Piemme écrit comme on boxe

Piemme écrit comme on boxe

Entretien avec Philippe Sireuil

Le 23 Oct 2002

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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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Bernard Debroux : Qu’est-ce qui t’a décidé à mon­ter Jean-Marie Piemme ? Quels enjeux posaient cette écri­t­ure au moment où elle émerge en Bel­gique ?

Philippe Sireuil : Je ne peux pas taire que l’amitié qui m’unissait et qui me lie tou­jours à Jean-Marie a joué un rôle dans la déter­mi­na­tion qui fut mienne. Au-delà de cette ami­tié née d’un com­pagnon­nage qui remon­tait à 1979 (sa pre­mière pièce est écrite en 1986), à l’époque où je met­tais en scène CRÉANCIERS de Strind­berg dont il avait été le dra­maturge comme il allait l’être ensuite de 1979 à 1986 sur tous les spec­ta­cles que j’ai faits, il y a évidem­ment mon attache­ment à l’écriture con­tem­po­raine en général ; j’ai sou­vent dit que ce que le théâtre se devait de con­tribuer à inven­ter, c’est une lit­téra­ture qui puisse laiss­er une trace de son exis­tence. Je pense que le théâtre se définit, pour une part, par sa capac­ité à laiss­er der­rière lui des œuvres écrites, qu’il ne peut pas y avoir de théâtre d’aujourd’hui sans lit­téra­ture d’aujourd’hui, quels que soient par ailleurs l’importance du réper­toire et l’intérêt qu’on peut avoir à le tra­vailler et à l’interroger. Il faut aujourd’hui pren­dre les risques d’une écri­t­ure d’aujourd’hui avec un regard d’aujourd’hui.
Dans cette per­spec­tive-là, il m’apparaissait comme allant de soi d’aider à faire émerg­er une écri­t­ure, un écrivain, en lui offrant la pos­si­bil­ité de fig­ur­er au sein d’une pro­gram­ma­tion théâ­trale pen­dant plusieurs années.

B. D. : Qu’est-ce qui t’a poussé à com­man­der, si je me rap­pelle bien, cinq pièces à Jean-Marie Piemme pour cinq saisons con­séc­u­tives ?

P. S. : Je n’ai rien com­mandé, j’ai pris une déci­sion : celle d’inscrire, durant cinq saisons, une pièce de Jean-Marie Piemme par sai­son ; trois des spec­ta­cles ont été mon­tés par d’autres que moi, Neige EN DÉCEMBRE par François Beuke­laers, SANS MENTIR par toi et Les Yeux INUTILES par Janine God­i­nas, et j’ai pris le relais à l’intérieur de ces trois invi­ta­tions avec COMMERCE Gour­mand et Le Badge de Lénine. Il s’agissait, en fait, de la posi­tion d’un homme de théâtre ayant la charge de la pro­gram­ma­tion artis­tique d’un théâtre (le Théâtre Varia) : le sou­tien à une écri­t­ure dont on pense qu’elle est impor­tante, qu’elle doit se dévelop­per, qu’elle doit être enten­due des spec­ta­teurs, qu’elle doit se frot­ter à la sen­si­bil­ité et à l’intelligence des acteurs, et on sait bien que c’est de la fréquen­ta­tion intime et régulière que l’écrivain peut avoir avec la scène que son écri­t­ure advient réelle­ment. Cela est né ain­si. Je crois que la « ténac­ité » de ces cinq années a évidem­ment per­mis à Jean-Marie Piemme d’avoir des per­spec­tives, d’être joué, de se col­leter au plateau et de voir peu à peu le cer­cle des con­nais­seurs s’agrandir autour de lui, jusqu’à sus­citer après ça d’autres pro­jets, jusqu’à voir aus­si son écri­t­ure pren­dre des chemins très dif­férents. Entre Neige en décem­bre, sa pre­mière pièce, et sa dernière, Les Hos­tiles, dont j’ai lu une troisième ver­sion la semaine dernière et qu’il écrit à ma demande, il y a un tra­jet qui appar­tient à l’essence de l’écriture, mais aus­si à l’environnement de son développe­ment.

B. D. : Com­ment vois-tu l’évolution de son écri­t­ure ?

P. S. : Elle est en per­pétuel mou­ve­ment. Les con­tra­dic­tions des com­porte­ments humains entre débat pub­lic et sphère privée, les réal­ités poli­tiques, sociales, his­toriques de la société dans laque­lle l’écrivain se meut investis­sent sans cesse les méan­dres du développe­ment de son écri­t­ure : il y a peu d’exemples d’écrivains qui se mouil­lent autant à traiter le réel sans vers­er dans le nat­u­ral­isme ni dans le théâtre soci­ologique ou doc­u­men­taire ; le tra­vail de la fic­tion est con­stam­ment à l’œuvre. Entre les pre­mières pièces et ce qu’il écrit aujourd’hui, un tra­jet s’est bien sûr opéré, sans aucun doute lié à ses pro­pres ques­tions sur la spé­ci­ficité du théâtre, sa per­ti­nence ou son imper­ti­nence, la qual­ité minori­taire qu’il lui accorde dans un texte devenu très célèbre pub­lié par Alter­na­tives théâ­trales1.
Par ailleurs, je crois que plus il avance dans l’acte d’écrire du théâtre, moins il a peur de son écri­t­ure. Com­mencer une pièce par : « — Com­ment ça va ? — Ça va ! » lui parais­sait incon­cev­able au début de sa vie d’écrivain ; il a fait du chemin depuis. Je crois que c’est très lié aux con­tacts qu’il a eus avec les acteurs. Plus encore que les met­teurs en scène, ce sont les acteurs qui lui ont révélé la nature de son écri­t­ure. Que ce soit par défaut ou par réus­site. Je crois que c’est au con­tact des acteurs que l’écriture de Jean-Marie s’est frot­tée à la fan­taisie du théâtre et au jeu des pos­si­bles. Les acteurs, lorsqu’ils abor­dent pour la pre­mière fois l’écriture de Jean-Marie Piemme, sont tou­jours exces­sive­ment décon­te­nancés par cet effet kaléi­do­scope des reg­istres qu’on trou­ve dans ses pièces, mais quand ils en trou­vent le chemin inter­pré­tatif, ils en ont une grande jouis­sance. Il y a eu, entre lui et les acteurs qui ont par­ticipé à l’interprétation de ses pièces, un échange dialec­tique qui se pour­suit aujourd’hui.

B. D. : Com­ment peux-tu expli­quer le suc­cès de Toréadors ?

P. S. : Toréadors est une pièce cou­sine de Café des Patri­otes, et Café des Patri­otes est né de notre com­mune volon­té d’œuvrer sur le « matéri­au Bel­gique », quelques semaines après avoir con­staté que les retrans­mis­sions en direct des audi­ences de la com­mis­sion par­lemen­taire chargée d’enquêter sur l’affaire Dutroux et ses dys­fonc­tion­nements recueil­laient bien plus d’audience que les théâtres ne pour­raient jamais en espér­er. La pièce est née d’une com­mande, venant en rem­place­ment d’un autre pro­jet pro­gram­mé, mais dont je ne voy­ais plus la « néces­sité » : les acteurs étaient engagés, un théâtre, Le Pub­lic, m’avait invité et réservé un bud­get, mais je n’avais plus de texte : j’ai donc demandé à Jean-Marie s’il ne voulait pas m’écrire une pièce pour deux acteurs, une sorte de Dia­logues d’exilés ou de Neveu de Rameau, à la mode de chez nous, et quinze jours plus tard, la pièce était là ! J’ai immé­di­ate­ment pen­sé que c’était cela qu’il fal­lait que nous fas­sions. Est-ce l’enjeu ludique de la propo­si­tion ? Est-ce l’immédiateté, la spon­tanéité de l’écriture ? Sont-ce les thé­ma­tiques ren­con­trées ? Le suc­cès de TORÉADORS tient à la fois à la facétie irrévéren­cieuse, à l’extraordinaire duplic­ité de l’écriture, et aus­si à la capac­ité de ces deux acteurs atyp­iques que sont Pietro Piz­zu­ti et Alexan­dre von Sivers de faire leur un spec­ta­cle dont ils sont aujourd’hui les heureux pro­prié­taires. Je crois que ce que TORÉADORS, avec ses moyens, illus­tre, c’est que le théâtre ne peut pas se dépar­tir con­stam­ment de la réal­ité dans laque­lle il évolue. Je crois que ce qui intéresse le pub­lic qui assiste au spec­ta­cle, c’est que les deux pro­tag­o­nistes et l’histoire qui les lie leur « par­le ». De manière ludique, irrévéren­cieuse, tonique, imper­ti­nente, d’un « état du monde », des mœurs ren­con­trées dans notre roy­aume et au-delà. On retrou­ve là une écri­t­ure qui endosse le rôle du bouf­fon face aux dif­férents pou­voirs évo­qués dans le texte (judi­ci­aire, économique, religieux, polici­er). Je crois que c’est ça qui fait fonc­tion­ner le spec­ta­cle : un duo d’acteurs au mieux de leur art, une écri­t­ure joyeuse­ment cri­tique.

B. D. : N’as-tu pas l’impression que la parole cri­tique s’estompe, s’efface der­rière des enjeux plus théâ­traux ?

P. S. : Je lis tou­jours les pièces de Jean-Marie en pen­sant que rien chez lui n’est tout à fait inno­cent. Je crois qu’il a fait le deuil d’un cer­tain nom­bre de posi­tions et que la machine à jouer est peut-être dev­enue plus prépondérante. Notam­ment dans les derniers textes que j’ai pu lire et qui ne sont pas pub­liés. Il reste cepen­dant un « souf­fleur inqui­et », un écrivain qui prend la parole. Que ça passe à tra­vers le fil­tre et que ça soit de plus en plus masqué par le jeu avec le théâtre, sans doute ; mais le dernier texte que j’ai mon­té au Con­ser­va­toire de Lau­sanne, Emballez, c’est pesé !, prend quand même à bras le corps les ques­tions de la tra­di­tion, de l’identité et du racisme, sous une forme qui fait référence à une pièce — La Ronde de Schnit­zler —, mais qui affirme sans cesse une parole cri­tique. Depuis le début, depuis Neige en décem­bre, il n’y a pas une pièce de Jean-Marie Piemme qui n’ait cher­ché à inter­roger une forme à pren­dre pour racon­ter, pour traiter du thème, du sujet qu’il souhaitait voir sur le plateau. Sans men­tir, Neige en décem­bre, Café des Patri­otes, Pièces d’identités, Emballez, c’est pesé !, 1953… Il y a chaque fois la recherche d’une forme qui soit en cor­re­spon­dance la plus étroite pos­si­ble avec la com­plex­ité ou la sin­gu­lar­ité du sujet qu’il cherche à traiter. Dans une pièce qui n’a jamais été ni mon­tée, ni éditée, Les Grandes Ombres, il abor­dait ter­ror­isme et rai­son d’État et leurs folies respec­tives à tra­vers le prisme d’une forme de théâtre trag­ique. Je crois qu’il la récuse aujourd’hui, du moins dans sa forme pre­mière, mais je pense que la liai­son de la forme et du sujet traité est une ques­tion cen­trale de son écri­t­ure. Mais, j’y reviens, sa fréquen­ta­tion de plus en plus régulière avec les acteurs, avec les met­teurs en scène, avec le théâtre lui a don­né plus d’aisance, la capac­ité de plus de dis­sim­u­la­tion.

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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Jean-Marie Piemme

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