On a l’impression de tout savoir sur le théâtre de Grzegorz Jarzyna, de pouvoir déjà écrire des dissertations savantes, de classer dans des tiroirs ce qui est vivant, ce qui vient à peine de naître. Moi-même, je sais très peu de choses sur ce théâtre. Chaque spectacle est une surprise complète. C’est une grande cérémonie précédée de longs préparatifs attentifs : d’abord on parle de ce que va faire Jarzyna, ensuite de qui jouera avec lui, puis de son pseudonyme (c’est aussi une part d’inconnu) et enfin, s’il va réussir ou non. Les esprits intelligents ne manquent pas. Et à chaque fois, le spectacle est une totale surprise. On sait quand même un certain nombre de choses que je vais tenter d’énumérer. Mais pas dans un essai ordonné, et sans aucune prétention d’analyse complète. Plutôt librement, point par point, sans ordre, ce qui permettra peut-être de mieux suivre ce théâtre dont le développement intense brouille les pistes et déconcerte. Un théâtre qui rejette toute construction liée à une perspective d’ensemble. Jarzyna disperse le théâtre tout en contrôlant parfaitement ce chaos, comme s’il emprisonnait le spectateur et son attention dans un filet qui le cernerait de toutes parts. Aucune dissertation donc. Juste quelques remarques.
Une façon personnelle de travailler avec l’acteur et de construire des relations scéniques
Il est difficile de dire si Jarzyna a réalisé une révolution dans son travail avec les acteurs. Probablement non. Il s’est simplement comporté avec beaucoup de cohérence face à l’enseignement suivi à l’école théâtrale et face à ses découvertes réalisées lors de son voyage en Orient. Il a, en fin de compte, élargi le jeu psychologique par des éléments puisés dans le théâtre de l’Extrême-Orient. Ce ne sont pas des techniques de transe. Les acteurs ne font que briser les vagues de routine théâtrale et d’ennui. Le jeu psychologique traité sérieusement et avec constance donne d’excellents résultats dans la construction des personnages et des relations entre eux. Ce type de jeu, fondamental pour le théâtre, n’a pas été épuisé, mais négligé du fait de la paresse générale.
Chez Jarzyna, les acteurs travaillent sur les rôles et ce travail, qui n’est ni superficiel ni limité aux temps des répétitions, est visible. Dans ce théâtre, il est interdit aux acteurs de jouer, de monter sur scène pour exécuter des gestes prévus d’avance et répéter des problèmes bien connus, assénés des dizaines de fois. La scène exige à chaque fois spontanéité et fraîcheur. En ce sens, le jeu psychologique est ici traité différemment de la plupart des autres théâtres. Bien que les comportements et les situations soient fixés, le rôle est reconstruit chaque jour ; de nouveau, on accumule un potentiel d’émotion, de pensées, de réactions.*
La musique
Elle est présente dans chaque spectacle. Elle construit le paysage émotionnel de tous les événements scéniques, parfois de façon très illustrative. Elle fonctionne aussi comme citation, pastiche introduit en tant que référence commune au metteur en scène et au spectateur, comme un contenu émotionnel connu. On peut alors démarrer à partir d’un piège émotionnel plus élevé. La musique ainsi utilisée augmente la température des événements comme un refrain connu au cours d’une soirée. Dans le théâtre de Jarzyna, on utilise d’ailleurs un système acoustique de dolby surround. La musique apparaît d’abord très doucement et dans une tonalité uniforme comme si elle provenait d’un mauvais amplificateur (parfois on le voit même apparaître sur scène). Sa présence devient progressivement de plus en plus forte, inconsciemment nous commençons à écouter de plus en plus attentivement ; enfin la musique est relayée par de puissants haut-parleurs sur la scène. Le son atteint une telle puissance qu’il assourdit tout ce qui s’y passe. La musique s’empare de tout l’espace théâtral et s’interrompt brutalement. Ce silence engendre l’inquiétude.
Il y a beaucoup de musique dans les spectacles de Jarzyna. Aussi bien de la musique récupérée que de la musique originale. Jarzyna n’aime pas le silence. Pour lui, les situations qui ne sont pas enrichies par la musique sont incomplètes. Il faut aussi avouer que le metteur en scène a un indiscutable don pour trouver une musique difficile à prendre totalement au sérieux. Un tel répertoire musical produit une distance ironique vis-à-vis des événements scéniques, même si c’est une musique très sérieuse, comme par exemple la chanson du groupe Rammstein utilisée dans Restes humains non identifiés. La musique permet aussi de détourner l’attention des spectateurs, ce qui est indispensable au metteur en scène pour effacer les pistes qui pourraient parfois conduire de manière trop évidente à des interprétations rapides et faciles. Jarzyna tient en effet à ce que le spectateur vive d’abord la situation scénique. Ce n’est qu’après qu’il peut interpréter, c’est-à-dire rationaliser. Mais si nous nous soumettons à l’ordre voulu par le metteur en scène, il peut être trop tard pour rationaliser. La musique est l’un des canaux par lesquels ce qui n’est pas rationnel pénètre dans le spectacle ; elle domine finalement notre perception et le jeu des acteurs et conduit à la constatation, à laquelle manifestement Jarzyna tient beaucoup, que le monde est étrange. Les spectateurs de ce théâtre ont une grande chance de découvrir par eux-mêmes l’étrangeté du monde.
La composition de l’espace
Jarzyna possède un grand talent pour organiser les événements scéniques. La petite scène de Rozmaitości, sur laquelle sont nés la plupart de ses spectacles, semble parfois ne pas avoir de limites et s’ouvrir directement sur le cosmos déchaîné qui l’entoure. D’un côté, c’est certainement le mérite de la scénographie ; Jarzyna ne travaille qu’avec les meilleurs et semble obtenir d’eux une parfaite compréhension. D’un autre côté, l’état de chaos spatial provient de la précision dans la disposition des événements scéniques. Rien n’est livré au hasard. Le jeu se déroule parfois simultanément sur plusieurs plans. L’organisation de l’espace engendre la conviction que la scène est un lieu exceptionnel, pour ne pas dire sacré, et exige des acteurs une présence d’une intensité aussi exceptionnelle, fort éloignée d’une simple vie ordinaire.
Un rapport actif avec le dialogue
Pour Jarzyna, le dialogue est un grand mystère. Ce n’est jamais un texte appris par cœur, mais un lieu de rencontre, de connaissance réciproque et de découverte des personnages. Le visage de l’acteur ne livre qu’une part de vérité du personnage. C’est un premier signe, comme le visage de Nastasia que Michkine voit sur la photo, visage qui attire ou repousse, qui dit aime ou tue. Puis vient le dialogue, la parole qui permet de mieux appréhender le mystère de la rencontre. En parlant, on peut parfaire la connaissance initiale, mais on peut aussi inverser complètement la relation. La parole a la force d’un lien, la parole ne ment pas, même quand elle tente de tromper. Parfois, elle est même une force substantielle. Elle crée tout un événement. Regardez Festen. La parole y crée un monstre : d’abord le monstre de Christian, l’homme déséquilibré qui salit son père. Puis le monstre du père, qui reconnaît les abus sexuels sur ses enfants. On peut dire qu’elle est la base du drame. Évidemment, si la parole n’est pas extraite du personnage, de ses pensées, il n’y a aucune chance de créer quoi que ce soit, de convaincre qui que ce soit de la véracité des événements. La parole doit être vécue et pensée, seulement ensuite prononcée. Le dialogue, conçu presque philosophiquement, est le moteur de la vie et des événements.
La foi dans le théâtre comme procédé et comme manière de s’exprimer
C’est l’une des caractéristiques principales du théâtre de Jarzyna. Son théâtre n’est pas un lieu d’amusement et d’adoration réciproque entre les acteurs et les spectateurs. Il ne sert pas à distraire ou à jouer de drôles ou de tristes Histoires. En général, jouer quoi que ce soit n’a pas de sens. Ce théâtre sert d’abord à découvrir et à exprimer, c’est-à-dire à mettre en lumière, parfois même de manière très brutale, la vérité sur l’homme, son comportement, ses principes, ses motivations. Il est destiné à la connaissance de l’homme. Ici Jarzyna se différencie beaucoup de Warlikowski qui, dans un certain sens, co-crée l’image du Théâtre Rozmaitości. Warlikowski détaille et observe un monde dont la nature humaine n’est qu’une émanation partielle. Il scrute la place du mal, caché honteusement dans l’obscurité de l’existence. Jarzyna s’intéresse avant tout aux relations entre les hommes. C’est pourquoi le choix du théâtre comme médium d’expression et d’influence est si judicieux. Nulle part, en effet, on n’obtient une telle intensification des émotions humaines, du vécu et de l’interaction comme au théâtre. Surtout lorsqu’on le traite d’une façon si mortellement sérieuse.
Pour Jarzyna le texte n’est, d’une certaine manière, qu’un prétexte



