Le bruissement et la mesure

Le bruissement et la mesure

Entretien avec David Lescot

Le 8 Oct 2003

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Article publié pour le numéro
Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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David Lescot est auteur dra­ma­tique et maître de con­férences en Études théâ­trales à l’Université Paris X — Nan­terre. Il a récem­ment mis en scène son texte L’ASSOCIATION (Théâtre de l’Aquarium, 2002), pub­lié ain­si que MARIAGE (créée par Anne Tor­rès, MC 93-Bobigny, 2003) aux édi­tions Actes Sud — Papiers. Il est égale­ment l’auteur d’un essai, DRAMATURGIES DE LA GUERRE (Cir­cé, 2001).

CHRISTOPHE TRIAU : Com­ment défini­rais-tu la choral­ité à l’œuvre dans ton tra­vail ?

David Lescot : Si l’on part d’une déf­i­ni­tion très large, je dirais que la choral­ité est ce qui instau­re autre chose qu’un fonc­tion­nement dra­ma­tique ; et aus­si qu’elle défait le dra­ma­tique. Ce qui se joue alors n’est pas de l’ordre du rap­port entre deux êtres, de l’ordre du dia­logue, même si l’on peut bien sûr trou­ver des formes de choral­ité à deux. Je crois que la choral­ité est liée à mes pre­mières envies de théâtre. J’ai eu dès mes pre­miers pro­jets le souhait d’inviter beau­coup de monde sur le plateau. Non pas pour bross­er des per­son­nages, faire émerg­er des indi­vid­u­al­ités, creuser des intéri­or­ités : si je me suis lancé – alors que c’est matérielle­ment dif­fi­cile – dans des aven­tures à dix ou quinze acteurs, c’est parce que j’avais un désir de choral­ité, de créer une présence mul­ti­ple, à la fois scénique­ment et vocale­ment. Je voulais d’abord pour­suiv­re un usage de la parole qui soit de l’ordre du bruisse­ment, de la poly­phonie, du brouil­lage, de la per­tur­ba­tion, une sorte de con­cert de voix. C’est comme cela que j’ai pen­sé les textes de ces pre­miers spec­ta­cles – LES CONSPIRATEURS et L’ASSOCIATION.

La choral­ité est liée à un désir de désor­dre : désor­dre lié à la mul­ti­tude de per­son­nes sur scène, à l’impossibilité de percevoir d’un coup l’intégralité des événe­ments qui s’y déroulent, tan­dis que l’organisation interne de ce désor­dre est au con­traire très rigoureuse. Tant sur le plan sonore que sur celui des mou­ve­ments scéniques, on est for­cé d’observer un ordre pré­cis, si l’on veut pro­duire l’impression du désor­dre, de l’accumulation, de l’empilement … La choral­ité passe sou­vent dans mes textes par les listes, les inven­taires. L’inventaire, tel que je l’utilise, est tou­jours là pour don­ner l’impression de la pro­fu­sion, mais sur le mode de la par­tie pour le tout, et d’un tout qui n’est pas fini. Au-delà du comique de l’accumulation, le spec­ta­teur doit saisir que la liste n’est pas achevée, qu’elle est exten­si­ble, que ça ne s’arrêtera jamais. Ce qui m’intéresse dans ces listes, c’est qu’elles n’ont pas de début ni de fin – ce qui les situe à l’opposé de la déf­i­ni­tion aris­totéli­ci­enne du dra­ma­tique.

C. T. : Quel rap­port au monde cette mod­i­fi­ca­tion du « cadrage » implique-t-elle ? En quoi con­sid­ères-tu que ta démarche est poli­tique ?

D. L. : Je ne crois pas que tout théâtre soit poli­tique. Le théâtre peut être poli­tique à con­di­tion qu’il ait choisi un angle d’attaque spé­ci­fique, une par­celle du monde qui peut se pro­jeter sur le théâtre. Dis­ons qu’il y a une part de la poli­tique qui revient au théâtre, mais ce n’est pas la part de l’action. Avec LES CONSPIRATEURS, nous nous sommes posé la ques­tion des mou­ve­ments poli­tiques, de manière assez noire mais pas du tout néga­tive. On voulait s’interroger sur la manière dont les mou­ve­ments poli­tiques se détru­i­saient, pourquoi ils en venaient à se dévor­er eux-mêmes, par une sorte de mou­ve­ment anthro­pophage. Le spec­ta­cle con­clu­ait à l’échec, non pas pour dire qu’il ne faut pas s’engager, mais parce que l’échec a valeur de leçon beau­coup plus que le suc­cès : faire ter­min­er une pièce sur la résis­tance par un tri­om­phe, c’est assez aber­rant. Enfin, avec L’ASSOCIATION, de manière plus biaisée et frag­ile, il s’agissait de met­tre un univers matériel très pro­liférant en face des indi­vidus, ce qui était une manière de s’interroger sur l’échange, le com­merce, qui sont une des orig­ines de la poli­tique. De même qu’Aristote dit que « l’homme est un ani­mal poli­tique », je voulais me deman­der si l’homme était un ani­mal « économique », fait pour échang­er, pos­séder, acquérir, tro­quer, ou se défaire de ce qu’il a. Autant de façons de pos­er sur la scène la ques­tion du poli­tique, mais pas de manière glob­ale, au con­traire en la morce­lant, en pra­ti­quant une sélec­tion, en optant pour une thé­ma­tique spé­ci­fique.

C. T.: On peut dire qu’il y a dans ton tra­vail un traite­ment pro­pre­ment généra­tionnel du poli­tique et de la com­mu­nauté. Com­ment le défini­rais-tu autrement que néga­tive­ment par rap­port à la généra­tion précé­dente ?

D. L. : J’essaie de saisir des com­mu- nautés qui se font et qui se défont, ce qui a cer­taine­ment à voir avec la choral­ité.

Dans L’ASSOCIATION, la choral­ité est d’abord éclatée. Le dia­logue n’arrive pas à se con­stituer, les indi­vidus sont atom­isés, ils sont tous présents dans le même lieu au même moment mais aucun principe de com­mu­nauté ne les lie entre eux. Pro­gres­sive­ment, des micro-com­mu­nautés se for­ment, en rup­ture avec les autres, ou dans la trans­gres­sion. Et puis au finale une una­nim­ité se con­stitue, for­tu­ite­ment, sous la pres­sion des événe­ments : en l’occurrence dans un mou­ve­ment de résis­tance au monde extérieur. Cette com­mu­nauté n’est pas don­née d’emblée, et il est prob­a­ble qu’elle se défera ; et une autre se for­mera. Je crois qu’on en est là. Con­damnés à errer de com­mu­nauté en com­mu­nauté, c’est-à-dire de com­bat en com­bat.

Je ne crois pas aux utopies, je ne pense pas que l’horizon d’une com­mu­nauté réglée par des principes justes et moraux soit la chose pour laque­lle il faut se bat­tre. Je pense plutôt dans les ter­mes d’un com­bat per­ma­nent, et mou­vant, qu’il faut pour­suiv­re, pour gag­n­er tou­jours un peu plus. J’ai l’image d’un corps social per­pétuelle­ment agité de com­bats, de déséquili­bres. C’est comme cela que je conçois la dynamique poli­tique.

C. T. : Cela implique, sans rien de péjo­ratif, un principe de dis­per­sion, qui serait une car­ac­téris­tique généra­tionnelle du poli­tique ?

D. L. : Oui, et c’est vrai que L’ASSOCIATION s’est con­stru­ite comme ça : il n’y a pas de con­flit au sens dra­ma­tique, pas de con­flit cen­tral, qui défini­rait l’action de la pièce. Et, d’une cer­taine façon, dans LES CONSPIRATEURS non plus ; ni dans les pièces que j’ai écrites ensuite, MARIAGE, ou L’APRÈS-GUERRE. Toutes ces pièces se situent en rup­ture d’une dra­matic­ité organ­isée autour d’un con­flit cen­tral.

C. T. : Le choral serait ce qui est non-dra­ma­tique tout en n’étant pas épique ni métathéâ­tral ? Ce serait quit­ter le dra­ma­tique en sauvant la clô­ture sur soi, l’autonomie de la scène ? Dans L’ASSOCIATION, le spec­ta­cle fonc­tionne sans prise à par­ti, l’univers scénique garde son autonomie, son quant-à-soi, une très forte cohérence interne…

D. L. : Absol­u­ment. On n’est pas obligé de cass­er le jeu, de bris­er le pacte dra­ma­tique pour utilis­er des tech­niques chorales. Par exem­ple dans la deux­ième longue séquence de L’ASSOCIATION, où a lieu la démon­stra­tion des objets, tous les per­son­nages sont sur la scène. Ils pren­nent la parole les uns après les autres, mais sur le mode du croise­ment ou du chevauche­ment, et non pas dans une con­ti­nu­ité linéaire : l’un évoque une machine à fab­ri­quer des bûch­es, deux autres une jarre indi­enne, une qua­trième aver­tit qu’elle s’en va, un autre reste muet mais regarde, etc. On ne sait plus où don­ner de la tête, et c’est à mon sens le pas­sage le plus choral de la pièce. Mais on est resté dans le cadre d’un jeu dra­ma­tique, parce que les acteurs n’ont pas regardé le pub­lic dans les yeux, et il me sem­ble que la musique, con­traire­ment à ce que pré­conise Brecht, n’interrompt pas ce proces­sus, mais con­fère au con­traire à la séquence sa cohérence interne.

C. T. : Que rajoute alors la musique, ou plutôt : en quoi noue-t-elle ? Tu dis que les per­son­nages sont ensem­ble quand ils chantent…

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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