Positions et prises de paroles

Positions et prises de paroles

Le 24 Oct 2002

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Article publié pour le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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27 juil­let 2002
Du Théâtre de la Place au Fes­ti­val d’Avignon

EN 1986, l’écriture s’impose à moi, une urgence tar­dive. J’ai presque 42 ans, il faut s’y met­tre. Depuis, j’écris comme si j’avais engagé une course con­tre le temps. Fin 87, François Beuke­laers crée Neige en décem­bre, ma pre­mière pièce, au Théâtre de la Place à Liège (direc­tion Jacques Deck). Le moment est décisif. L’existence du texte sur scène est cap­i­tale, elle objec­tive le désir, l’engagement dans l’écriture, elle vous met au cen­tre de vous-même dans l’instant où elle vous livre aux autres. Être au pied du mur est une belle expres­sion. À ce moment-là, j’en ai mesuré toute la finesse.
Plus tard, Philippe Sireuil annonce qu’il présen­tera cinq de mes pièces en cinq ans au Théâtre Varia. Ce sera chose faite en sept ans. Au moment de l’annonce, trois des pièces ne sont même pas écrites : c’est le plus généreux de l’affaire. Sireuil me lance une balle, je la reprends, je la ren­voie. Mais sans l’emballement de Beuke­laers, la bonne récep­tion cri­tique du spec­ta­cle, puis la for­mi­da­ble force de frappe qu’ont été le Théâtre Varia et Sireuil, qu’est-ce qui aurait été pos­si­ble ? Je ne sais pas. En tout cas, il ne pour­ra pas être dit que j’ai écrit dans le désert.
L’autre soir en sor­tant de Les Forts, LES FAIBLES, à la Char­treuse de Vil­leneuve-lez-Avi­gnon, je me dis­ais que l’urgence d’écrire était intacte. Les mots des acteurs en fai­saient réson­ner d’autres, pas encore écrits, ils me propul­saient vers ce qui reste à faire, oui, c’est bien ain­si que ça doit être, on écrit pour écrire davan­tage, écrire mieux, plus aigu, plus ample, plus proche de ce qui tra­vaille en vous. Avi­gnon cor­re­spond à un moment de vis­i­bil­ité sociale accrue, un moment où le mot « auteur » vous revient de l’extérieur, effet boomerang. Auteur, dit-on. Pas moi. Moi, je me pense comme celui qui écrit et qui est écrit, je suis char­rié entre les deux états, je nage avec et con­tre les courants, c’est un tra­jet tou­jours non accom­pli, inachev­able, aux fron­tières trou­bles, aux enjeux ambi­gus, un plaisir, un piège, le con­traire en somme de ce qu’on peut enten­dre dans l’expression « alors, c’est vous l’auteur », vous l’auteur celui qui sait ce qu’il veut, vous l’auteur qui n’aurait qu’à pouss­er sur un bou­ton pour que ça sorte, vous l’auteur avec ce que ça sup­pose de maîtrise et d’emprise sur les choses. Je me sou­viens d’une ren­con­tre publique de Jean Vilar avec un groupe de sta­giaires dont j’étais, (in illo tem­pore, si loin, si loin ce temps-là!!), il par­lait calme­ment, grave­ment, avec une prox­im­ité sans famil­iar­ité, j’avais l’impression de voir un équilib­riste qui vous apprend à marcher sur un fil.

30 juil­let 2002
Bel­gique entre rire et rage

Je n’arrive pas à pren­dre la Bel­gique comme un tout. Même aujourd’hui, elle ne con­stitue jamais pour moi une total­ité. Ce sont des pièces assem­blées, soudées pour cer­tains de ses habi­tants par une his­toire qui ne me touche que de très loin (la coloni­sa­tion par exem­ple). Marx dis­ait que l’histoire se répète tou­jours deux fois et que la sec­onde est la car­i­ca­ture de la pre­mière. Il est pos­si­ble qu’une Bel­gique noble et belle, comme le dit l’hymne nation­al, ait existé « avant ». Aujourd’hui, nous sommes en pleine deux­ième phase. Car­i­ca­ture de roy­auté, car­i­ca­ture d’unité, car­i­ca­ture d’État, car­i­ca­ture de sou­veraineté. La poli­tique n’y est plus que la ges­tion raisonnable de ce que les autres lais­sent à gér­er. Le grand vent de la mon­di­al­i­sa­tion rend les petits pays d’Europe plus bouf­fons encore que les grands. Mais les grands doivent être atten­tifs : à l’aune du monde, le non-devenir de l’État-Belgique est peut-être leur futur. On en voit déjà des signes. Européens, encore un effort pour être Belges. Cela dit, la sit­u­a­tion a des ver­tus : elle pousse à l’humour, elle aigu­ise les pointes de l’ironie. Elle apprend à manier les reg­istres con­jugués de la farce et du trag­ique, deux belles caté­gories esthé­tiques du théâtre. Pour ceux que les con­tra­dic­tions enchantent, — c’est mon cas —, voilà donc un excel­lent lieu d’énonciation, un point de vue au sens lit­téral du terme. Je n’écris pas néces­saire­ment sur la Bel­gique, mais j’écris tou­jours « de » la Bel­gique, à par­tir d’elle, accroché à son mou­ve­ment de comique effon­drement.

2 août 2002
Per­son­nages de pères, per­son­nages de mères : l’impossible famille

La famille : peu d’impulsion d’écriture. Surtout quand elle est trop immé­di­ate­ment don­née, trop immé­di­ate­ment fixée, fer­mée, enfer­mante, coupée du monde. Une tonne de déjà vu me tombe alors sur le dos, je me sens écrasé, pris dans une voie qui ne con­duit pas à l’invention. La famille réduite à elle-même, liée aux seules éner­gies du rap­port inter­sub­jec­tif tire volon­tiers sur le psy­chologique ou sur le méta­physique, des caté­gories qui ne m’intéressent pas.
Dans mes pièces, il y a quelques pères sans mères, quelques mères sans pères, la paire est rare, les veufs et les veuves fréquents, j’ai beau­coup de dif­fi­culté à con­cevoir le père « et » la mère, il y en a tou­jours un en trop, il faut que j’en liq­uide un, le nous famil­ial dans ses joies ou dans ses haines ne m’aide pas, je ne con­voite pas les secrets de nais­sance ou d’héritage, les écarts, les nébuleuses affec­tives, les déchire­ments de l’intime, les meurtres sym­bol­iques. J’aime les mères indignes, pos­ses­sives, jouis­sives, provo­ca­tri­ces, les pères dom­i­na­teurs, injustes, jus­ti­cia­bles des coups qu’on leur porte. Les unes et les autres amè­nent avec eux une réac­tiv­ité libéra­toire, utile à l’écriture, il y a du mon­stre dans chaque par­ent, une bête tapie dans l’amour, elle dort d’un œil, tout repos est dan­gereux : excel­lent matéri­au pour le théâtre ! Je sup­pose que cha­cun dans sa vie se décou­vre un jour orphe­lin, même si l’amour parental n’a pas man­qué. Un jour dans le ravisse­ment, un autre jour dans la ter­reur. Ce n’est pas le « famille je vous hais », ou la guerre des sex­es qui m’intéresse (pour se bat­tre il faut au moins être deux ou trois ou un groupe) mais les moments de dis­lo­ca­tion, les moments où ça n’arrive plus à faire deux ou trois, ou un groupe, la désar­tic­u­la­tion, le démem­bre­ment. Nous sommes dans un moment du monde où, pour nous, occi­den­taux, ça se dénoue. L’équation de l’ancienne citoyen­neté se dénoue (qu’on pense à la trans­for­ma­tion des sphères publiques et privées et de leurs rap­ports sous la pres­sion du médi­a­tique), les fils du passé se dénouent, la vieille civil­i­sa­tion se dénoue.
À bien des égards, 1953 sem­ble être l’exception à tout cela, le père, la mère, l’enfant, le cer­cle famil­ial sont là, rien ne se défait et s’il y a bien quelqu’un qui n’est pas orphe­lin, c’est le jeune Rodolphe. Après la guerre le monde s’est noué, s’est renoué, mais dans une nou­velle illu­sion, c’est cela que j’ai voulu racon­ter. Le sur­gisse­ment de la petite bour­geoise dans l’illusion, regarder le nœud qui se forme à par­tir d’un point de dénoue­ment déjà en cours. Dans le texte, cha­cun néan­moins prend la parole à son tour, il y a frag­men­ta­tion des dis­cours, c’est un théâtre-réc­it, un théâtre lit­téral, où les fig­ures famil­iales sont explicite­ment par­lées par le narrateur/enfant. 1953 n’est pas une pièce sur la famille, ou sur le père ou la mère, mais sur un moment de prox­im­ité exis­ten­tielle datée, quelque chose qui nous est arrivé en ces temps-là, racon­tée par cet homme-là, je dirais une « pièce d’apprentissage » comme on dit « roman d’apprentissage ».

5 août 2002
Si un auteur est un nain sur les épaules d’un géant, com­ment appren­dre et de qui ?

Nous sommes habités par les textes des autres : c’est une bonne chose. L’écriture est une dette infinie que chaque mot tracé abolit et relance. J’écris sur la page de ceux qui m’ont précédé. Avec eux, con­tre eux, à côté d’eux, en eux. Toute écri­t­ure est réécri­t­ure. Des auteurs qui m’importent l’ont affir­mé très haut : Mil­li­er, Brecht, Büch­n­er, par exem­ple. Trois auteurs, trois pôles du con­ti­nent épique. Dif­fi­cile de rester indif­férent à toute l’intelligence qu’il y a là-dedans ; à l’aigu du regard qui découpe d’un même mou­ve­ment l’homme et la société ; au souci d’explorer fine­ment les fron­tières et les formes du théâtre ; au plaisir tiré d’un usage théâ­tral de la langue ; à la jouis­sance des pos­si­bil­ités intel­lectuelles et sen­si­bles de la scène.
Le plus dif­fi­cile à enten­dre aujourd’hui est Brecht. Son temps n’est plus le nôtre. Ce qui ne veut pas dire que ses leçons soient inaudi­bles ou sans per­ti­nence. Mais elles appel­lent des réa­juste­ments de fond. Les deux autres, mal­gré le siè­cle et demi qui les sépare, ont un point com­mun, proche de nous : ils par­lent après une révo­lu­tion qui a mal tourné. On peut lire La Mort de Dan­ton et La Mis­sion dans un même mou­ve­ment, dans la même logique d’après coup. L’avantage des réveils amers est de remet­tre en débat la ques­tion du trag­ique, que la foi opti­miste du com­bat­tant a tou­jours ten­dance à refouler. Büch­n­er et Müller con­tre Brecht. Con­tre la carte du Par­ti que La Mère tient pieuse­ment entre ses mains, le « je ne vais pas me tourn­er les pouces jusqu’à ce qu’une sit­u­a­tion (révo­lu­tion­naire) vienne à se présen­ter » de Müller. Ou « la Révo­lu­tion est comme Sat­urne, elle dévore ses pro­pres enfants » de Büch­n­er. Néces­sité de la révo­lu­tion et cer­ti­tude qu’elle tourn­era mal : il faut vivre avec ça. Con­tra­dic­tion entre la longue durée du temps his­torique et la brièveté de la vie humaine ; il faut vivre avec ça. Volon­té de libér­er l’Humanité avec ce que cela sup­pose de sac­ri­fices, mais « tou­jours c’est un seul qui meurt » : il faut vivre avec ça. Le trag­ique enten­du comme choix impos­si­ble entre des niveaux con­tra­dic­toires du réel est au cœur de l’héritage mül­lérien. Là-dedans, aucune célébra­tion d’un homme éter­nel, tou­jours égal à lui-même, pas de défaitisme, juste une façon de rap­pel­er que les lende­mains ne chantent jamais de la façon atten­due. Com­mencer à écrire en 86 comme je l’ai fait, c’est com­mencer avec ce réa­juste­ment dans le dos, avec ce vent trag­ique qui ne cesse de souf­fler au fond de la phrase, même si par­fois on ne l’entend que de très loin dans les sit­u­a­tions quo­ti­di­ennes et sous le reg­istre du rire. « Ni plus ni moins moral que l’Histoire » écrit Büch­n­er dans une let­tre à pro­pos du rap­port de son écri­t­ure au monde. Ce qui ne sig­ni­fie pas indif­férence ou neu­tral­ité. Le choix du matéri­au, les ori­en­ta­tions formelles, le type de développe­ment don­né au sujet, les modes de nar­ra­tion traduisent tou­jours un point de vue. J’écris un théâtre de l’immersion (sci­em­ment au moins depuis Le Badge). Pour moi, il n’y a pas d’écriture « au-dessus », ni « devant » ni « de loin ». Il n’y a d’écriture que « dedans ». « Immergé ». Avec l’incomplétude que ce point de vue sup­pose, sa vision par­cel­laire, son frac­tion­nement : Fab­rice à Water­loo dans La Char­treuse de Parme. Dans la bataille. Ne voy­ant pas tout de la bataille, avec un savoir courbe, et la cer­ti­tude que notre capac­ité d’illusion est grande, dan­gereuse, mais qu’elle est aus­si une part de nous-mêmes. Nous sommes vivants par l’effet de l’erreur et de la vérité. Fab­rice voudrait voir l’empereur et, lorsqu’il passe, ne le recon­naît pas ou le recon­naît trop tard : image de ce que nous sommes, jamais au bon endroit, jamais au bon moment pour tout dire, pour tout saisir, pour occu­per la place du sur­plomb, pour tout restituer dans un geste de maîtrise.

11 août 2002
Et le verbe s’est fait chair de femme

Sou­vent, lorsque je com­mence une pièce, alors même que je ne sais pas encore de quoi elle va par­ler exacte­ment, ce sont des morceaux de fig­ures féminines qui mon­tent à la con­science.
Il y a un plaisir par­ti­c­uli­er à l’écriture des fig­ures féminines, elle met en activ­ité un tra­vail de l’imaginaire moins atten­du, une zone où les parts d’ombre sont plus fortes, il est intéres­sant de se per­dre à des endroits où l’on ne se perd pas d’habitude, on se rejoint à tra­vers une dif­férence rad­i­cale­ment autre, c’est un mélange d’observation et de fan­tasmes, de traits objec­tifs et de pro­jec­tion. En tous cas, ça vous revient dans la décou­verte et la sur­prise plus qu’avec les rôles d’hommes. Les rôles féminins sont bons vecteurs, ils matéri­alisent les impul­sions, con­duisent rapi­de­ment au cœur des choses, ils don­nent corps à la prise de dis­tance, à la réserve, à l’écart, à la cas­sure, à la résis­tance, à la dis­si­dence, au désor­dre, si l’on veut bien pren­dre ce terme général dans son accep­tion la plus large. Est désor­dre ce qui est dénoué, défait, délié. Pour autant, les fig­ures féminines ne sont pas dans le nihilisme ou la destruc­tion, elles veu­lent plutôt faire cou­ple, groupe, com­mu­nauté, mais à la faveur d’un autre mou­ve­ment, d’une autre vague. Tout cela sans pro­fes­sion de foi. Sans reven­di­ca­tions. Sou­vent dans des con­duites où brûle un cer­tain feu, voire un excès d’engagement en soi-même. A coup sûr, le désir d’intensité est de leur côté. Ça n’en fait pas des héroïnes, avec ce que cela sup­pose de sit­u­a­tions glo­rieuses ou d’unité psy­chologique. Elles ne procla­ment pas, elles n’affichent pas, elles ne récla­ment pas, sim­ple­ment elles impulsent au navire des coups de barre qui les sor­tent du sil­lage où elles s’étaient mis­es, où la vie les avait mis­es. Elles ne revendiquent donc pas une pos­i­tiv­ité qui ferait défaut aux hommes. Elles n’incarnent pas un quel­conque angélisme, elles sont, comme les rôles mas­culins, tra­ver­sées d’affects et de dis­cours, de désirs et de straté­gies, de con­séquences et d’inconséquences : con­tra­dic­toires comme eux. Mais plus qu’eux, elles font grin­cer la mécanique humaine.

16 août 2002
Le chem­ine­ment erra­tique de l’écriture

Le texte ne doit pas trop « ressen­tir ». Il doit dire. Il est en cela proche par­ent du comé­di­en. Le comé­di­en en effet ne doit pas trop ressen­tir, il doit dire. Trop émo­tion­né par ce qu’il joue, il ne nous com­mu­nique plus l’émotion, il nous con­stitue seule­ment en voyeur de son hyper­sen­si­bil­ité. Rien ne passe de lui à nous sinon son désir de faire appréci­er le for­mi­da­ble investisse­ment du per­son­nage auquel il se livre. Je sue, je pleure, je suf­foque, regardez dans quels états je me mets, sem­ble-t-il dire, c’est la preuve que je suis un bon acteur, non ? Là où il devrait rem­plir sa fonc­tion de passeur entre la pièce et le spec­ta­teur, là où il avait le devoir d’organiser un dire qui sus­cite intel­li­gence et sen­si­bil­ité dans le pub­lic, il s’interpose indû­ment, provo­quant l’attention sur le nar­cis­sisme de son jeu.
Le raison­nement vaut pour le texte. Là où sa rhé­torique exhibe trop l’émotion, le pathos, la vio­lence, la provo­ca­tion, il empris­onne. Je n’entends plus ce qu’on dit, mais ce qu’on veut dire. Du coup, je ne ressens plus rien, je ne pense plus rien. Là où l’intensité, l’intention du texte, son feu émo­tif, son geste, attirent explicite­ment l’attention, quelque chose m’écarte. Plus l’émotion est affichée, nom­mée, tart­inée (dans les sit­u­a­tions, dans les mots, par exem­ple), moins j’ai envie d’y par­ticiper. On pour­rait dire aus­si, là où la mon­stra­tion cherche à m’absorber, je dis non. J’ai besoin d’une cer­taine incom­plé­tude pour respir­er, pour sen­tir, pour réfléchir. Comme spec­ta­teur, je veux qu’on me mon­tre, et pas qu’on m’aspire. Et quand j’écris, je veux mon­tr­er, pas aspir­er. Le « Un », l’homogène ne m’intéressent pas. Une écri­t­ure qui n’inclut pas sa pro­pre porte de sor­tie me lasse vite. Dans une pelote trag­ique, il faut qu’on puisse aus­si tir­er un fil ris­i­ble. Et trop de comique mène à l’écœurement si quelque chose ne vous prend pas à la gorge. L’usage de l’hétérogène (dans les niveaux de langue, dans leurs artic­u­la­tions, dans le choix des mots, dans le tra­vail formel que tout cela requiert, dans l’accolement de reg­istres a pri­ori peu com­pat­i­bles) per­met la mise à dis­tance du « trop ressen­ti » de l’écriture. Mais immé­di­ate­ment, il faut pren­dre garde à l’erreur inverse. L’hétérogène active la théâ­tral­ité, et une sur­chauffe de théâ­tral­ité dans la langue amène rapi­de­ment à ce risque : le théâtre de la scène dis­paraît dans le théâtre de la langue. Ou, selon le point de vue, se mag­ni­fie dans le théâtre de la langue ! (Pour cer­tains, là est même l’essence du théâtre, sa vérité.) Mais par tem­péra­ment, par for­ma­tion, je préfère l’acte théâ­tral lorsqu’il prend le chemin de la foire plutôt que celui de la messe.
Mon­tr­er donc, avec le frein de l’ironie ou de l’humour par exem­ple, mon­tr­er en inclu­ant dans le texte la pos­si­bil­ité de la prise de dis­tance, en choi­sis­sant les com­posants de l’assemblage et la struc­ture de celui-ci, donc pas mon­tr­er dans le men­songe du non-point de vue, et que le spec­ta­teur com­plète l’ébauche : lorsqu’il voit du sexe, qu’il y mette de l’amour si ça lui chante, ou le con­traire, qu’il accole des sen­ti­ments aux gestes, qu’il nomme pas­sion le désir, ou qu’il fixe la mesure dans laque­lle l’issue de tel com­bat est une vic­toire. Là com­mence son empire. Proust : « Chaque lecteur est, quand il lit, le pro­pre lecteur de soi-même. » Il n’y a pas de sens final, de sens canon­ique que le spec­ta­teur devrait retrou­ver. Dans sa con­fec­tion, l’écriture est la ger­mi­na­tion d’éléments intel­lectuels et sen­si­bles perçus dans le réel ; dans sa récep­tion, elle donne lieu à une ger­mi­na­tion plurielle faite du voy­age intime de chaque spec­ta­teur à par­tir de ce que l’écriture et la représen­ta­tion lui don­nent. Le plaisir est là, dans le mou­ve­ment infi­ni de l’appropriation.

20 août 2002
Ouvrir un jour­nal, rêver à la voix d’un acteur, établir un plan…
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Écrit par Jean-Marie Piemme
Jean-Marie Piemme écrit pour le théâtre depuis 1986. Ses deux dernières pièces L’INSTANT et UNE PLUME EST UNE...Plus d'info
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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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Jean-Marie Piemme

25 Oct 2002 — CINQ HEURES trente du matin. Un jour glauque se lève. Un petit café dans le quartier du Midi à Bruxelles.…

CINQ HEURES trente du matin. Un jour glauque se lève. Un petit café dans le quarti­er du Midi…

Par Jean Louvet
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23 Oct 2002 — Bernard Debroux : Qu’est-ce qui t’a décidé à monter Jean-Marie Piemme ? Quels enjeux posaient cette écriture au moment où…

Bernard Debroux : Qu’est-ce qui t’a décidé à mon­ter Jean-Marie Piemme ? Quels enjeux posaient cette écri­t­ure au moment où elle émerge en Bel­gique ? Philippe Sireuil : Je ne peux pas taire que l’amitié…

Par Bernard Debroux
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