Cérémonies

Cérémonies

Le 24 Jan 2004
PSYCHOSE de Sarah Kane, mise en scène de Grzegorz Jarzyna au Théâtre Polski de Poznan et au Théâtre Rozmaitosci de Varsovie, 2002. Photo Stefan Okolowicz.
PSYCHOSE de Sarah Kane, mise en scène de Grzegorz Jarzyna au Théâtre Polski de Poznan et au Théâtre Rozmaitosci de Varsovie, 2002. Photo Stefan Okolowicz.

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PSYCHOSE de Sarah Kane, mise en scène de Grzegorz Jarzyna au Théâtre Polski de Poznan et au Théâtre Rozmaitosci de Varsovie, 2002. Photo Stefan Okolowicz.
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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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On a l’impression de tout savoir sur le théâtre de Grze­gorz Jarzy­na, de pou­voir déjà écrire des dis­ser­ta­tions savantes, de class­er dans des tiroirs ce qui est vivant, ce qui vient à peine de naître. Moi-même, je sais très peu de choses sur ce théâtre. Chaque spec­ta­cle est une sur­prise com­plète. C’est une grande céré­monie précédée de longs pré­parat­ifs atten­tifs : d’abord on par­le de ce que va faire Jarzy­na, ensuite de qui jouera avec lui, puis de son pseu­do­nyme (c’est aus­si une part d’inconnu) et enfin, s’il va réus­sir ou non. Les esprits intel­li­gents ne man­quent pas. Et à chaque fois, le spec­ta­cle est une totale sur­prise. On sait quand même un cer­tain nom­bre de choses que je vais ten­ter d’énumérer. Mais pas dans un essai ordon­né, et sans aucune pré­ten­tion d’analyse com­plète. Plutôt libre­ment, point par point, sans ordre, ce qui per­me­t­tra peut-être de mieux suiv­re ce théâtre dont le développe­ment intense brouille les pistes et décon­certe. Un théâtre qui rejette toute con­struc­tion liée à une per­spec­tive d’ensemble. Jarzy­na dis­perse le théâtre tout en con­trôlant par­faite­ment ce chaos, comme s’il empris­on­nait le spec­ta­teur et son atten­tion dans un filet qui le cern­erait de toutes parts. Aucune dis­ser­ta­tion donc. Juste quelques remar­ques.

Une façon per­son­nelle de tra­vailler avec l’acteur et de con­stru­ire des rela­tions scéniques

Il est dif­fi­cile de dire si Jarzy­na a réal­isé une révo­lu­tion dans son tra­vail avec les acteurs. Prob­a­ble­ment non. Il s’est sim­ple­ment com­porté avec beau­coup de cohérence face à l’enseignement suivi à l’école théâ­trale et face à ses décou­vertes réal­isées lors de son voy­age en Ori­ent. Il a, en fin de compte, élar­gi le jeu psy­chologique par des élé­ments puisés dans le théâtre de l’Extrême-Orient. Ce ne sont pas des tech­niques de transe. Les acteurs ne font que bris­er les vagues de rou­tine théâ­trale et d’ennui. Le jeu psy­chologique traité sérieuse­ment et avec con­stance donne d’excellents résul­tats dans la con­struc­tion des per­son­nages et des rela­tions entre eux. Ce type de jeu, fon­da­men­tal pour le théâtre, n’a pas été épuisé, mais nég­ligé du fait de la paresse générale.
Chez Jarzy­na, les acteurs tra­vail­lent sur les rôles et ce tra­vail, qui n’est ni super­fi­ciel ni lim­ité aux temps des répéti­tions, est vis­i­ble. Dans ce théâtre, il est inter­dit aux acteurs de jouer, de mon­ter sur scène pour exé­cuter des gestes prévus d’avance et répéter des prob­lèmes bien con­nus, assénés des dizaines de fois. La scène exige à chaque fois spon­tanéité et fraîcheur. En ce sens, le jeu psy­chologique est ici traité dif­férem­ment de la plu­part des autres théâtres. Bien que les com­porte­ments et les sit­u­a­tions soient fixés, le rôle est recon­stru­it chaque jour ; de nou­veau, on accu­mule un poten­tiel d’émotion, de pen­sées, de réac­tions.*

La musique

Elle est présente dans chaque spec­ta­cle. Elle con­stru­it le paysage émo­tion­nel de tous les événe­ments scéniques, par­fois de façon très illus­tra­tive. Elle fonc­tionne aus­si comme cita­tion, pas­tiche intro­duit en tant que référence com­mune au met­teur en scène et au spec­ta­teur, comme un con­tenu émo­tion­nel con­nu. On peut alors démar­rer à par­tir d’un piège émo­tion­nel plus élevé. La musique ain­si util­isée aug­mente la tem­péra­ture des événe­ments comme un refrain con­nu au cours d’une soirée. Dans le théâtre de Jarzy­na, on utilise d’ailleurs un sys­tème acous­tique de dol­by sur­round. La musique appa­raît d’abord très douce­ment et dans une tonal­ité uni­forme comme si elle prove­nait d’un mau­vais amplifi­ca­teur (par­fois on le voit même appa­raître sur scène). Sa présence devient pro­gres­sive­ment de plus en plus forte, incon­sciem­ment nous com­mençons à écouter de plus en plus atten­tive­ment ; enfin la musique est relayée par de puis­sants haut-par­leurs sur la scène. Le son atteint une telle puis­sance qu’il assour­dit tout ce qui s’y passe. La musique s’empare de tout l’espace théâ­tral et s’interrompt bru­tale­ment. Ce silence engen­dre l’inquiétude.

Il y a beau­coup de musique dans les spec­ta­cles de Jarzy­na. Aus­si bien de la musique récupérée que de la musique orig­i­nale. Jarzy­na n’aime pas le silence. Pour lui, les sit­u­a­tions qui ne sont pas enrichies par la musique sont incom­plètes. Il faut aus­si avouer que le met­teur en scène a un indis­cutable don pour trou­ver une musique dif­fi­cile à pren­dre totale­ment au sérieux. Un tel réper­toire musi­cal pro­duit une dis­tance ironique vis-à-vis des événe­ments scéniques, même si c’est une musique très sérieuse, comme par exem­ple la chan­son du groupe Ramm­stein util­isée dans Restes humains non iden­ti­fiés. La musique per­met aus­si de détourn­er l’attention des spec­ta­teurs, ce qui est indis­pens­able au met­teur en scène pour effac­er les pistes qui pour­raient par­fois con­duire de manière trop évi­dente à des inter­pré­ta­tions rapi­des et faciles. Jarzy­na tient en effet à ce que le spec­ta­teur vive d’abord la sit­u­a­tion scénique. Ce n’est qu’après qu’il peut inter­préter, c’est-à-dire ratio­nalis­er. Mais si nous nous soumet­tons à l’ordre voulu par le met­teur en scène, il peut être trop tard pour ratio­nalis­er. La musique est l’un des canaux par lesquels ce qui n’est pas rationnel pénètre dans le spec­ta­cle ; elle domine finale­ment notre per­cep­tion et le jeu des acteurs et con­duit à la con­stata­tion, à laque­lle man­i­feste­ment Jarzy­na tient beau­coup, que le monde est étrange. Les spec­ta­teurs de ce théâtre ont une grande chance de décou­vrir par eux-mêmes l’étrangeté du monde.

La com­po­si­tion de l’espace

Jarzy­na pos­sède un grand tal­ent pour organ­is­er les événe­ments scéniques. La petite scène de Roz­maitoś­ci, sur laque­lle sont nés la plu­part de ses spec­ta­cles, sem­ble par­fois ne pas avoir de lim­ites et s’ouvrir directe­ment sur le cos­mos déchaîné qui l’entoure. D’un côté, c’est cer­taine­ment le mérite de la scéno­gra­phie ; Jarzy­na ne tra­vaille qu’avec les meilleurs et sem­ble obtenir d’eux une par­faite com­préhen­sion. D’un autre côté, l’état de chaos spa­tial provient de la pré­ci­sion dans la dis­po­si­tion des événe­ments scéniques. Rien n’est livré au hasard. Le jeu se déroule par­fois simul­tané­ment sur plusieurs plans. L’organisation de l’espace engen­dre la con­vic­tion que la scène est un lieu excep­tion­nel, pour ne pas dire sacré, et exige des acteurs une présence d’une inten­sité aus­si excep­tion­nelle, fort éloignée d’une sim­ple vie ordi­naire.

Un rap­port act­if avec le dia­logue

Pour Jarzy­na, le dia­logue est un grand mys­tère. Ce n’est jamais un texte appris par cœur, mais un lieu de ren­con­tre, de con­nais­sance réciproque et de décou­verte des per­son­nages. Le vis­age de l’acteur ne livre qu’une part de vérité du per­son­nage. C’est un pre­mier signe, comme le vis­age de Nas­ta­sia que Michkine voit sur la pho­to, vis­age qui attire ou repousse, qui dit aime ou tue. Puis vient le dia­logue, la parole qui per­met de mieux appréhen­der le mys­tère de la ren­con­tre. En par­lant, on peut par­faire la con­nais­sance ini­tiale, mais on peut aus­si invers­er com­plète­ment la rela­tion. La parole a la force d’un lien, la parole ne ment pas, même quand elle tente de tromper. Par­fois, elle est même une force sub­stantielle. Elle crée tout un événe­ment. Regardez Fes­ten. La parole y crée un mon­stre : d’abord le mon­stre de Chris­t­ian, l’homme déséquili­bré qui salit son père. Puis le mon­stre du père, qui recon­naît les abus sex­uels sur ses enfants. On peut dire qu’elle est la base du drame. Évidem­ment, si la parole n’est pas extraite du per­son­nage, de ses pen­sées, il n’y a aucune chance de créer quoi que ce soit, de con­va­in­cre qui que ce soit de la vérac­ité des événe­ments. La parole doit être vécue et pen­sée, seule­ment ensuite pronon­cée. Le dia­logue, conçu presque philosophique­ment, est le moteur de la vie et des événe­ments.

La foi dans le théâtre comme procédé et comme manière de s’exprimer

C’est l’une des car­ac­téris­tiques prin­ci­pales du théâtre de Jarzy­na. Son théâtre n’est pas un lieu d’amusement et d’adoration réciproque entre les acteurs et les spec­ta­teurs. Il ne sert pas à dis­traire ou à jouer de drôles ou de tristes His­toires. En général, jouer quoi que ce soit n’a pas de sens. Ce théâtre sert d’abord à décou­vrir et à exprimer, c’est-à-dire à met­tre en lumière, par­fois même de manière très bru­tale, la vérité sur l’homme, son com­porte­ment, ses principes, ses moti­va­tions. Il est des­tiné à la con­nais­sance de l’homme. Ici Jarzy­na se dif­féren­cie beau­coup de War­likows­ki qui, dans un cer­tain sens, co-crée l’image du Théâtre Roz­maitoś­ci. War­likows­ki détaille et observe un monde dont la nature humaine n’est qu’une éma­na­tion par­tielle. Il scrute la place du mal, caché hon­teuse­ment dans l’obscurité de l’existence. Jarzy­na s’intéresse avant tout aux rela­tions entre les hommes. C’est pourquoi le choix du théâtre comme médi­um d’expression et d’influence est si judi­cieux. Nulle part, en effet, on n’obtient une telle inten­si­fi­ca­tion des émo­tions humaines, du vécu et de l’interaction comme au théâtre. Surtout lorsqu’on le traite d’une façon si mortelle­ment sérieuse.

Pour Jarzy­na le texte n’est, d’une cer­taine manière, qu’un pré­texte

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Écrit par Piotr Gruszczynski
Piotr Gruszczyn­s­ki est cri­tique théâ­tral en Pologne. Il col­la­bore au fes­ti­val Dia­log à Wro­claw. En 2003, il a...Plus d'info
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