EN RÉPONSE à la situation actuelle, on entend parfois : il faut retourner aux éléments primordiaux du théâtre, à son origine. La thèse circulait déjà dans les mouvements de néo-avant-garde des années 50 aux annéees 70. Seules des expériences scéniques provoquant douleur et souffrance seraient capables de provoquer de véritables expériences théâtrales. L’ascèse, l’agression, le bruit et la destruction comme réappropriation d’une forme archaïque : autant de méthodes pour intégrer le spectateur dans le jeu au moyen du choc, voire par une violence directe exercée contre lui. Dans ce retour quelque peu problématique à un rituel affirmatif, il y avait en tout cas une réanimation productive du processus théâtral à l’état pur : la présentation de soi, la sortie d’un seul face à la chambre d’écho d’un collectif, face à un chœur.
Dans les années 80, Einar Schleef a attiré l’attention du public et des journaux par ses mises en scène où le recours à des formes de jeu intensément corporelles et à une violence de caractère archaïque a été ressenti comme une provocation et – par beaucoup de critiques – comme un événement irrationnel et insupportable. Son théâtre, qui a été souvent calomnié, et même traité de « fasciste », est en tout cas symptomatique d’une situation qui semble appeler à un retour aux origines du théâtre. Ses premiers travaux, en tant que scénographe et co-metteur en scène, avec B. K. Tragelehn au Berliner Ensemble, KATZGRABEN en 1972, L’ÉVEIL DU PRINTEMPS en 1974 et leur coup d’éclat le plus célèbre, MADEMOISELLE JULIE en 1975, offraient toujours le même plancher vide et le même cyclorama poussiéreux. Mais le texte était actualisé, la parole se transformait en chant dissonant, elle se fragmentait en répétitions, en balbutiements ; une pièce en un acte s’étendait jusqu’à une durée inhabituelle de deux heures et demie. La mise en scène de Strindberg en particulier, aussi originale qu’agressive, fut vite interdite. En 1976, Schleef passa à l’ouest où, après de nombreux projets avortés, il se fit connaître par une suite de mises en scène qui firent scandale : en 1986, MÈRES, d’après des textes d’Eschyle et d’Euripide, AVANT LE CRÉPUSCULE de Gerhart Hauptmann en 1987, en 1988 sa propre pièce, COMÉDIENS, en 1989, la première version de GÖTZ VON BERLICHINGEN de Goethe, en 1990 le texte de Feuchtwanger, 1918, et FAUST.
Ce qui frappe avant tout chez Schleef, c’est son travail obsessionnel avec des corps piétinant le sol en rythme et la destruction de la parole par des brisures et des silences. Et aussi les passages inattendus au cri et au hurlement : le théâtre de Schleef se fait souvent très fort aux oreilles des spectateurs. La continuité du sens est sans cesse perturbée par la variation et la diversité des états de voix, par les explosions sonores en apparence non motivées, par l’intonation qui évoque souvent un animal traqué et à bout de souffle. De nombreux passages du texte sont répétés, souvent plusieurs fois, étrangement rythmés, mis en lambeaux, étendus jusqu’à l’incompréhensible ou hurlés en accéléré, à une vitesse inouïe. La langue devient musique et rythme, le temps s’étire ou se condense. Cette esthétique fait appel aux éléments primordiau du langage théâtral pour les exposer, les mettre à nu, au travers de procédés de surchauffe parfaitement contrôlés : les corps, leur force, leurs efforts ; la voix et son souffle, consciemment étrangéisée ; la parole, l’effort pour conquérir cette parole ; le chœur, le collectif. À l’origine du théâtre, la parole était voisine du cri et du chant. C’est ce voisinage que Schleef ressuscite. Il y a des moments où les interprètes paraissent avoir oublié qu’ils se trouvent au théâtre et s’oublient eux-mêmes en s’abandonnant au rythme et au bruit. Dans une scène qui dure un temps à la limite du supportable pour des spectateurs habitués à la temporalité du théâtre dramatique, le collectif des interprètes, compressés les uns contre les autres en carré, traverse la scène en dansant sur un rythme de tango et revient ensuite, sans musique, avec uniquement le bruit de leurs chaussures, la scansion des pas sur le sol ( dans COMÉDIENS ).
Le théâtre de Schleef – les critiques n’ont pas tort sur ce point – a beaucoup à voir avec la violence. Celle-ci y est maudite ou désirée, mais toujours là, rendue sensible sur la scène. L’intensité extrême des sensations physiques (on voit les acteurs courir, taper du pied, hurler, sauter, accomplir des mouvements en rythme et des actions souvent dangereuses qui suscitent la peur des spectateurs) mêle la souffrance à la violence. Cette violence ramène à un théâtre des époques archaïques, celui qui existait à proximité du sacrifice, et qui avait pour thèmes centraux (au moins aussi longtemps qu’il conserva son caractère cultuel ) : l’effroi du démembrement et de la résurrection, l’excès sexuel et émotionnel, la dépense dionysiaque. Parce qu’il était rituel, il impliquait une situation spécifique, irremplaçable, revenant toujours au même rythme, qui parvenait à intégrer tous les participants dans une expérience bouleversante. Le théâtre formulait la douleur, le danger pour le collectif, et la défense organisée du collectif par le rite du sacrifice, seul capable de sceller la communauté. Il se rendait maître de la violence et canalisait les pulsions en un événement récurrent et conciliateur.
Ce monde du mythe, de la croyance dans les rites, du jeu cultuel, a disparu. Mais il nous reste toujours la possibilité de penser l’événement comme un point absolument singulier. Moins le théâtre cherchera à être une sorte de « cinéma en direct » – c’est-à-dire à être une mascarade illusionniste à grands renforts de décors coûteux et la mimèsis d’une histoire continue, comme le préconise la tradition du drame – et plus il paraîtra possible de ressusciter quelque chose de l’événement théâtral pur. Il est vrai qu’on peut déceler chez Schleef une certaine violence exercée contre les interprètes eux-mêmes, et quelques spectateurs ou critiques en ont fait un problème moral. Mais dans le théâtre de Schleef au moins, on peut sentir la cruauté comme élément constitutif du jeu théâtral. Cela lui a attiré la colère de nombreux critiques qui ne songent pas à se demander si le corps d’un danseur de ballet classique subit plus de dommages corporels et n’est pas davantage en danger que les comédiens de ce théâtre.
Chez Schleef, la scène montre la guerre – thème inaugural et substance même du théâtre (elle a été édulcorée plus tard en dialogue). La structure antagonistique y apparaît à nu. L’effroi aussi bien que la jouissance rythmée de la violence sont transmis au spectateur. Et pourtant : l’organisation de la langue et des processus scéniques, la construction de l’espace, la précision dans le travail du texte sont d’une subtilité extraordinaire, non sans esprit et humour. Même les distributions rituelles de nourriture qu’on retrouve dans toutes les mises en scène de Schleef – pendant une interruption de jeu, les acteurs distribuent aux spectateurs de la bière ( MADEMOISELLE JULIE ), des pommes de terre ( GÖTZ ), du thé ( LES COMÉDIENS ) ou des médailles en chocolat ( AVANT LE CRÉPUSCULE ) –, ces distributions permettent une citation ludique de la communication rituelle et n’ont rien d’une identification réactionnaire au silence du rituel.
La part de violence qui, dans l’esprit du spectateur, provoque parfois l’association du théâtre de Schleef et des concerts de rock (Schleef lui-même cite ce modèle) résonne dans ses espaces construits selon un principe dynamique et actif. Schleef vient de la scénographie, mais parvient à combiner son savoir-faire avec une simplicité telle que ses mises en scène demeurent dans le voisinage du noyau incandescent de la théâtralité : espace choral, avancée d’un seul, cri et procession. C’est ainsi que le théâtre a commencé : par l’acte de sortie du chœur de celui qui répond, « l’hypocrite », le héros qui accuse, devant la chambre de résonance que constitue le chœur. Alors que pendant des siècles la souffrance et la douleur faisaient partie d’un ordre cosmique immuable qu’on ne cherchait pas à questionner et qu’elles ne pouvaient être un peu adoucies que par la consolation du récit (comme dans l’épopée), le théâtre a permis de les faire entendre au travers d’une véritable protestation émotionnelle, sensible et discursive, une plainte littéralement inouïe jusque-là, de les articuler comme hurlements d’opposition et de contradiction. On « inventa » peut-être cette forme complexe qu’est le théâtre européen pour aucune autre raison que la suivante : pour que l’être humain individuel, avec ce corps-là, cette voix-là, cette silhouette-là, puisse sortir du continuum de l’histoire naturelle. Cette sortie et cette protestation, cette plainte et cette accusation lancée contre le régiment des dieux, marque le commen- cement véritable du théâtre – la fable n’est pas l’essentiel ; les histoires de bonnes femmes, de mères et de nourrices, que le théâtre grec continue de colporter, ont beaucoup moins d’importance que cet acte de contradiction. Il y aura théâtre, écrivit un jour Jürgen Fehling, aussi longtemps qu’il y aura une protestation humaine contre des dieux éternellement injustes.
Schleef atteint à la qualité de ce théâtre primordial par l’intensité corporelle et affective de la mimèsis véritable, la mimèsis au sens originel de ce terme : le mot grec « mimesthai » ne veut pas dire en premier lieu « imiter », mais « représenter par la danse ». Le théâtre de Schleef est danse, une danse menaçante et violente des corps et des paroles qui en dit plus long sur la violence dans nos cités que d’autres ne parviennent à la faire par de grands discours : du théâtre « théâtral » et non littéraire. Le spectateur du théâtre de Schleef peut renfermer dans ses meilleurs moments les traces de la violence, du besoin de violence, du « non » qui se dresse périodiquement contre notre société déthéâtralisée, la société totalement administrée des contraintes économiques et du cynisme politique, le « non » qui parcourt les rues des métropoles, devant les murs des théâtres.
(1989)
Dans un livre qui fait à la fois figure de manifeste et d’autobiographie, FAUST DROGE PARSIFAL, Schleef écrit sur le chœur et le retour de la femme au centre du conflit tragique, sur la proximité et les différences entre le théâtre choral antique et le théâtre de Shakespeare, sur le dépérissement, le rapetissement du théâtre à cause des efforts de tous pour éviter à tout prix le moment théâtral par excellence : la confrontation entre chœur et personnage.
Le sujet de Schleef est la « courbure », la démolition ( la perte de dignité, le découragement, la brisure ) de l’être humain au cours de sa tentative pour devenir un individu. L’homme courbe l’échine. C’est ce processus qui transparaît constamment dans le destin des personnages dramatiques, la trame de la tragédie. Mais l’interprète, le comédien, est lui aussi engagé dans un « agôn », il est, comme le personnage qu’il représente, « un individu que la communauté protectrice n’intègre plus ». À cet égard, la représentation du conflit tragique (dont la substance est toujours le devenir-individu d’un membre du chœur) se reflète dans l’acte performatif du jeu théâtral et du rassemblement théâtral, dans la création d’une relation conflictuelle dans la réalité même du théâtre.
Il n’y a pas chez Schleef d’idéalisation du chœur. Comme il n’y a pas non plus d’idéal du grand individu solitaire. Son théâtre est bien plutôt le champ de leur « devenir », l’un sortant de l’autre, l’un faisant face à l’autre.
La thèse courante selon laquelle Schleef aurait nié l’individu au profit du chœur mérite la médaille d’or de la platitude. Et dénoncer Schleef comme « révisionniste » ou négateur du processus historique au cours duquel un individu osa sortir du chœur et par lequel la subjectivité se constitua, est absurde, esthétiquement idiot, moralement infâme. Schleef a effectivement procédé à un questionnement constant de l’individualité. Il a toujours cherché à refléter les conditions sociales et esthétiques de la naissance de l’individuel et il est parvenu à rendre visibles les problèmes qu’il se posait au travers d’une constellation de pensée et de représentation singulière, riche et contradictoire – la confrontation et le conflit entre spectateurs et acteurs, l’ambiguïté inhérente à cette confrontation, où chacun est forcément tout à la fois individu et membre d’un groupe, isolé et appartenant à une communauté, portant en lui l’antagonisme de la multitude et de la singularité. Si le théâtre de Schleef peut être vu comme un lieu de conflit entre le chœur et l’individu, il en va alors des scissions, des maladies et des actes manqués des deux, et donc de la dissolution de la dualité qui pose chœur et individu comme une confrontation simple.
La phrase de Heiner Müller, critiquant Brecht « de ne pas être parvenu à se représenter un théâtre sans protagoniste », aurait pu être signée Einar Schleef. Son théâtre n’est pas celui d’un protagoniste « achevé ». Il développe plutôt des formes capables de faire apparaître l’expérience primordiale du « devenir»-personnage, de la suite des désirs de scission et des désirs de rassemblements, une ligne en dents-de-scie qui passe souvent d’un extrême à l’autre. C’est pour Schleef la substance même de la tragédie : la naissance de l’individu ne n’est pas produite à une date lointaine dans une préhistoire indéterminée, mais se rejoue chaque jour. La forme fondamentale du théâtre, le retour au théâtre choral antique comme médium pour articuler cette conflictualité, ne cherchent pas chez lui à démontrer quelque thèse anthropologique. Il en va de questions de forme, de mélodie, de musicalité… Qu’il en soit ainsi devient évident par exemple lorsqu’on sait que Schleef, après le théâtre de l’Antiquité, ne se sentait pas proche d’un grand auteur dramatique, mais d’un compositeur de musique : « Il est impossible d’ignorer Bach. De toutes les tentatives pour s’approcher du théâtre grec, c’est lui qui va le plus loin. Ses oratorios et ses cantates définissent le rapport entre communauté et victime du sacrifice, entre chœur et exclusion d’un individu hors du chœur ».
Qu’en est-il de la tension, de l’apparition, de la question de l’individualité ? La relation normale » de chaque individu au chœur est pour Schleef « l’appartenance », et en l’occurrence – « une appartenance souhaitée ou subie ». La problématique idéologique – affirmation ou négation, désir ou effroi face au chœur – n’est justement pas au centre de ce théâtre. Dans chaque individu existe pour Schleef une sorte de conscience d’appartenance, qu’il s’agisse de douleur ou de désir, et de l’autre côté, Schleef conçoit le chœur comme celui qui regarde toujours « l’individu comme un qui a été exclu ». Dans l’Antiquité, le chœur entreprend sans cesse une exclusion, il ne connaît l’individu que comme cadavre (qu’on pense à Polynice) selon la devise : « les héros sont là pour être sacrifiés ». La tragédie antique peut donc fêter la mort de ses personnages, une exclusion qui est condition nécessaire pour l’existence du monologue. Le monologue n’est donc pas la forme adéquate à un individu se donnant lui-même comme autonome, mais une réaction, une « conséquence forcée », produite par la conscience de ne jamais pouvoir parvenir à une complète dissolution dans l’identité chorale. L’individu en général, et non un tel ou un tel, fait l’expérience de lui-même comme « un qui est considéré comme exclu ».
La tragédie antique montre l’instant où l’État brise la « population », où se déroule l’effondrement de « l’appartenance » et cette perte même constitue l’individu.
La scène « devant le palais » de la tragédie athénienne est pour Schleef la métaphore spatiale du processus d’individuation. Électre marque, même si elle ne le sait pas, l’image fondamentale de l’individuation, par son existence comme exclue et par son souhait furieux de rassembler ce qui a été brisé (même si elle finit par transmettre à Oreste le combat qui aurait dû être le sien). Le chœur de son côté est une identité menacée qui n’a ni assise ni sujet, mais existe justement dans le mouvement de désignation de l’individu (l’individu véritable) comme ce qui est étranger, le non-appartenant. Cette définition mutuelle par laquelle Schleef décrit le problème théâtral de la communauté et de l’individu fait irrésistiblement penser à Kafka, par exemple à la nouvelle JOSÉPHINE OU LE PEUPLE DES SOURIS où apparaît un mouvement circulaire semblable, également sans fond ou également abyssal, entre l’exclusion et le désir de fusion, le détachement du groupe et le désir de réunion.
L’étrange phrase de Schleef, « le monologue décrit la scission des voix, la voix singulière et la voix de tous », semble parler de la séparation entre la parole de l’individu et celle du groupe. Mais on peut aussi entendre dans ces mots qu’il y aurait pour Schleef scission à l’intérieur de chacune de ces deux paroles, scission dans la parole de l’individu et dans celle du chœur. Car il ne faut pas oublier une chose : le chœur est malade, non tel ou tel chœur, mais le chœur en général. La tragédie antique met en scène un chœur malade comme thème ou arrière- fond de l’action dramatique. Schleef utilise le terme de « maladie » pour décrire une faiblesse originelle, donnée avec la réalité de la masse même. Il n’est nulle question ici d’un idéal collectif qui serait représenté par un chœur. On est plutôt dans une situation où « le fait de pourrir ensemble est la peste même ».
Le « théâtre bourgeois », c’est-à-dire pour Schleef le théâtre sans chœur, est incapable de représenter ce rapport entre individuation et masse. Il ne parvient à penser l’individuation qu’en tant qu’effet de contraste avec la masse et cette dernière ne peut apparaître que comme entité dépravée. Et quant à l’individu, il est malade d’être incapable de rester fidèle à sa maladie fondamentale. C’est ce que dit Schleef. On peut traduire sa pensée ainsi : l’individu se constitue lors d’un travail du deuil, par la négation de l’expérience douloureuse de la non-appartenance. Ce travail du deuil prend le plus souvent la forme de la dépression. L’individu est dépressif à cause de son autodéfense contre la tristesse, à cause du déni de sa plainte, du déni de son sentiment de perte d’appartenance, voire du déni de son désir d’appartenance. C’est le problème du personnage qui veut faire partie « partiellement » de la masse, et l’individualité recherchée finit par n’être synonyme que d’une capacité à éprouver la culpabilité. Cette tension est formulée par le monologue dans lequel le personnage laisse parler ses personnages intérieurs, c’est-à-dire sa multitude chorale immanente. Schleef définit le drame comme le lieu où est traitée une question sous forme de blessure ouverte : est-ce que l’individualité doit forcément s’accomplir pour chacun au prix d’un devenir-conscient de sa solitude personnelle ?
Toute tentative pour former un chœur est soigneusement évitée par « le théâtre bourgeois », alors même que le chœur porte seul en lui la potentialité d’un monde de l’avenir. Schleef part à la recherche des traces enfouies de forme chorale dans la littérature dramatique allemande. Mais son espoir ne réside pas pour autant dans un collectif choral qui remplacerait l’individu, mais dans quelque chose d’autre. Puisque tout converge vers la recherche de scissions intérieures et d’associations, d’alliances et de coalitions passagères, il faut bien aussi que la langue avec laquelle on cherche à décrire ce théâtre sorte de l’opposition entre chœur et individu. C’est pourquoi j’aimerais recourir à une image qui vient d’un tout autre contexte et parler avec Deleuze et Guattari d’un « devenir-animal ». Il ne s’agit pas ici de l’imitation des animaux, même pas de la métamorphose réelle d’un humain en un animal, mais d’un processus, d’un devenir « entre » sans état terminal ni sujet, un « entrer en mutation » asubjectif et infrasubjectif. Le devenir-animal advient par des alliances, des symbioses dans lesquelles il n’y a pas d’identité fixe de celui qui devient. Le sujet devient un horizon mouvant à peine visible.
Chaque animal est d’abord et avant tout une bande, une meute, un essaim d’affects. Ce qui nous fascine dans l’animal, c’est que nous pouvons l’envisager comme une meute. Dans un passage célèbre de la LETTRE À LORD CHANDOS, Hofmannsthal se montre fasciné par le
« peuple des rats ». Ce qu’il nomme une « participation monstrueuse, un transfert dans ces créatures », est de fait une « participation contre-nature » ( Deleuze / Guattari ), où il en va de l’affect, non comme synonyme de « sentiment personnel », mais comme « rayonnement de la force de la meute » qui fait « trébucher » le Moi. Deleuze et Guattari différencient trois sortes d’animaux, les animaux œdipiens, les animaux d’État et les animaux vraiment intéressants, les animaux démoniaques. Ou plutôt ils différencient trois façons de voir les animaux. « Oui, tout animal est ou peut être une meute ». Ils voient le devenir-animal comme un élément constitutif des « sociétés de chasseurs, de guerriers, des sociétés secrètes, des réseaux criminels ». C’est de ce genre de meutes que se rapprochent le plus les chœurs d’Einar Schleef. Il parle dans un passage de son livre de « l’animal-chœur » et constate que le chœur se rapproche « du monde animal comme s’il appartenait à un monde divin ou à une forme de vie oubliée depuis longtemps ». Et lorsque Schleef parle « du geste menaçant d’une femme qui paraît venir de l’Antiquité » chez Wagner et d’autres auteurs encore, il décrit une « femme animalisée ». « On peut remplacer le mot « animal » par : furie, sorcière, cannibale…».
Deleuze et Guattari font encore une remarque qui éclaire le théâtre de Schleef de façon lumineuse : « nous disions : meute et contagion, contagion par la meute, c’est ainsi que s’accomplit le devenir-animal. Mais un second principe paraît dire le contraire : partout où l’on trouve une multiplicité, on trouve un individu hors du commun, et c’est justement avec cet individu qu’il faut passer une alliance pour devenir animal ». Ou encore : « tout animal a son anomal ». Meute, peuple, chœur ne sont pas simplement les contraires de l’individu. Mais bien plutôt des parties de l’agencement par lequel se fabrique une autre sorte d’individuation qu’il faut distinguer du concept traditionnel de la personnalité individuelle. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est qu’une scène de théâtre peut avoir autre chose comme centre de gravité que la forme habituelle de l’identité, de la personne, du personnage dramatique. Pour parvenir à penser et à « voir » une autre théâtralité, il faut sans doute aussi une autre façon de penser l’individu.
(2002)
Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud.