« Un théâtre du conflit » (fragments) – sur Einar Schleef

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« Un théâtre du conflit » (fragments) – sur Einar Schleef

Le 22 Oct 2003
VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.
VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.
VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.
VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.
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EN RÉPONSE à la sit­u­a­tion actuelle, on entend par­fois : il faut retourn­er aux élé­ments pri­mor­diaux du théâtre, à son orig­ine. La thèse cir­cu­lait déjà dans les mou­ve­ments de néo-avant-garde des années 50 aux annéees 70. Seules des expéri­ences scéniques provo­quant douleur et souf­france seraient capa­bles de provo­quer de véri­ta­bles expéri­ences théâ­trales. L’ascèse, l’agression, le bruit et la destruc­tion comme réap­pro­pri­a­tion d’une forme archaïque : autant de méth­odes pour inté­gr­er le spec­ta­teur dans le jeu au moyen du choc, voire par une vio­lence directe exer­cée con­tre lui. Dans ce retour quelque peu prob­lé­ma­tique à un rit­uel affir­matif, il y avait en tout cas une réan­i­ma­tion pro­duc­tive du proces­sus théâ­tral à l’état pur : la présen­ta­tion de soi, la sor­tie d’un seul face à la cham­bre d’écho d’un col­lec­tif, face à un chœur.

Dans les années 80, Einar Schleef a attiré l’attention du pub­lic et des jour­naux par ses mis­es en scène où le recours à des formes de jeu inten­sé­ment cor­porelles et à une vio­lence de car­ac­tère archaïque a été ressen­ti comme une provo­ca­tion et – par beau­coup de cri­tiques – comme un événe­ment irra­tionnel et insup­port­able. Son théâtre, qui a été sou­vent calom­nié, et même traité de « fas­ciste », est en tout cas symp­to­ma­tique d’une sit­u­a­tion qui sem­ble appel­er à un retour aux orig­ines du théâtre. Ses pre­miers travaux, en tant que scéno­graphe et co-met­teur en scène, avec B. K. Tragelehn au Berlin­er Ensem­ble, KATZGRABEN en 1972, L’ÉVEIL DU PRINTEMPS en 1974 et leur coup d’éclat le plus célèbre, MADEMOISELLE JULIE en 1975, offraient tou­jours le même planch­er vide et le même cyclo­rama pous­siéreux. Mais le texte était actu­al­isé, la parole se trans­for­mait en chant dis­so­nant, elle se frag­men­tait en répéti­tions, en bal­bu­tiements ; une pièce en un acte s’étendait jusqu’à une durée inhab­ituelle de deux heures et demie. La mise en scène de Strind­berg en par­ti­c­uli­er, aus­si orig­i­nale qu’agressive, fut vite inter­dite. En 1976, Schleef pas­sa à l’ouest où, après de nom­breux pro­jets avortés, il se fit con­naître par une suite de mis­es en scène qui firent scan­dale : en 1986, MÈRES, d’après des textes d’Eschyle et d’Euripide, AVANT LE CRÉPUSCULE de Ger­hart Haupt­mann en 1987, en 1988 sa pro­pre pièce, COMÉDIENS, en 1989, la pre­mière ver­sion de GÖTZ VON BERLICHINGEN de Goethe, en 1990 le texte de Feucht­wanger, 1918, et FAUST.

Ce qui frappe avant tout chez Schleef, c’est son tra­vail obses­sion­nel avec des corps piéti­nant le sol en rythme et la destruc­tion de la parole par des brisures et des silences. Et aus­si les pas­sages inat­ten­dus au cri et au hurlement : le théâtre de Schleef se fait sou­vent très fort aux oreilles des spec­ta­teurs. La con­ti­nu­ité du sens est sans cesse per­tur­bée par la vari­a­tion et la diver­sité des états de voix, par les explo­sions sonores en apparence non motivées, par l’intonation qui évoque sou­vent un ani­mal traqué et à bout de souf­fle. De nom­breux pas­sages du texte sont répétés, sou­vent plusieurs fois, étrange­ment ryth­més, mis en lam­beaux, éten­dus jusqu’à l’incompréhensible ou hurlés en accéléré, à une vitesse inouïe. La langue devient musique et rythme, le temps s’étire ou se con­dense. Cette esthé­tique fait appel aux élé­ments pri­mor­diau du lan­gage théâ­tral pour les expos­er, les met­tre à nu, au tra­vers de procédés de sur­chauffe par­faite­ment con­trôlés : les corps, leur force, leurs efforts ; la voix et son souf­fle, con­sciem­ment étrangéisée ; la parole, l’effort pour con­quérir cette parole ; le chœur, le col­lec­tif. À l’origine du théâtre, la parole était voi­sine du cri et du chant. C’est ce voisi­nage que Schleef ressus­cite. Il y a des moments où les inter­prètes parais­sent avoir oublié qu’ils se trou­vent au théâtre et s’oublient eux-mêmes en s’abandonnant au rythme et au bruit. Dans une scène qui dure un temps à la lim­ite du sup­port­able pour des spec­ta­teurs habitués à la tem­po­ral­ité du théâtre dra­ma­tique, le col­lec­tif des inter­prètes, com­pressés les uns con­tre les autres en car­ré, tra­verse la scène en dansant sur un rythme de tan­go et revient ensuite, sans musique, avec unique­ment le bruit de leurs chaus­sures, la scan­sion des pas sur le sol ( dans COMÉDIENS ).

Le théâtre de Schleef – les cri­tiques n’ont pas tort sur ce point – a beau­coup à voir avec la vio­lence. Celle-ci y est mau­dite ou désirée, mais tou­jours là, ren­due sen­si­ble sur la scène. L’intensité extrême des sen­sa­tions physiques (on voit les acteurs courir, taper du pied, hurler, sauter, accom­plir des mou­ve­ments en rythme et des actions sou­vent dan­gereuses qui sus­ci­tent la peur des spec­ta­teurs) mêle la souf­france à la vio­lence. Cette vio­lence ramène à un théâtre des épo­ques archaïques, celui qui exis­tait à prox­im­ité du sac­ri­fice, et qui avait pour thèmes cen­traux (au moins aus­si longtemps qu’il con­ser­va son car­ac­tère cultuel ) : l’effroi du démem­bre­ment et de la résur­rec­tion, l’excès sex­uel et émo­tion­nel, la dépense dionysi­aque. Parce qu’il était rit­uel, il impli­quait une sit­u­a­tion spé­ci­fique, irrem­plaçable, revenant tou­jours au même rythme, qui par­ve­nait à inté­gr­er tous les par­tic­i­pants dans une expéri­ence boulever­sante. Le théâtre for­mu­lait la douleur, le dan­ger pour le col­lec­tif, et la défense organ­isée du col­lec­tif par le rite du sac­ri­fice, seul capa­ble de sceller la com­mu­nauté. Il se rendait maître de la vio­lence et canal­i­sait les pul­sions en un événe­ment récur­rent et con­cil­i­a­teur.

Ce monde du mythe, de la croy­ance dans les rites, du jeu cultuel, a dis­paru. Mais il nous reste tou­jours la pos­si­bil­ité de penser l’événement comme un point absol­u­ment sin­guli­er. Moins le théâtre cherchera à être une sorte de « ciné­ma en direct » – c’est-à-dire à être une mas­ca­rade illu­sion­niste à grands ren­forts de décors coû­teux et la mimè­sis d’une his­toire con­tin­ue, comme le pré­conise la tra­di­tion du drame – et plus il paraî­tra pos­si­ble de ressus­citer quelque chose de l’événement théâ­tral pur. Il est vrai qu’on peut décel­er chez Schleef une cer­taine vio­lence exer­cée con­tre les inter­prètes eux-mêmes, et quelques spec­ta­teurs ou cri­tiques en ont fait un prob­lème moral. Mais dans le théâtre de Schleef au moins, on peut sen­tir la cru­auté comme élé­ment con­sti­tu­tif du jeu théâ­tral. Cela lui a attiré la colère de nom­breux cri­tiques qui ne songent pas à se deman­der si le corps d’un danseur de bal­let clas­sique subit plus de dom­mages cor­porels et n’est pas davan­tage en dan­ger que les comé­di­ens de ce théâtre.

Chez Schleef, la scène mon­tre la guerre – thème inau­gur­al et sub­stance même du théâtre (elle a été édul­corée plus tard en dia­logue). La struc­ture antag­o­nis­tique y appa­raît à nu. L’effroi aus­si bien que la jouis­sance ryth­mée de la vio­lence sont trans­mis au spec­ta­teur. Et pour­tant : l’organisation de la langue et des proces­sus scéniques, la con­struc­tion de l’espace, la pré­ci­sion dans le tra­vail du texte sont d’une sub­til­ité extra­or­di­naire, non sans esprit et humour. Même les dis­tri­b­u­tions rit­uelles de nour­ri­t­ure qu’on retrou­ve dans toutes les mis­es en scène de Schleef – pen­dant une inter­rup­tion de jeu, les acteurs dis­tribuent aux spec­ta­teurs de la bière ( MADEMOISELLE JULIE ), des pommes de terre ( GÖTZ ), du thé ( LES COMÉDIENS ) ou des médailles en choco­lat ( AVANT LE CRÉPUSCULE ) –, ces dis­tri­b­u­tions per­me­t­tent une cita­tion ludique de la com­mu­ni­ca­tion rit­uelle et n’ont rien d’une iden­ti­fi­ca­tion réac­tion­naire au silence du rit­uel.

La part de vio­lence qui, dans l’esprit du spec­ta­teur, provoque par­fois l’association du théâtre de Schleef et des con­certs de rock (Schleef lui-même cite ce mod­èle) résonne dans ses espaces con­stru­its selon un principe dynamique et act­if. Schleef vient de la scéno­gra­phie, mais parvient à com­bin­er son savoir-faire avec une sim­plic­ité telle que ses mis­es en scène demeurent dans le voisi­nage du noy­au incan­des­cent de la théâ­tral­ité : espace choral, avancée d’un seul, cri et pro­ces­sion. C’est ain­si que le théâtre a com­mencé : par l’acte de sor­tie du chœur de celui qui répond, « l’hypocrite », le héros qui accuse, devant la cham­bre de réso­nance que con­stitue le chœur. Alors que pen­dant des siè­cles la souf­france et la douleur fai­saient par­tie d’un ordre cos­mique immuable qu’on ne cher­chait pas à ques­tion­ner et qu’elles ne pou­vaient être un peu adoucies que par la con­so­la­tion du réc­it (comme dans l’épopée), le théâtre a per­mis de les faire enten­dre au tra­vers d’une véri­ta­ble protes­ta­tion émo­tion­nelle, sen­si­ble et dis­cur­sive, une plainte lit­térale­ment inouïe jusque-là, de les artic­uler comme hurlements d’opposition et de con­tra­dic­tion. On « inven­ta » peut-être cette forme com­plexe qu’est le théâtre européen pour aucune autre rai­son que la suiv­ante : pour que l’être humain indi­vidu­el, avec ce corps-là, cette voix-là, cette sil­hou­ette-là, puisse sor­tir du con­tin­u­um de l’histoire naturelle. Cette sor­tie et cette protes­ta­tion, cette plainte et cette accu­sa­tion lancée con­tre le rég­i­ment des dieux, mar­que le com­men- cement véri­ta­ble du théâtre – la fable n’est pas l’essentiel ; les his­toires de bonnes femmes, de mères et de nour­rices, que le théâtre grec con­tin­ue de col­porter, ont beau­coup moins d’importance que cet acte de con­tra­dic­tion. Il y aura théâtre, écriv­it un jour Jür­gen Fehling, aus­si longtemps qu’il y aura une protes­ta­tion humaine con­tre des dieux éter­nelle­ment injustes.

Schleef atteint à la qual­ité de ce théâtre pri­mor­dial par l’intensité cor­porelle et affec­tive de la mimè­sis véri­ta­ble, la mimè­sis au sens orig­inel de ce terme : le mot grec « mimesthai » ne veut pas dire en pre­mier lieu « imiter », mais « représen­ter par la danse ». Le théâtre de Schleef est danse, une danse menaçante et vio­lente des corps et des paroles qui en dit plus long sur la vio­lence dans nos cités que d’autres ne parvi­en­nent à la faire par de grands dis­cours : du théâtre « théâ­tral » et non lit­téraire. Le spec­ta­teur du théâtre de Schleef peut ren­fer­mer dans ses meilleurs moments les traces de la vio­lence, du besoin de vio­lence, du « non » qui se dresse péri­odique­ment con­tre notre société déthéâ­tral­isée, la société totale­ment admin­istrée des con­traintes économiques et du cynisme poli­tique, le « non » qui par­court les rues des métrop­o­les, devant les murs des théâtres.

(1989)

Dans un livre qui fait à la fois fig­ure de man­i­feste et d’autobiographie, FAUST DROGE PARSIFAL, Schleef écrit sur le chœur et le retour de la femme au cen­tre du con­flit trag­ique, sur la prox­im­ité et les dif­férences entre le théâtre choral antique et le théâtre de Shake­speare, sur le dépérisse­ment, le rapetisse­ment du théâtre à cause des efforts de tous pour éviter à tout prix le moment théâ­tral par excel­lence : la con­fronta­tion entre chœur et per­son­nage.

Le sujet de Schleef est la « cour­bu­re », la démo­li­tion ( la perte de dig­nité, le décourage­ment, la brisure ) de l’être humain au cours de sa ten­ta­tive pour devenir un indi­vidu. L’homme courbe l’échine. C’est ce proces­sus qui transparaît con­stam­ment dans le des­tin des per­son­nages dra­ma­tiques, la trame de la tragédie. Mais l’interprète, le comé­di­en, est lui aus­si engagé dans un « agôn », il est, comme le per­son­nage qu’il représente, « un indi­vidu que la com­mu­nauté pro­tec­trice n’intègre plus ». À cet égard, la représen­ta­tion du con­flit trag­ique (dont la sub­stance est tou­jours le devenir-indi­vidu d’un mem­bre du chœur) se reflète dans l’acte per­for­matif du jeu théâ­tral et du rassem­ble­ment théâ­tral, dans la créa­tion d’une rela­tion con­flictuelle dans la réal­ité même du théâtre.

Il n’y a pas chez Schleef d’idéalisation du chœur. Comme il n’y a pas non plus d’idéal du grand indi­vidu soli­taire. Son théâtre est bien plutôt le champ de leur « devenir », l’un sor­tant de l’autre, l’un faisant face à l’autre.

La thèse courante selon laque­lle Schleef aurait nié l’individu au prof­it du chœur mérite la médaille d’or de la plat­i­tude. Et dénon­cer Schleef comme « révi­sion­niste » ou néga­teur du proces­sus his­torique au cours duquel un indi­vidu osa sor­tir du chœur et par lequel la sub­jec­tiv­ité se con­sti­tua, est absurde, esthé­tique­ment idiot, morale­ment infâme. Schleef a effec­tive­ment procédé à un ques­tion­nement con­stant de l’individualité. Il a tou­jours cher­ché à refléter les con­di­tions sociales et esthé­tiques de la nais­sance de l’individuel et il est par­venu à ren­dre vis­i­bles les prob­lèmes qu’il se posait au tra­vers d’une con­stel­la­tion de pen­sée et de représen­ta­tion sin­gulière, riche et con­tra­dic­toire – la con­fronta­tion et le con­flit entre spec­ta­teurs et acteurs, l’ambiguïté inhérente à cette con­fronta­tion, où cha­cun est for­cé­ment tout à la fois indi­vidu et mem­bre d’un groupe, isolé et appar­tenant à une com­mu­nauté, por­tant en lui l’antagonisme de la mul­ti­tude et de la sin­gu­lar­ité. Si le théâtre de Schleef peut être vu comme un lieu de con­flit entre le chœur et l’individu, il en va alors des scis­sions, des mal­adies et des actes man­qués des deux, et donc de la dis­so­lu­tion de la dual­ité qui pose chœur et indi­vidu comme une con­fronta­tion sim­ple.

La phrase de Hein­er Müller, cri­ti­quant Brecht « de ne pas être par­venu à se représen­ter un théâtre sans pro­tag­o­niste », aurait pu être signée Einar Schleef. Son théâtre n’est pas celui d’un pro­tag­o­niste « achevé ». Il développe plutôt des formes capa­bles de faire appa­raître l’expérience pri­mor­diale du « devenir»-personnage, de la suite des désirs de scis­sion et des désirs de rassem­ble­ments, une ligne en dents-de-scie qui passe sou­vent d’un extrême à l’autre. C’est pour Schleef la sub­stance même de la tragédie : la nais­sance de l’individu ne n’est pas pro­duite à une date loin­taine dans une préhis­toire indéter­minée, mais se rejoue chaque jour. La forme fon­da­men­tale du théâtre, le retour au théâtre choral antique comme médi­um pour artic­uler cette con­flict­ual­ité, ne cherchent pas chez lui à démon­tr­er quelque thèse anthro­pologique. Il en va de ques­tions de forme, de mélodie, de musi­cal­ité… Qu’il en soit ain­si devient évi­dent par exem­ple lorsqu’on sait que Schleef, après le théâtre de l’Antiquité, ne se sen­tait pas proche d’un grand auteur dra­ma­tique, mais d’un com­pos­i­teur de musique : « Il est impos­si­ble d’ignorer Bach. De toutes les ten­ta­tives pour s’approcher du théâtre grec, c’est lui qui va le plus loin. Ses ora­to­rios et ses can­tates définis­sent le rap­port entre com­mu­nauté et vic­time du sac­ri­fice, entre chœur et exclu­sion d’un indi­vidu hors du chœur ».

Qu’en est-il de la ten­sion, de l’apparition, de la ques­tion de l’individualité ? La rela­tion nor­male » de chaque indi­vidu au chœur est pour Schleef « l’appartenance », et en l’occurrence – « une appar­te­nance souhaitée ou subie ». La prob­lé­ma­tique idéologique – affir­ma­tion ou néga­tion, désir ou effroi face au chœur – n’est juste­ment pas au cen­tre de ce théâtre. Dans chaque indi­vidu existe pour Schleef une sorte de con­science d’appartenance, qu’il s’agisse de douleur ou de désir, et de l’autre côté, Schleef conçoit le chœur comme celui qui regarde tou­jours « l’individu comme un qui a été exclu ». Dans l’Antiquité, le chœur entre­prend sans cesse une exclu­sion, il ne con­naît l’individu que comme cadavre (qu’on pense à Polyn­ice) selon la devise : « les héros sont là pour être sac­ri­fiés ». La tragédie antique peut donc fêter la mort de ses per­son­nages, une exclu­sion qui est con­di­tion néces­saire pour l’existence du mono­logue. Le mono­logue n’est donc pas la forme adéquate à un indi­vidu se don­nant lui-même comme autonome, mais une réac­tion, une « con­séquence for­cée », pro­duite par la con­science de ne jamais pou­voir par­venir à une com­plète dis­so­lu­tion dans l’identité chorale. L’individu en général, et non un tel ou un tel, fait l’expérience de lui-même comme « un qui est con­sid­éré comme exclu ».

La tragédie antique mon­tre l’instant où l’État brise la « pop­u­la­tion », où se déroule l’effondrement de « l’appartenance » et cette perte même con­stitue l’individu.

La scène « devant le palais » de la tragédie athéni­enne est pour Schleef la métaphore spa­tiale du proces­sus d’individuation. Élec­tre mar­que, même si elle ne le sait pas, l’image fon­da­men­tale de l’individuation, par son exis­tence comme exclue et par son souhait furieux de rassem­bler ce qui a été brisé (même si elle finit par trans­met­tre à Oreste le com­bat qui aurait dû être le sien). Le chœur de son côté est une iden­tité men­acée qui n’a ni assise ni sujet, mais existe juste­ment dans le mou­ve­ment de désig­na­tion de l’individu (l’individu véri­ta­ble) comme ce qui est étranger, le non-appar­tenant. Cette déf­i­ni­tion mutuelle par laque­lle Schleef décrit le prob­lème théâ­tral de la com­mu­nauté et de l’individu fait irré­sistible­ment penser à Kaf­ka, par exem­ple à la nou­velle JOSÉPHINE OU LE PEUPLE DES SOURIS où appa­raît un mou­ve­ment cir­cu­laire sem­blable, égale­ment sans fond ou égale­ment abyssal, entre l’exclusion et le désir de fusion, le détache­ment du groupe et le désir de réu­nion.

L’étrange phrase de Schleef, « le mono­logue décrit la scis­sion des voix, la voix sin­gulière et la voix de tous », sem­ble par­ler de la sépa­ra­tion entre la parole de l’individu et celle du groupe. Mais on peut aus­si enten­dre dans ces mots qu’il y aurait pour Schleef scis­sion à l’intérieur de cha­cune de ces deux paroles, scis­sion dans la parole de l’individu et dans celle du chœur. Car il ne faut pas oubli­er une chose : le chœur est malade, non tel ou tel chœur, mais le chœur en général. La tragédie antique met en scène un chœur malade comme thème ou arrière- fond de l’action dra­ma­tique. Schleef utilise le terme de « mal­adie » pour décrire une faib­lesse orig­inelle, don­née avec la réal­ité de la masse même. Il n’est nulle ques­tion ici d’un idéal col­lec­tif qui serait représen­té par un chœur. On est plutôt dans une sit­u­a­tion où « le fait de pour­rir ensem­ble est la peste même ».

Le « théâtre bour­geois », c’est-à-dire pour Schleef le théâtre sans chœur, est inca­pable de représen­ter ce rap­port entre indi­vid­u­a­tion et masse. Il ne parvient à penser l’individuation qu’en tant qu’effet de con­traste avec la masse et cette dernière ne peut appa­raître que comme entité dépravée. Et quant à l’individu, il est malade d’être inca­pable de rester fidèle à sa mal­adie fon­da­men­tale. C’est ce que dit Schleef. On peut traduire sa pen­sée ain­si : l’individu se con­stitue lors d’un tra­vail du deuil, par la néga­tion de l’expérience douloureuse de la non-appar­te­nance. Ce tra­vail du deuil prend le plus sou­vent la forme de la dépres­sion. L’individu est dépres­sif à cause de son autodéfense con­tre la tristesse, à cause du déni de sa plainte, du déni de son sen­ti­ment de perte d’appartenance, voire du déni de son désir d’appartenance. C’est le prob­lème du per­son­nage qui veut faire par­tie « par­tielle­ment » de la masse, et l’individualité recher­chée finit par n’être syn­onyme que d’une capac­ité à éprou­ver la cul­pa­bil­ité. Cette ten­sion est for­mulée par le mono­logue dans lequel le per­son­nage laisse par­ler ses per­son­nages intérieurs, c’est-à-dire sa mul­ti­tude chorale imma­nente. Schleef définit le drame comme le lieu où est traitée une ques­tion sous forme de blessure ouverte : est-ce que l’individualité doit for­cé­ment s’accomplir pour cha­cun au prix d’un devenir-con­scient de sa soli­tude per­son­nelle ?

Toute ten­ta­tive pour for­mer un chœur est soigneuse­ment évitée par « le théâtre bour­geois », alors même que le chœur porte seul en lui la poten­tial­ité d’un monde de l’avenir. Schleef part à la recherche des traces enfouies de forme chorale dans la lit­téra­ture dra­ma­tique alle­mande. Mais son espoir ne réside pas pour autant dans un col­lec­tif choral qui rem­plac­erait l’individu, mais dans quelque chose d’autre. Puisque tout con­verge vers la recherche de scis­sions intérieures et d’associations, d’alliances et de coali­tions pas­sagères, il faut bien aus­si que la langue avec laque­lle on cherche à décrire ce théâtre sorte de l’opposition entre chœur et indi­vidu. C’est pourquoi j’aimerais recourir à une image qui vient d’un tout autre con­texte et par­ler avec Deleuze et Guat­tari d’un « devenir-ani­mal ». Il ne s’agit pas ici de l’imitation des ani­maux, même pas de la méta­mor­phose réelle d’un humain en un ani­mal, mais d’un proces­sus, d’un devenir « entre » sans état ter­mi­nal ni sujet, un « entr­er en muta­tion » asub­jec­tif et infra­sub­jec­tif. Le devenir-ani­mal advient par des alliances, des sym­bios­es dans lesquelles il n’y a pas d’identité fixe de celui qui devient. Le sujet devient un hori­zon mou­vant à peine vis­i­ble.

Chaque ani­mal est d’abord et avant tout une bande, une meute, un essaim d’affects. Ce qui nous fascine dans l’animal, c’est que nous pou­vons l’envisager comme une meute. Dans un pas­sage célèbre de la LETTRE À LORD CHANDOS, Hof­mannsthal se mon­tre fasciné par le
« peu­ple des rats ». Ce qu’il nomme une « par­tic­i­pa­tion mon­strueuse, un trans­fert dans ces créa­tures », est de fait une « par­tic­i­pa­tion con­tre-nature » ( Deleuze / Guat­tari ), où il en va de l’affect, non comme syn­onyme de « sen­ti­ment per­son­nel », mais comme « ray­on­nement de la force de la meute » qui fait « trébuch­er » le Moi. Deleuze et Guat­tari dif­féren­cient trois sortes d’animaux, les ani­maux œdip­i­ens, les ani­maux d’État et les ani­maux vrai­ment intéres­sants, les ani­maux démo­ni­aques. Ou plutôt ils dif­féren­cient trois façons de voir les ani­maux. « Oui, tout ani­mal est ou peut être une meute ». Ils voient le devenir-ani­mal comme un élé­ment con­sti­tu­tif des « sociétés de chas­seurs, de guer­ri­ers, des sociétés secrètes, des réseaux crim­inels ». C’est de ce genre de meutes que se rap­prochent le plus les chœurs d’Einar Schleef. Il par­le dans un pas­sage de son livre de « l’animal-chœur » et con­state que le chœur se rap­proche « du monde ani­mal comme s’il apparte­nait à un monde divin ou à une forme de vie oubliée depuis longtemps ». Et lorsque Schleef par­le « du geste menaçant d’une femme qui paraît venir de l’Antiquité » chez Wag­n­er et d’autres auteurs encore, il décrit une « femme ani­mal­isée ». « On peut rem­plac­er le mot « ani­mal » par : furie, sor­cière, can­ni­bale…».

Deleuze et Guat­tari font encore une remar­que qui éclaire le théâtre de Schleef de façon lumineuse : « nous disions : meute et con­ta­gion, con­ta­gion par la meute, c’est ain­si que s’accomplit le devenir-ani­mal. Mais un sec­ond principe paraît dire le con­traire : partout où l’on trou­ve une mul­ti­plic­ité, on trou­ve un indi­vidu hors du com­mun, et c’est juste­ment avec cet indi­vidu qu’il faut pass­er une alliance pour devenir ani­mal ». Ou encore : « tout ani­mal a son anom­al ». Meute, peu­ple, chœur ne sont pas sim­ple­ment les con­traires de l’individu. Mais bien plutôt des par­ties de l’agencement par lequel se fab­rique une autre sorte d’individuation qu’il faut dis­tinguer du con­cept tra­di­tion­nel de la per­son­nal­ité indi­vidu­elle. Ce qu’il s’agit de com­pren­dre, c’est qu’une scène de théâtre peut avoir autre chose comme cen­tre de grav­ité que la forme habituelle de l’identité, de la per­son­ne, du per­son­nage dra­ma­tique. Pour par­venir à penser et à « voir » une autre théâ­tral­ité, il faut sans doute aus­si une autre façon de penser l’individu.

(2002)
Traduit de l’allemand par Irène Bon­naud.

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Hans-Thies Lehmann
Hans-Thies Lehmann, professeur d’études théâtrales à l’Université de Francfort, a consacré un long essai au...Plus d'info
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