Brecht dans l’ex-bloc soviétique

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Le 9 Jan 2004

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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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La sit­u­a­tion de Bertolt Brecht par rap­port à la poli­tique cul­turelle offi­cielle des ex-pays de l’Est était assez para­doxale. Je vais essay­er de racon­ter briève­ment com­ment était perçu son théâtre pen­dant les années soix­ante, de l’autre côté du « rideau de fer ».

Sur le plan idéologique, Brecht était en quelque sorte « l’auteur offi­ciel » du Par­ti com­mu­niste, et pour nous, futurs met­teurs en scène, cette facette de son théâtre n’avait rien d’attrayant. Il ne fai­sait que pro­longer l’éducation idéologique à laque­lle nous avions été soumis depuis notre plus ten­dre enfance. Ce qui nous atti­rait surtout, c’était l’esthétique de son théâtre, qui était diamé­trale­ment opposée à celle de Stanislavs­ki.

Il est impor­tant de rap­pel­er ici qu’à cette époque, le « réal­isme social­iste » n’acceptait que le sys­tème de Stanislavs­ki. C’était en quelque sorte la bible à laque­lle se référaient les aya­tol­lahs de l’orthodoxie idéologique. Toutes les autres formes théâ­trales étaient ban­nies et stig­ma­tisées par les gar­di­ens de la révo­lu­tion pro­lé­taire, comme « for­mal­isme dan­gereux » et « diver­sion idéologique ». Or, Brecht se révoltait con­tre l’illusionnisme du théâtre stanislavskien. Il intro­dui­sait une forme théâ­trale qui défi­ait les dogmes esthé­tiques du réal­isme social­iste, mais en même temps, il était le pro­pa­gan­diste le plus fidèle et le plus éprou­vé des idées du matéri­al­isme marx­iste.
Pour résoudre cette con­tra­dic­tion para­doxale, les autorités avaient inven­té une stratégie non moins para­doxale : on pou­vait voir les mis­es en scène de Brecht à Berlin ou en Europe occi­den­tale, mais surtout pas à l’intérieur du « camp social­iste » dans lequel nous viv­ions. Son art était une sorte de pro­duit d’exportation, témoignant de l’avant-gardisme du théâtre social­iste — une « vit­rine » des­tinée aux intel­lectuels de l’Occident — à laque­lle nous n’avions pas droit. Il est aisé de com­pren­dre pourquoi notre atti­tude envers l’œuvre de Bertolt Brecht était tout à fait dif­férente de celle de nos con­frères occi­den­taux.

En 1967, nous savions presque tout sur la théorie brechti­enne, sans avoir jamais vu un seul spec­ta­cle de lui. Avec mon ami Dimiter Gotchev, qui avait fait ses études à Berlin et qui avait le priv­ilège de con­naître ses mis­es en scène, nous dis­cu­tions des nuits entières. Et voilà qu’en 1968 ou 1969, si ma mémoire est bonne, Mut­ter Courage est enfin arrivée en Bul­gar­ie. C’était un ou deux ans avant la mort d’Hélène Weigel, et quinze ans après la pre­mière représen­ta­tion don­née par le Berlin­er Ensem­ble à Paris !

Cette soirée a pro­fondé­ment boulever­sé toutes nos con­cep­tions théoriques : « jeu dis­tan­cié », « alié­na­tion », « théâtre didac­tique », etc.
Oui, ce théâtre était didac­tique, mais il était en même temps pro­fondé­ment émo­tion­nel. On riait et on pleu­rait, mais pas par api­toiement sur le sort de Mut­ter Courage, plutôt sur sa bêtise, sur la futil­ité de son par­cours humain dont elle était par­faite­ment incon­sciente.

Et, à la fin, quand elle entendait la salve des fusils qui sig­nifi­ait la mort de son dernier fils, toute la salle avait le souf­fle coupé. Com­ment va-t-elle réa­gir ? Alors Hélène Weigel se lev­ait (je dis bien Weigel et non Mère Courage), elle arrê­tait le jeu, et dans une choré­gra­phie où le temps s’arrêtait pour devenir une éter­nité, elle rec­u­lait, puis s’effondrait sur sa chaise, en ouvrant lente­ment la bouche…

Nous étions tous debout, émus, non par la souf­france du per­son­nage, mais par la force esthé­tique avec laque­lle Brecht et Weigel la tradui­saient. Ce soir-là, dans la loin­taine Bul­gar­ie, l’Art avait emporté la bataille con­tre la gri­saille du « réal­isme social­iste ». Brusque­ment, toute la théorie du théâtre épique deve­nait claire pour nous : « ne pas mon­tr­er ce qui se passe, mais mon­tr­er com­ment cela se passe », dit Brecht. Voilà ce qui rend le spec­ta­teur intel­li­gent et clair­voy­ant.

En fait, je crois que les « théoriciens de la dis­tan­ci­a­tion » ont fait plusieurs erreurs majeures dans leurs dif­férentes inter­pré­ta­tions de ce mot mag­ique.
Au début, la ten­dance était de traduire le fameux Ver­frem­dungsef­fekt par « dis­tan­ci­a­tion », par­fois même par « alié­na­tion » ; après, on l’a rem­placé par « effet d’éloignement » et main­tenant on par­le plutôt d’« effet d’étrangéisation ». Je crois que, dans toutes ces inter­pré­ta­tions, on oublie l’essentiel : c’est-à-dire le con­texte dans lequel Brecht emploie cette ter­mi­nolo­gie.

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Écrit par Roumen Tchakarov
Roumen Tchakarov tra­vaille depuis de longues années en Bel­gique, où il a mis en scène notam­ment Shake­speare, Tchekhov,...Plus d'info
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