AU MOIS DE JANVIER 2002, j’ai eu la chance de suivre pendant cinq semaines, avec quatre autres jeunes metteurs en scène français, le travail de Piotr Fomenko, à Moscou1. Temps d’immersion, d’observation, d’une densité foisonnante et complexe. Sans prétendre nous délivrer un enseignement ou une vérité quelconque, Fomenko nous a simplement ouvert grand les portes de son atelier, nous laissant nous y perdre à loisir, en attraper quelques éclats, disparates et composites. Au fil des répétitions et des représentations auxquelles nous avons assisté (sans rapport les unes avec les autres2), quelques pièces du puzzle ont semblé s’emboîter, se répondre, laissant apparaître, derrière la façade d’un art théâtral si léger, souple et choral, une recherche d’une nature étonnamment complexe et contradictoire. La choralité, sur le plateau, ne naît pas d’un unisson collectif, mais se cherche et s’éprouve dans ses ombres, dans ses revers : le chemin qui y mène est semé de détours.
Au prime abord des répétitions, on est frappé par l’apparente rapidité et la fluidité du processus de création, par la connivence tactile qui unit les partenaires de jeu. Cela tient pour beaucoup à la spécificité de cette troupe étonnante constituée, il y a huit ans, autour d’un noyau de comédiens formés par Fomenko au GITIS. La plupart d’entre eux ont appris le théâtre ensemble, sont nourris d’histoires, de référents communs : à l’évidence, le vocabulaire de plateau se passe de commentaires et implique souvent entre eux une saisie implicite et immédiate. Le travail se construit la plupart du temps sur des longues plages de répétition, ils ne reprennent presque jamais les mouvements qui s’inventent en cours de jeu, mais avancent : quelque chose file, glisse des uns aux autres, se tisse par ricochets. Presque comme si l’aboutissement du spectacle en cours n’était pas le seul objectif, mais lui-même une étape sur le chemin d’une recherche qui le précède et le dépassera. Mais, au fil de ce travail d’observation, il apparaît que cette sensation d’ensemble, de vibration commune émanant du plateau, de complicité et d’interaction permanente et subtile entre les acteurs, trouve ses vraies racines bien au-delà que dans une volonté décrétée de faire corps ensemble.
« Avec Fomenko, on ne peut pas commencer une répétition si tout va bien ». Cette petite formule à l’emporte-pièce, échappée d’une conversation avec Karen Badalov, l’un des plus grands acteurs de la troupe, est, de ce point de vue, tout à fait révélatrice. Souvent, les répétitions qui s’avéraient les plus denses démarraient dans une humeur contrariée, tendue. Comme si le mouvement théâtral ne pouvait naître que d’un désaccord, d’un conflit intérieur, qui se communique, se propage et irrigue l’ensemble du processus de création.