Éric Lacascade est directeur du Centre Dramatique National de Caen, Basse-Normandie, Comédie de Caen. Depuis plusieurs années, il met en scène Tchekhov ; après un succès public en 2002, Platonov est de nouveau programmé dans la cour d’honneur du Palais des Papes en juillet 2003.
SOPHIE LUCET : La choralité est depuis toujours au centre de ton travail théâtral. On la retrouve encore très fortement inscrite dans tes récentes mises en scène de Tchekhov. Comment s’est-elle imposée à toi ?
Éric Lacascade : La choralité n’est pas née de façon volontariste mais elle revient chaque fois qu’on se met en répétition comme quelque chose de naturel et d’organique. Il me semble que ce type de travail est apparu dans la mesure où nous avons d’abord travaillé sans texte et sur la base d’improvisations pour constituer le vocabulaire du groupe. J’ai toujours pensé que le théâtre était affaire de communauté ; que l’absence d’appropriation d’un rôle favorisait l’écoute collective ; mais je parle de groupe ou d’équipe plutôt
que de chœur.
S. L. : Cette terminologie te permet- elle d’éviter la référence à la tragédie antique ?
É. L. : Je n’ai pas de relation directe avec le chœur antique. Danse, mouvement, chœur : ces mots veulent tout et rien dire au moment d’un spectacle ; dès qu’il y a plus de trois personnes sur le plateau, il y a choralité. Je revendique donc l’étymologie du mot plus que son sens dans le contexte de la tragédie antique. Je trouve d’ailleurs que la fonction du chœur grec est souvent mièvre : respect du dieu, adoration, conciliation ; écoute du peuple, acceptation du joug ; mise en valeur du héros, disparition du corps au profit des idées… ces versants ne m’intéressent pas. Je donne du groupe ma définition : le chœur moderne est porteur d’une violence nouvelle ; désormais conscient de sa force, il préfère la revendication à la conciliation ; n’assiste pas aux événements mais les détermine. C’est dans ce sens que j’oriente le travail dès le moment des répétitions.
S. L. : Le chœur est-il la trace scénique de ta méthode de travail ?
É. L. : Ce sont des groupes qui m’ont amené au théâtre, pas des individus. Le Living Theatre, le Grand Magic Circus, le Théâtre du Soleil. Ce que le public reconnaît sur le plateau, dans mes mises en scène de Tchekhov, c’est la force de la tribu depuis le moment des répétitions ; mais aussi la présence singulière des êtres qui constituent ce groupe. Les qualificatifs sont multiples mais ce que voient les spectateurs, ce sont des acteurs tendant vers le même but. Quand j’évoque ce mouvement d’ensemble avec les comédiens, je leur demande de viser par-delà la cible et tous me comprennent immédiatement. Chacun se reconnaît en chacun, le public dans les acteurs et avant lui le metteur en scène dans les acteurs qui se reconnaissent en lui.
Notre voix commune est la conséquence de cette juste mise en relation des individualités. Notre collectivité fait apparaître notre singularité.
S. L. : Si je te résumais, je dirais que pour être créateur, l’acteur doit être conscient de son appartenance au groupe ?
É. L. : Contrairement à l’idée reçue, la créativité de l’acteur ne se développe pas individuellement mais au sein d’une communauté à l’épreuve de sa créativité. Si l’on est seul en scène, c’est qu’on a fait le choix du spectateur comme partenaire. On n’est donc jamais séparé des autres sur un plateau. La philosophie hindouiste dit que toutes les forces subtiles produites par toutes les pensées et tous les actes qui ont existé dans le monde sont emprisonnées dans un grand réservoir où les hommes iraient puiser en fonction des nécessités de la vie. Je crois à cette métaphore pour les acteurs. Jouer c’est tirer de la grande flaque collective l’eau des souffrances et des désirs qu’il faudra étancher dans l’instant et revivre devant d’autres. À cet endroit précis, dans cet entrepôt de la conscience collective, je sens le point de convergence entre le théâtre et le mythe. Mais pour que l’acteur ose être impudique et sincère il lui faut des yeux attentifs et aimants. C’est le rôle du metteur en scène qui doit cimenter le groupe et créer les conditions de l’écoute, permettre la circulation des mots. Jamais je ne travaille contre les acteurs, jamais je ne les mets en difficulté pour obtenir une image narcissique de ma force. Cette brutalité est pseudo créative. Je ne cherche pas à mettre l’acteur en situation de danger pour que sa souffrance semble une compréhension fine de la psychologie humaine, je cherche l’harmonie : ce que j’ai bien du mal à obtenir dans la vie, je le cherche dans le théâtre. La beauté et la puissance. Pas le pouvoir. Le pouvoir est lieu vide. Mort.
S. L. : À l’origine, le mot art renvoie à la notion d’harmonie ; l’art, c’est aussi l’ordre. Est-ce que ton théâtre est une quête d’ordre plutôt que de forme comme on l’a souvent dit à ton sujet ?