Devant le palais. Quelques éléments sur le chœur chez Einar Schleef

Devant le palais. Quelques éléments sur le chœur chez Einar Schleef

Le 20 Oct 2003
PUNTILA, mise en scène d’Einar Schleef. Photo Bernd Uhlig.
PUNTILA, mise en scène d’Einar Schleef. Photo Bernd Uhlig.

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PUNTILA, mise en scène d’Einar Schleef. Photo Bernd Uhlig.
PUNTILA, mise en scène d’Einar Schleef. Photo Bernd Uhlig.
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1.

DEPUIS les pre­mières pro­duc­tions au Berlin­er Ensem­ble, jusqu’aux derniers pro­jets berli­nois en pas­sant par la péri­ode de créa­tion au théâtre de Franc­fort dirigé par Gün­ther Rüh­le, les travaux d’Einar Schleef, décédé en 2001, ont sus­cité la polémique, provo­qué sou­vent le rejet vio­lent. Rolf Michaelis, pour évo­quer un com­men­taire for­mulé en des ter­mes plutôt mod­érés, par­le à pro­pos du UR-GÖTZ de 1989 d’un théâtre qui serait tou­jours le même, celui « du cri et du trépigne­ment ». Une esthé­tique scénique recon­naiss­able entre toutes, et pour­suiv­ie avec assiduité dans chaque pro­duc­tion. Un théâtre de la ten­sion physique, de l’intensité acous­tique, de la mon­u­men­tal­ité des images. On pense aux hommes en uni­forme, puis armés de haches, chœur physique objet de tous les rejets de la part de la cri­tique dans le PUNTILA de Brecht en 1996 au Berlin­er Ensem­ble, ce chœur qui con­stitue un des élé­ments cen­traux dans le théâtre de Schleef. Mais cette ten­sion vers l’extrême déter­mine aus­si le mode d’apparition de l’individu, ciselée, édi­fi­ante, soulignée par l’ampleur des cos­tumes, à l’instar des per­son­nages descen­dants lente­ment vers la scène sur une passerelle au-dessus du pub­lic, dans sa mise en scène de SALOMÉ d’après Oscar Wilde en 1997 à Düs­sel­dorf. Sur-dimen­sion­nal­ité jusque dans les objets, cette épée du bour­reau dans SALOMÉ encore, ce grand dra­peau rouge tombant soudain sur la scène du Deutsches The­ater, démesuré face à sa Rosa Lux­em­burg dans VERRATENES VOLK (2000), à par­tir du roman d’Alfred Döblin NOVEMBER 1918. Einar Schleef, qui est « entré » dans le théâtre par le biais de la scéno­gra­phie (il suit une for­ma­tion scéno­graphique à l’école de Berlin-Weißensee de 1964 à 1971, puis devient l’élève de Karl von Appen), érige dans l’ensemble des espaces qu’il investit de ses visions des mon­des théâ­traux esthé­tique­ment autonomes, loin de cer­taines ten­dances des années 90 à un retour à une forme de « réal­isme ».

Cette mon­u­men­tal­ité reflète l’importance des enjeux que Schleef con­fère au théâtre. La restau­ra­tion de la tragédie dans ses dimen­sions orig­inelles est ici fon­da­trice, c’est-à-dire comme moment où s’articule le rap­port du chœur à l’individu, dans toutes ses ambiguïtés, et avant que le fil de l’histoire théâ­trale ne voie peu à peu le chœur quit­ter la scène. Ain­si, les pièces mis­es en scène par Schleef sont celles habitées par ce qu’il appelle cette « idée du chœur », non en ce qu’elles sont une glo­ri­fi­ca- tion de la com­mu­nauté qui irait sim­ple­ment à rebours du mou­ve­ment de for­ma­tion pro­gres­sive de l’individu autonome, mais en ce qu’elles con­stituent des étapes-clés dans l’histoire, des espaces où sont artic­ulés les rap­ports para­dox­aux de l’individu et du groupe, tels que les conçoit Schleef. Ce sera le UR-GÖTZ évo­qué plus haut, ver­sion orig­i­nale du GÖTZ VON BERLICHINGEN de Goethe, drame de la respon­s­abil­ité poli­tique de l’individu opposé au poids du groupe, dont il asso­cie la mise en scène à celle de 1918 ODER SKLAVENKRIEG, pièce oubliée de Lion Feucht­wanger, et au cen­tre de laque­lle se trou­ve un intel­lectuel révo­lu­tion­naire qui donne nais­sance à un mou­ve­ment pour finir, déçu, par le désavouer ; mais cela déter­mine égale­ment son traite­ment par­ti­c­uli­er de WESSIS IN WEIMAR, le drame de la réu­ni­fi­ca­tion dans lequel Rolf Hochhut dénonce l’engloutissement de l’Est par l’Ouest, et auquel Schleef, sub­sti­tu­ant des chœurs aux per­son­nages – à la fureur de l’auteur –, restitue une véri­ta­ble dimen­sion trag­ique, à la mesure de celle de l’événement his­torique.

Rap­ports para­dox­aux de l’individu au groupe. Les vari­a­tions sur la dom­i­na­tion, la vio­lence, l’oppression exer­cée sur l’individu peu­vent con­stituer les images les plus frap­pantes du théâtre de Schleef, depuis l’exclusion par le groupe dans MADEMOISELLE JULIE, qu’il met en scène au Berlin­er Ensem­ble en 1975 avec B. K. Tragelehn : dans cette mise en scène cap­i­tale, la troisième après le KATZGRABEN d’Erwin Strittmat­ter en 1972 et L’ÉVEIL DU PRINTEMPS de Frank Wedekind la même année, l’exclue quitte la scène en tra­ver­sant la salle, marchant sur les sièges, soutenue par le pub­lic. Mais la sig­ni­fi­ca­tion du chœur dans le théâtre de Schleef ne s’épuise pas dans cette seule dimen­sion. L’individu lui-même est aus­si sujet de la vio­lence, son lien au groupe est para­dox­al, mul­ti­ple, con­tra­dic­toire, tou­jours douloureux, et l’évidence de son autonomi­sa­tion comme mou­ve­ment posi­tif, comme libéra­tion, est régulière­ment remise en cause. La « panique », tel est ain­si le mot qu’emploie Schleef pour désign­er la réac­tion de l’individu à son expul­sion hors du chœur, panique qui naît pré­cisé­ment de la con­science d’un lien rompu. Ces rap­ports ambi­gus entre l’individu et le groupe sont ceux qu’explore le théâtre de Schleef ; ils trou­vent sans doute une dimen­sion biographique dans l’autonomisation / exclu­sion vécue par Einar Schleef lui-même dans son départ de la RDA pour la RFA en 1976.

2.

« Lorsqu’une idole chute, vient le moment du deuil. Le chœur détient encore cette capac­ité que l’individu a per­due depuis longtemps. » Le chœur-idole dont il est ques­tion ici est le groupe rock Take That, dont la men­ace d’explosion par l’individualisation d’un de ses mem­bres déclenche l’hystérie d’une autre com­mu­nauté, celle de ses fans. La scène est à Berlin, Gen­dar­men­markt, devant l’hôtel où réside le groupe : spec­ta­cle vécu par Schleef de la foule désem­parée, et qu’il évoque dans FAUST DROGE PARSIFAL, la somme com­plexe qui rassem­ble ses réflex­ions sur le chœur et l’individu, sur les trans­for­ma­tions pro­gres­sives de la « con­stel­la­tion antique » au gré de l’histoire du théâtre, mêlées à des étapes de son pro­pre par­cours. Dans cette sit­u­a­tion trag­ique appa­rais­sent l’intensité et la rad­i­cal­ité de ce que seul le chœur peut encore provo­quer, à l’inverse de l’individu. D’où l’insistance avec laque­lle le met­teur en scène « fait de ce chœur un pro­tag­o­niste », pour repren­dre l’expression d’Heiner Müller, non pas quitte à mais bien dans le but de déclencher la véri­ta­ble réac­tion du pub­lic… un pub­lic qui a tou­jours réa­gi de manière très partagée et rad­i­cale aux pavés jetés par Schleef dans la mare trop calme du fonc­tion­nement théâ­tral.

L’essentiel du chœur est sa présence : une entité physique, énergé­tique, qui s’impose au pub­lic. Ce mou­ve­ment prend sou­vent la forme d’une pro­jec­tion du chœur, vague défer­lant depuis le fond de la scène pour venir s’agréger tout au bord du plateau. Une image récur­rente dans les mis­es en scène de Schleef, qu’il s’agisse d’hommes nus et chaussés de bottes frap­pant lour­de­ment la scène dans WESSIS IN WEIMAR, du chœur des femmes en rouge dans PUNTILA, ou encore de la pre­mière arrivée du chœur sur scène au son du sif­flet au début de EIN SPORTSTÜCK d’Elfriede Jelinek. Le chœur de Schleef est avant tout corps, den­sité physique qui s’impose, et vient régulière­ment faire de l’épaisseur de la langue un pro­jec­tile adressé directe­ment au pub­lic. Dans ce sens, le théâtre choral de Schleef est, essen­tiel- lement, provo­ca­tion. Autre avatar du chœur chez Schleef, autre forme de la provo­ca­tion qu’il con­stitue, peut-être la plus poussée : lorsque le chœur, pré­cisé­ment, fait silence dès le lever du rideau dans le pre­mier tableau de SALOMÉ, qu’un ensem­ble de 18 mem­bres immo­biles figé en une image fait face à un pub­lic dont la gêne et l’irritation gran­dis­sent, jusqu’à ce que le rideau retombe, ren­voy­ant celui-ci à l’entracte, au bout de dix min­utes de spec­ta­cle.

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Emmanuel Béhague
Emmanuel Béhague est docteur en études germaniques (auteur d’une thèse sur l’écriture dramatique allemande contemporaine...Plus d'info
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Barbara Engelhardt est critique de théâtre et éditrice. Après avoir dirigé la revue Theater der...Plus d'info
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