Chœur, socialisme et tragédie dans TRACTEUR d’Heiner Müller

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Chœur, socialisme et tragédie dans TRACTEUR d’Heiner Müller

Entretien avec Irène Bonnaud

Le 9 Oct 2003
François Chattot dans TRACTEUR d’Heiner Müller, mise en scène d’Irène Bonnaud. Photo Mario del Cuerto.
François Chattot dans TRACTEUR d’Heiner Müller, mise en scène d’Irène Bonnaud. Photo Mario del Cuerto.
François Chattot dans TRACTEUR d’Heiner Müller, mise en scène d’Irène Bonnaud. Photo Mario del Cuerto.
François Chattot dans TRACTEUR d’Heiner Müller, mise en scène d’Irène Bonnaud. Photo Mario del Cuerto.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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IRÈNE BONNAUD : Ce qui m’a frap­pée en lisant TRACTEUR, c’est que j’ai eu l’impression qu’il n’y avait qu’un seul per­son­nage dans cette pièce. Un seul véri­ta­ble per­son­nage de théâtre : le trac­toriste. Alors que la pièce peut, à pre­mière vue, n’apparaître que comme un assem­blage de frag­ments dis­parates, une œuvre qui cor­re­spond à l’image que l’on a voulu con­stru­ire de Müller dans les années 80, c’est-à-dire un écrivain post-mod­erne, ce qui est intri­g­ant, c’est plutôt le car­ac­tère pré-mod­erne et non post-mod­erne de la pièce. La pièce racon­te l’histoire de quelqu’un un peu à la façon des reta­bles du moyen âge ou des polyp­tyques qui racon­tent la vie de Jésus, de la Vierge ou des saints. On a une dizaine de vignettes comme des petits tableaux de retable qui racon­tent l’itinéraire de cet homme. Cela com­mence comme une annon­ci­a­tion : on voit enfouir des mines dans un champ de pommes de terre, puis on voit le per­son­nage refuser, dans un pre­mier temps, de pass­er le tracteur, puis accepter, sauter sur la mine, on le voit ensuite cloué sur un lit d’hôpital, furieux d’avoir accep­té cette mis­sion, puis finale­ment devenant com­mu­niste de façon assez incon­grue à sa sor­tie d’hôpital, pour enfin devenir le porte- parole de la ligne du par­ti. Entre ces petits tableaux, il n’y a que des ellipses.

La pièce est donc claire­ment con­stru­ite comme un retable sur la vie d’un saint ou comme une com­plainte racon­tant l’histoire d’un crim­inel célèbre, chaque stro­phe racon­tant un méfait dif­férent. Je crois que cela n’est pas un hasard. Il s’agit d’un indi­vidu bour­ré d’une énergie aso­ciale dont la com­mu- nauté a besoin parce que l’on arrivera à con­stru­ire vrai­ment le com­mu­nisme, pour Müller, si, et seule­ment si, on y arrive avec des indi­vidus comme ça. Avec les gens qui étaient sans doute nazis précédem­ment, avec les aso­ci­aux, ceux qui sont à la pointe extrême de l’égoïsme et du « après-moi le déluge », mais aus­si ceux qui revendiquent la jouis­sance du corps, la pleine jouis­sance de la vie.

On a voulu pren­dre au sérieux cette struc­ture-là et racon­ter la fable, c’est-à- dire l’histoire de cet homme de la façon la plus claire pos­si­ble et ce faisant, on est arrivé rapi­de­ment à l’idée que le trac­toriste était le seul per­son­nage que l’on suit d’une vignette à l’autre, tous les autres per­son­nages étant des fig­ures qui ser­vent à planter le décor de telle ou telle sta­tion de sa vie. En plus de cette struc­ture-là, il y a des textes que Müller met en italiques, des com­men­taires, des cita­tions en tous gen­res, des poèmes chi­nois, un frag­ment d’Empédocle sur la créa­tion du monde, des phras­es de Lénine et de Dzi­ga Ver­tov, des frag­ments de livres ou de jour­naux de pro­pa­gande est-alle­mands.

Julie de Fara­mond : Com­ment faire pour que le spec­ta­teur com­prenne qu’il y a rup­ture entre ces frag­ments et le corps même de la pièce ? La forme chorale sert-elle à cela ?

I. B. : On est arrivé à une struc­ture chorale, comme dans les reta­bles qui com­pren­nent en plus des tableaux rela­tant la vie de Jésus, des tableaux inter­calaires représen­tant tel ou tel apôtre, ou tel ou tel saint, ou tel ou tel père de l’Église qui va par­ler au spec­ta- teur entre les scènes de la vie du Christ, afin d’intégrer des pas­sages où Müller s’adresse directe­ment au lecteur ou au spec­ta­teur. C’est pour cela que l’on a dévelop­pé une forme chorale où les comé­di­ens se mêlent à des sortes de fan­tômes-mar­i­on­nettes qui sont pen­dues au pla­fond et, pour moi, c’est comme si les morts se mélangeaient aux vivants et pre­naient directe­ment la parole sur la scène.

Chez Müller, il y a sans arrêt cette ambiva­lence du rôle des morts, parce que, d’une part Müller reprend l’idée de Wal­ter Ben­jamin dans ses THÈSES SUR LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE : l’idée que la révo­lu­tion n’est pas le souci de nos petits-enfants pour ren­dre le monde meilleur dans l’avenir mais bien plutôt une pul­sion ven­ger­esse qui est là pour répar­er les torts faits aux vic­times du passé, de ceux qui ont lut­té avant nous. Dans cette optique, venger les morts, c’est l’impulsion insur­rec­tion­nelle par excel­lence. En même temps, ce que mon­tre Müller, c’est l’ambivalence de ce proces­sus dès qu’il est mis au ser­vice d’une machine d’état, comme celui de l’Allemagne de L’Est, dans lequel cet hom­mage aux morts comme impul­sion insur­rec­tion­nelle est dev­enue, comme Müller l’écrit dans HAMLET-MACHINE, la pétri­fi­ca­tion d’une espérance.

J. D. F.: En effet, il m’a sem­blé que Müller, face au stal­in­isme, fai­sait une cri­tique d’ordre, non pas poli­tique, mais à défaut de trou­ver un terme mieux appro­prié, d’ordre exis­ten­tiel. Comme s’il n’y avait pas de réponse poli­tique pos­si­ble, pas de dépasse­ment pos­si­ble de cette con­tra­dic­tion.

I. B. : Oui, c’est juste. On dit tou­jours que Müller essaie d’écrire des tragédies. C’est-à-dire que pour lui, effec­tive­ment, il y a des con­tra­dic­tions qui ne peu­vent pas être dépassées, des con­tra­dic­tions « à l’arrêt », comme dirait Ben­jamin. Ou alors, quand on a l’impression qu’elles pour­raient être dépassées, elles ne le sont que de façon extrême­ment pul­sion­nelle dans des choses qui sont en deçà ou au-delà du dis­cours rationnel. Il y a cer­taines pièces de Müller, où l’on s’échappe de la con­tra­dic­tion par des cris inar­tic­ulés, la vio­lence ou la folie. Pour écrire de bonnes pièces, pen­sait Müller, il faut un matéri­au trag­ique, c’est pour ça qu’il con­sid­érait que la grande tragédie de XXe siè­cle, c’était l’utopie com­mu­niste et l’histoire de sa réal­i­sa­tion ou plutôt de sa non-réal­i­sa­tion. Ce que Müller con­sid­érait comme une tragédie, c’est par exem­ple la scène finale de TRACTEUR où l’on voit un ouvri­er devenu com­mu­niste qui, pour con­va­in­cre les paysans d’accepter la col­lec­tivi­sa­tion agri­cole et d’entrer dans les kolkhozes, racon­te un crime de guerre qu’il a com­mis quand il était sous les ordres d’officiers hitlériens pen­dant la sec­onde guerre mon­di­ale. On atteint une sorte de point abyssal de la con­tra­dic­tion pour arriv­er à con­stru­ire le social­isme, on finit par se servir d’histoires des enne­mis jurés : des fas­cistes d’hier.

Les textes inter­calés dont nous par­lions plus haut sont des textes que Müller a extraits de ter­rains où ils étaient enfouis et qui vien­nent de strates tem­porelles extrême­ment loin­taines par rap­port à l’histoire que l’on racon­te : du XVI­Ie siè­cle chi­nois ou du Ve siè­cle avant Jésus-Christ, comme si la pièce même fonc­tion­nait sur le mod­èle de l’histoire qu’elle racon­te. Dans le cas des phras­es de Lénine et de Dzi­ga Ver­tov, on a l’impression qu’elles représen­tent des espérances enfouies dans la terre et il suf­fit de creuser un peu pour les voir ressur­gir. Ce n’est pas spé­ci­fique à TRACTEUR, et ce n’est pas explicite dans la pièce puisque ces cita­tions, Müller les laisse en sus­pens, elles sont sim­ple­ment en italique et ne sont pas attribuées à tel ou tel per­son­nage de la pièce ou à un éventuel chœur. Cela a plutôt été une déci­sion de notre part, déci­sion qui, bien sûr, a été nour­rie d’autres textes de Müller, en par­ti­c­uli­er d’HAMLET- MACHINE où l’on a l’impression que le com­men­taire et les scènes jouées finis­sent par s’entremêler de telle façon que le dia­logue dis­paraît dans l’enchevêtrement des com­men­taires et des références.

Si l’on arrivait encore à suiv­re le pro­tag­o­niste de TRACTEUR, un pas sup­plé­men­taire est fait dans HAMLET- MACHINE, en 1977, deux ans plus tard, dans le sens où le pro­tag­o­niste devient lui-même un chœur. C’est-à-dire que le per­son­nage de théâtre revient à une fig­ure col­lec­tive. Müller établit une sorte de ten­sion avec une des fig­ures les plus célèbres du théâtre en com­mençant la réplique d’Hamlet par « Ham­let — chœur ». Müller, à par­tir de HAMLET- MACHINE, con­stru­it ses per­son­nages sur le principe de la vari­a­tion sérielle.

On a alors l’impression qu’au tra­vers de per­son­nages dif­férents, c’est tou­jours le même qui revient. On a le per­son­nage d’Ophélie qui sort de l’histoire d’Hamlet, mais, à la fin, Élec­tre appa­raît comme si elle était une vari­a­tion du per­son­nage d’Ophélie, ce qui est aber­rant, du point de vue de la lit­téra­ture mais c’est la façon pour Müller de faire revenir sans arrêt les mêmes fig­ures : Élec­tre, Ophélie, Ulrike Mein­hof, sa pro­pre femme, Inge Müller, qui s’est sui­cidée ; comme si tous les per­son­nages de théâtre finis­saient finale­ment par être aus­si des revenants. Il n’y a plus l’illusion de l’individualité du per­son­nage de théâtre mais ce sont plutôt des fan­tômes qui revi­en­nent sous des fig­ures dif­férentes. Il était clair, pour les raisons que j’ai citées tout à l’heure, que le trac­toriste serait joué par une seule et même per­son­ne, que François Chat­tot tiendrait le per­son­nage, l’incarnerait au sens fort du terme, du début jusqu’à la fin de la pièce. En revanche, les répliques des fig­ures qui appa­rais­sent dans les dif­férentes sit­u­a­tions où se trou­ve le pro­tag­o­niste, les cita­tions et les com­men­taires nous lais­saient dans la plus grande lib­erté de choix pour dis­tribuer le texte. Nous avons donc tra­vail­lé dans un sens choral, mais sans recourir à des formes réelle­ment chorales, comme deman­der aux comé­di­ens de scan­der le même texte en même temps ou chercher des formes chan­tées poly­phoniques. On a essayé de tra­vailler d’une façon plus dis­crète et de faire en sorte que les qua­tre comé­di­ens for­mant le chœur soient présents sur la scène tout au long du spec­ta­cle et dis­ent selon une alter­nance assez rapi­de les dif­férentes par­ties du texte. Par exem­ple il y a deux scènes dans lesquelles le pro­tag­o­niste est con­fron­té à un per­son­nage qui essaie de lui coller une mis­sion sur le dos. Au début de la pièce, il ren­con­tre un paysan qui essaie de le con­va­in­cre de labour­er son champ même s’il est prob­a­ble qu’il y ait encore des mines dedans. Bien plus tard dans la pièce, le trac­toriste, sur son lit d’hôpital, reçoit la vis­ite d’un com­mu­niste qui essaie de lui faire com­pren­dre le sens de son sac­ri­fice. Au lieu de deman­der à chaque fois à un seul comé­di­en de jouer ces deux per­son­nages, ce sont les qua­tre comé­di­ens for­mant le chœur qui se sont partagé ces rôles-là. Ils ont donc per­du leur fac­ulté d’incarnation. Ce n’étaient plus des per­son­nages au sens tra­di­tion­nel du terme mais des formes chorales. Le tra­vail était par­ti­c­ulière­ment intéres­sant pour la scène de l’hôpital, car en ne faisant plus jouer le per­son­nage du vieux vis­i­teur com­mu­niste par un comé­di­en âgé devant l’incarner (c’est ce qu’avait fait Müller au Berlin­er Ensem­ble en don­nant le rôle à Erwin Geschon­nek, fig­ure his­torique de la troupe de Brecht et réelle­ment rescapé des camps nazis), nous avons pu nous appro­prier ce texte : la qual­ité prin­ci­pale du locu­teur n’était plus d’être âgé, mais d’être la mémoire des luttes ouvrières et com­mu­nistes en Alle­magne ; et cette mémoire, de Spar­ta- kus jusqu’aux camps de con­cen­tra­tion en pas­sant par les brigades inter­na­tionales et la guerre d’Espagne, pou­vait être portée, déposée dans la voix de qua­tre jeunes comé­di­ens. C’était une façon aus­si de nous met­tre en scène comme déposi­taires de cette mémoire-là et de refuser l’étiquette de généra­tion amnésique qu’on nous pose par­fois sur la nuque.

J. D. F. : Du coup, c’est François Chat­tot qui paraît isolé face aux autres acteurs, à cause de son âge et à cause du choix de for­mer un chœur pour représen­ter les autres per­son­nages.

I. B. : François n’avait pas la même tâche que les autres comé­di­ens. Ce que je demandais à François, c’était vrai­ment d’incarner le per­son­nage, de suiv­re l’itinéraire de ce per­son­nage sans essay­er de gom­mer le car­ac­tère ellip­tique du réc­it. Le texte de Müller est extrême­ment bru­tal dans la con­ci­sion et le per­son­nage est telle­ment tra­ver­sé par des con­tradic- tions qu’on a l’impression qu’il se méta­mor­phose d’une scène à l’autre. On le quitte, à la fin d’une scène, dis­ant « Mon moignon, c’est le cen­tre du monde » et, lorsqu’il réap­pa­raît à la scène suiv­ante, il est devenu com­mu­niste et dit « un héros économise le suiv­ant », etc. Il fal­lait suiv­re le par­cours de ce per­son- nage alors même qu’il est si dis­con­tinu et con­tra­dic­toire.

Par ailleurs, con­traire­ment aux autres per­son­nages, il n’avait pas droit au com­men­taire parce que, d’une cer­taine façon, le per­son­nage qu’incarne François, c’est le matéri­au même de la pièce. C’est ce que dit Müller lui-même dans un des com­men­taires inté­grés à la pièce : peut- être que le prob­lème de cette pièce, c’est le choix du matéri­au, le choix des ingré­di­ents, l’histoire du héros amputé. François devait incar­n­er le per­son­nage sans jamais s’adresser au pub­lic, sans lui-même pro­duire un com­men­taire de cette fig­ure-là et sans jamais faire par­tie de la struc­ture chorale d’ensemble. Le pro­tag­o­niste était le matéri­au autour duquel la pièce s’organisait. Les qua­tre autres comé­di­ens avaient une tâche bien dif­férente parce qu’eux, au con­traire, en tant que chœur, endos­sant, par moments, les petits rôles de cer­taines scènes, étaient pour moi, les organ­isa­teurs du réc­it, ce sont eux qui don­nent les titres des scènes, qui racon­tent l’histoire, qui com­mentent les scènes, qui par­lent à la place de Müller lui-même. Ce sont eux qui, comme Müller, se deman­dent au milieu de la pièce si cette his­toire a bien un intérêt mais qui, ensuite, con­tin­u­ent mal­gré tout leur réc­it.

C’était com­pliqué pour les comé­di­ens qui étaient con­fron­tés à François Chat­tot, qui est quand même un mod­èle pour nous tous, je crois, et qui peut leur apporter énor­mé­ment du point de vue du jeu de l’acteur. Mais en même temps, il ne fal­lait pas qu’ils essaient d’entrer dans la forme de jeu que pou­vait représen­ter François dans le spec­ta­cle. Il fal­lait qu’ils restent dans cette cohérence chorale.

Ce n’est pas un hasard si on retrou­ve là la trans­for­ma­tion d’un mod­èle de jeu pro­posé par Brecht dans LA DÉCISION. Müller s’intéressait surtout au Brecht de la fin des années 20 et du début des années 30, la péri­ode des fameuses « pièces didac­tiques », longtemps rejetée à l’Ouest comme à l’Est pour leur « sché­ma­tisme » ou leur « arid­ité ». Avec la thèse de Rein­er Stein­weg en 1971 et les écrits de Müller de la même époque, on a vu s’opérer le retour de ces textes oubliés de Brecht, juste­ment à un moment, l’après-68, où se posait de nou­veau la ques­tion du col­lec­tif et de la con­sti­tu­tion de ce col­lec­tif. Ce sont les pièces de Brecht qui met­tent en scène un chœur et posent la ques­tion de l’individu face au col­lec­tif : l’individu doit attein­dre « à sa plus petite grandeur » pour renaître plus fort au sein du col­lec­tif. Mais de façon con­séquente, Brecht met en scène ce proces­sus comme une Pas­sion, une mort, une table rase. La forme des « pièces didac­tiques » ne vient pas du théâtre, n’est même pas de l’invention de Brecht. C’est une forme musi­cale, un genre par­ti­c­uli­er de musique chorale inven­tée par les com­pos­i­teurs des années 20, comme Weill, Hin­demith ou Eisler, pour cri­ti­quer l’autarcie de l’avant-garde musi­cale, en par­ti­c­uli­er de l’École de Vienne dont ils étaient sou­vent issus, et renouer le lien entre la créa­tion musi­cale et la com­mu­nauté. La créa­tion des « pièces didac­tiques » de Brecht à par­tir de 1927 aurait été impens­able sans l’existence alors de chorales ouvrières, de groupes vocaux ama­teurs qui avaient atteint un niveau musi­cal dont on n’a plus idée aujourd’hui. LA DÉCISION de Brecht est avant tout une forme musi­cale, directe­ment inspirée de LA PASSION SELON SAINT MATTHIEU de Bach qui est citée à de nom­breuses repris­es dans la par­ti­tion d’Eisler.

Évidem­ment, tout cela pose de sérieux prob­lèmes poli­tiques. Dès 1930, Brecht et Eisler représen­taient la tragédie du com­mu­nisme comme le chemin de croix d’un indi­vidu liq­uidé au nom de la dis­ci­pline col­lec­tive. La struc­ture de LA DÉCISION est par­ti­c­ulière­ment per­verse puisqu’il s’agit d’une tragédie dont le héros trag­ique est absent : quand com­mence la pièce, il a déjà été liq­uidé. Le Jeune Cama­rade est mort et son cadavre même a dis­paru, grâce à son engloutisse­ment dans une fos­se à chaux. Son rôle est joué, face au chœur de con­trôle du Par­ti, par un autre chœur, celui de ses bour­reaux et anciens cama­rades.

Dans TRACTEUR, Müller reprend beau­coup de ce mod­èle de jeu puisqu’il s’agit encore d’obtenir l’assentiment d’un indi­vidu à sa pro­pre mort ou à son auto­mu­ti­la­tion : le trac­toriste doit accepter lui aus­si d’atteindre à sa plus petite grandeur. Mais Müller n’engloutit pas les con­tra­dic­tions et le con­flit trag­ique dans un réc­it choral, comme Brecht pou­vait le faire grâce à la forme du théâtre nar­ratif. La créa­ture, l’individu est présent sur scène et oppose toute son énergie de vie, toute sa matière char­nelle et organique à avancée un peu fan­toma­tique et mor­tifère du chœur.

J. D. F. : François Chat­tot est con­duit à jouer de la manière la plus brute pos­si­ble.

I. B. : C’est ce que je lui ai demandé, car pour moi, cette his­toire de trac­toriste, c’est un thème que Müller est sans doute allé chercher chez Büch­n­er ou chez Brecht. C’est vrai­ment le thème de la créa­ture, c’est-à-dire la créa­ture humaine qui, sans vouloir en rajouter dans la métaphore chris­tique, subit presque une Pas­sion, comme dans LA DÉCISION. Le trac­toriste, comme le Jeune Cama­rade, comme Fatzer, est un per­son­nage qui suit un itinéraire sur le mod­èle du drame à sta­tions de Strind­berg et des expres­sion­nistes alle­mands. Chez Müller, il y a sou­vent cette image de la créa­ture clouée sur son rocher, comme dans sa tra­duc­tion du PROMÉTHÉE d’Eschyle où Prométhée finit par incar­n­er l’humanité même clouée par les dieux sur un bloc de pierre. Dans TRACTEUR, il y a aus­si ce motif-là qui revient sans arrêt : celui de la chair en souf­france. C’est le corps humain tra­ver­sé par l’Histoire ou par les guer­res ou par l’idéal poli­tique. Une idée qui revient sou­vent dans les pièces de Müller, c’est com­ment la poli­tique, l’espérance ou l’utopie poli­tique, s’inscrit sur les corps et fait subir des souf­frances au corps. Le texte préféré de Müller, c’était LA COLONIE PÉNITENTIAIRE de Kaf­ka où l’on voit le juge­ment s’inscrire par des aigu­illes acérées sur le dos du prévenu. Du coup, j’ai poussé François à jouer de la manière la moins dis­tan­ciée pos­si­ble, de la manière la plus brute (évidem­ment, ce n’est pas du tout brut, cela demande un long tra­vail), de la façon la plus cor­porelle, la plus matérielle pos­si­ble.

J. D. F. : Il joue d’une manière très con­crète, que l’on pour­rait qual­i­fi­er de nat­u­ral­iste si les autres acteurs – ceux du chœur – ne fai­saient con­tre­point en tirant, au con­traire, le spec­ta­cle vers l’abstraction. Cela me fait penser à un dis­posi­tif expéri­men­tal : on prend un indi­vidu à qui il arrive telle chose et, un peu empirique­ment, on va essay­er d’en extraire quelque chose d’universalisable.

I. B. : Oui, c’est exacte­ment cela que je voulais faire. Brecht dis­ait tou­jours que ses pièces de théâtre étaient comme des expéri­ences de vivi­sec­tion. Ou que le théâtre était un lab­o­ra­toire pour expéri­ences sociales. Chez Müller, on retrou­ve la métaphore du lab­o­ra­toire de vivi­sec­tion ou de la planche d’anatomie. L’écrivain est celui qui se sert de matériel humain pour écrire ses textes. Müller com­pare l’écrivain au chirurgien qui procède à une autop­sie ou qui fait des expéri­ences avec du matériel humain dans un lab­o­ra­toire. Ici, on a un matéri­au humain qui est ce trac­toriste et on attend de voir ce qui se passe, c’est sur ce mod­èle assez cru­el et même effrayant que les pièces de Müller sont con­stru­ites.

Pro­pos recueil­lis par Julie de Fara­mond.

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