment notre atten­tion sur l’importance des noms pro­pres, et notam­ment ceux de ses per­son­nages, Jean-Marie Piemme ne va-t-il pas jusqu’à clore Café des Patri­otes par un rit­uel de « bap­tême » et de (re)naissance, celui qui con­siste à désign­er, à nom­mer un nou­veau-né ? Ten­ant l’enfant « à bout de bras » (comme sur l’autel ou les fonds bap­tismaux) et le présen­tant à Simon Fleurkin, le résis­tant juif tor­turé et déporté (comme à un mar­tyr ou à un mirac­ulé), Clau­dia s’écrie joyeuse­ment : « Mon­sieur Simon. Il a trois mois ! Il est beau ! La musique le fait déjà rire. Il s’appelle Pietro ! Pietro Gor­da. » Avec son prénom suivi du nom du père, le petit Pietro Gor­da trans­met­tra ain­si, de par la volon­té de sa mère déjà veuve au moment de la nais­sance, la mémoire de la fil­i­a­tion ital­i­enne, résis­tante et antifas­ciste. Le prénom quant à lui ajoute une note d’espoir et d’optimisme puisque, via l’apôtre romain et le jeu de mot éty­mologique sur la pierre, il con­note le con­struc­teur, le bâtis­seur, en même temps que la solid­ité du roc. Mais ne per­dons pas de vue qu’il ne s’agit là que d’un sobri­quet et que de son vrai prénom l’apôtre Pierre s’appelait Simon — le prénom du vieux Fleurkin pré­cisé­ment, à qui Clau­dia « présente » l’enfant comme à un par­rain ou à un grand-père sub­sti­tu­tif — éty­mologique­ment en hébreu celui qui « écoute, com­prend, déduit et retient » : l’intelligence, l’analyse cri­tique, l’histoire, la mémoire, autant de valeurs por­teuses d’avenir et de rai­son.
Ain­si, non seule­ment cette « hap­py end » à l’exaltation un peu amère et for­cée nous rap­pelle que toute dra­maturgie se rat­tache de près ou de loin à la célébra­tion d’un rite du pas­sage, voire d’initiation, mais elle attire égale­ment notre atten­tion sur la fonc­tion sym­bol­ique du nom — de la sig­na­ture, dirait Der­ri­da — dans l’économie dra­maturgique générale de la pièce.
Ce clin d’œil final nous appa­rais­sant comme une autori­sa­tion, voire une invi­ta­tion de l’auteur, peut-être pou­vons-nous rétro­spec­tive­ment soumet­tre à la ques­tion quelques-uns des noms de per­son­nages et ten­ter de dis­cern­er ce qu’ils voudront bien nous répon­dre. Et en pre­mier lieu bien sûr, Willy Dewolf, le patron du café des Patri­otes : on ne sera pas éton­né que son prénom, dérivé de l’anglo-saxon William, lui même issu de l’allemand Wil­helm, soit asso­cié à la volon­té de pou­voir : « will ». Mais prénom de roi, d’empereur ou de con­quérant (Guil­laume), il est pour­tant ici dégradé par la famil­iar­ité du diminu­tif. Ain­si améri­can­isé, vul­gar­isé, presque infan­til­isé, il n’est plus qu’un sym­pa­thique et pop­u­laire prénom de coureur cycliste, vain­queur d’étape du Tour des Flan­dres — un roi de car­naval en quelque sorte. Si Willy rap­proche et ras­sure, Dewolf au con­traire inquiète et effraie : en fla­mand, comme dans la plu­part des langues anglo-sax­onnes, c’est le loup, le grand méchant loup san­guinaire et car­ni­vore des mytholo­gies pop­u­laires. Comme si dans ce pays bilingue et divisé, der­rière le folk­lore bon enfant du Front Nation­al se cachait l’impitoyable dureté du Vlaamse Blok. Comme si aus­si, et nous retrou­vons là l’intention car­i­cat­u­rale, Dewolf rejoignait dans le siè­cle les quelques loups cro­qués, à des fins résis­tantes et antifas­cistes, à l’effigie du Führer : le fameux Blitz Wolf de Tex Avery, par exem­ple, dess­iné dès 1942, ou encore, moins con­nue, la BD de Cal­vo et Dancette, La Bête est morte (1944 – 45), qui à la manière des bes­ti­aires ou des fables, trans­pose le réc­it de la Sec­onde Guerre mon­di­ale en un com­bat d’animaux anthro­po­mor­phes. Ain­si Dewolf nous rap­pelle-t-il ce que tout le monde sait depuis Hobbes et son Leviathan, que l’homme est un loup pour l’homme. Et ce sont d’ailleurs les images du loup, des dents, du sang et du car­nage qui spon­tané­ment nour­ris­sent le réc­it ému d’Yvonne, la serveuse, lorsqu’elle évoque la tuerie dont elle a été témoin et pour ain­si dire vic­time — un événe­ment qui, dans la pièce, et notam­ment par la voix de Gian­ni, le père du petit Pietro, jour­nal­iste d’investigation forte­ment engagé à gauche, met en rela­tion le cli­mat d’insécurité et d’attentats entretenu par ceux qu’on a appelés les « tueurs du Bra­bant », l’activité secrète des mou­ve­ments d’extrême-droite et la mon­tée en puis­sance élec­torale du Front Nation­al.
Autour de Willy gravite toute une petite pop­u­la­tion dont, pour une moin­dre part, l’identité doit beau­coup à l’onomastique. D’abord, il y a Yvonne, la serveuse vieil­lis­sante, authen­tique Brux­el­loise fran­coph­o­ne, dont le prénom « nation­al-pop­u­laire » — d’Yvonne Print­emps à Tante Yvonne (de Gaulle) — fleure bon la francité, l’antériorité des orig­ines, le droit du sol, le droit du sang et autres fadais­es qui, à côté d’éventuelles moti­va­tions amoureuses, la por­tent d’un même mou­ve­ment à l’admiration de Willy ain­si qu’à l’adhésion à ses idées racistes et xéno­phobes. Il y a aus­si Fred­dy, le chauf­feur, garçon de cours­es, garde du corps et homme à tout faire : c’est à la fois le dou­ble et la voix de son maître — même type de diminu­tif en « y », en plus jeune, prêt même à pren­dre la relève et à assur­er la rota­tion du cycle, un peu comme Fron­tin qui, après la chute et le détrône­ment sym­bol­ique de Tur­caret dans la comédie de Lesage, annonce à son tour son règne et son avène­ment prochains. Quant à Car­men, son prénom évoque d’abord prob­a­ble­ment l’émigration espag­nole, aux temps de la Guerre civile, de ses par­ents ou grands-par­ents — pour des raisons économiques : faire la bonne ou encore tra­vailler à la ferme ou à l’usine ; et peut-être aus­si pour fuir le fran­quisme. Il est riche surtout de la référence au per­son­nage mythique de l’opéra de Bizet, lui-même inspiré de la nou­velle de Mérimée : jeune femme fatale, elle séduit des hommes aus­si dif­férents de cul­ture et de généra­tion que Julien et Willy, qui tous deux la parta­gent avec pas­sion et, comme on dit famil­ière­ment, l’ont dans la peau. Aus­si indépen­dante et rebelle que la cig­a­r­ière qui lui sert de mod­èle, elle veut à la fois échap­per à la mis­ère et vivre libre, ce qui con­stitue pour elle sinon un enjeu trag­ique, du moins un dilemme et un con­flit.

De Rome à Brux­elles

Patrick Lerch et David Quertigniez dans CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1998, photo Véronique Vercheval.
Patrick Lerch et David Quer­tig­niez dans CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1998, pho­to Véronique Vercheval.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
auteur
Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
#75
mai 2025

Jean-Marie Piemme

28 Oct 2002 — DANS LE théâtre de Jean-Marie Piemme, la figure féminine occupe une place particulière. Elle reçoit, dans la lecture qu’organise le…

DANS LE théâtre de Jean-Marie Piemme, la fig­ure fémi­nine occupe une place par­ti­c­ulière. Elle reçoit, dans la lec­ture…

Par Nancy Delhalle
Précédent
26 Oct 2002 — LES SUJET de cette contribution au numéro consacré à l’auteur francophone sans doute le plus connu et le plus joué…

LES SUJET de cette con­tri­bu­tion au numéro con­sacré à l’auteur fran­coph­o­ne sans doute le plus con­nu et le plus joué en Bel­gique néer­lan­do­phone est de ten­ter d’expliquer l’intérêt que sus­cite en Flan­dre le tra­vail de…

Par Alex Mallems
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total