UNE AMIE GRECQUE m’offre le petit livre sur HAMLET mis en scène à Athènes par Michael Marmarinos et, en le feuilletant, sur la terrasse d’un café, une photo, comme une petite révélation, s’impose : rien que des chaises, chaises vides soigneusement rangées. Cela me rappelle brusquement LES CHAISES de Ionesco vues cet été à Avignon où, à la fin, le metteur en scène Alain Timar faisait avancer des dizaines de chaises, vertes, rouges, blanches, cassées, dépareillées, des chaises, des chaises, comme jadis dans un poème célèbre Edgar Allan Poe criait obsessionellement « Des cloches, des cloches ». Ici aussi les chaises déferlaient, se dispersaient, encombraient le plateau tout entier… D’un côté l’ordre des chaises de l’HAMLET grec, de l’autre la prolifération ionescienne… pour dire autrement, et en même temps affirmer la communauté invisible. Non pas une communauté à venir, mais une autre, absente. Elles sont la preuve d’un chœur manquant.
Dans l’ORESTIE de Peter Stein, les vieillards vêtus de costumes défraîchis et couverts de chapeaux déformés s’installaient sur des chaises autour d’une longue table. Pour ensuite les quitter, les regagner, jouer avec ces formes immobiles qui semblaient, impassiblement, les attendre. Les chaises, depuis, sont devenues la cristallisation scénique du chœur. Jean – Paul Chambas, plus tard dans ŒDIPE mis en scène par Jean-Pierre Vincent, s’en inspirait et accrochait dans les cintres des chaises peintes en bleu. Afin de dire, une fois encore, que les chaises renvoient à la communauté du chœur. Et ainsi, de plus en plus souvent, du symbole de l’attente, ce que furent les chaises dans l’intuition originale de Ionesco reprise ensuite par Strehler dans sa CERISAIE où, lors de la scène du bal c’est encore à l’aide de chaises vides qu’il traduisait l’angoisse du résultat de la vente, elles se convertissent en symbole d’une absence, celle d’un chœur de témoins qui s’est retiré pour vouer les protagonistes à la solitude de leurs destins. Comme dans PHÈDRE de Chéreau où des chaises disparates, disposées pareilles à des mots gribouillés en bas d’une page froissée, disent justement la disparition du chœur qui aurait pu accompagner ou apaiser les protagonistes. Mais ils sont seuls, leur tragédie n’a pas d’écho. Personne ne la commente, les chaises restent vides. Le chœur fait défaut. Et pourtant il aurait tant pu les aider.
Et l’extraordinaire CAFÉ MÜLLER de Pina Bausch ne participe-t-il pas de la même mouvance ? La douleur se dit parmi et à travers des chaises que l’on renverse ou bouscule, comme si on s’affrontait à une insupportable absence qui rend la douleur chaotique et désordonnée. Les clients se sont retirés, les partenaires manquent, il ne reste que ces chaises qui n’ont pas de cesse à rendre présente une « absence ». Ainsi le vide s’installe là où tout laissait supposer que l’on allait trouver l’apaisement d’un chœur de soutien.
Aux chaises de l’attente succèdent les chaises de l’absence. Elles renvoient à un chœur qui a déserté les héros pour les vouer à leur vocation tragique. Le monde s’est vidé et la résonance du chœur s’est tue. Sur le plateau ne survit plus que la trace de sa réconfortante présence de jadis. Le silence d’une absence.