DIBBOUK et la question juive en Pologne aujourd’hui

DIBBOUK et la question juive en Pologne aujourd’hui

Le 19 Jan 2004
DIBBOUK, d’après Sholem An-Ski et Hanna Krall, mise en scène de Kzrysztof Warlikowski. Photo Stefan Okolowicz.
DIBBOUK, d’après Sholem An-Ski et Hanna Krall, mise en scène de Kzrysztof Warlikowski. Photo Stefan Okolowicz.

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C’est par Shake­speare que le met­teur en scène polon­ais Krzysztof War­likows­ki s’est fait con­naître, de Cra­covie à Paris, où il a vécu plusieurs années, étu­di­ant en philoso­phie et assis­tant de Peter Brook — comme il le fut de Krys­t­ian Lupa. C’est encore Shake­speare qui l’aura mené au Dib­bouk de Sholem An-Ski : lorsqu’il monte La Tem­pête, la Pologne est sous le coup des révéla­tions con­cer­nant le mas­sacre des Juifs de Jed­wab­ne par les habi­tants de la ville, lors de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Sa lec­ture de la pièce est imprégnée de l’onde de choc provo­quée par Jed­wab­ne. Aujourd’hui, Krzysztof War­likows­ki prend le passé à bras le corps ; un passé dont l’ombre con­tin­ue d’obscurcir le présent. Voilà pourquoi son Dib­bouk est dou­ble. À la pièce de réper­toire du théâtre yid­dish, il ajoute, sans entracte, la nou­velle homonyme de la Polon­aise Han­na Krall, extraite de son livre de réc­its, Preuves d’existence.

Si en hébreu, le mot dib­bouk sig­ni­fie « union », dans la cul­ture yid­dish il désigne aus­si une âme errante qui, poussée par le dés­espoir, investit le corps d’un vivant. S’inspirant d’une légende folk­lorique has­sidique, le texte de An-Ski met en scène un dib­bouk ashké­naze, orig­i­naire de Pologne, tan­dis que dans le réc­it d’Hanna Krall, le dib­bouk est en Amérique, où il vit encore dans le corps de son frère, enfant d’un sur­vivant du ghet­to de Varso­vie… Le trou­ble du réel — quand le passé per­dure et dépasse la rai­son — est tout entier à l’œuvre dans le pro­jet de War­likows­ki. Pour des raisons per­son­nelles et grâce à un cer­tain con­texte his­torique qui voit la Pologne affron­ter ses vieux démons. Depuis la chute du Mur en 1989 jusqu’à l’entrée de la Pologne dans l’Europe élargie en mai 2004, le passé ne cesse de remon­ter à la sur­face. Con­cer­nant l’histoire juive en Pologne, avant, pen­dant et après la Shoah, l’événement de Jed­wab­ne est cen­tral. Le par­don demandé publique­ment aux Juifs par le Prési­dent de la République polon­aise, recon­nais­sant ain­si que le mas­sacre de Jed­wab­ne fut bien exé­cuté sur la seule ini­tia­tive des Polon­ais, mar­que véri­ta­ble­ment une nou­velle époque. Une époque où la recherche d’une iden­tité polon­aise passe par la recon­nais­sance de la longue présence juive dans le pays depuis le IXᵉ siè­cle. Avant la Shoah, la Pologne comp­tait la plus impor­tante com­mu­nauté juive d’Europe, devant la Russie : des 3 250 000 Juifs polon­ais d’avant-guerre, seuls 250 000 avaient survécu en 1945. Sous le régime com­mu­niste, plusieurs vagues d’antisémitisme (notam­ment en 1968 – 69) finirent d’anéantir toute vie juive en Pologne. En 1999, on comp­tait entre 2 000 et 15 000 Juifs dans le pays.

Krzysztof War­likows­ki : Tout d’abord, j’aime beau­coup ce texte. Au début, j’étais surtout attaché à mon­tr­er cet amour incroy­able du dib­bouk pour sa fiancée, Léa, dans la pièce d’An-Ski, à la façon de Roméo et Juli­ette. Moins un amour qu’une ressem­blance, en fait, comme les jumeaux de La Nuit des rois ou Grace et son frère Gra­ham dans Puri­fiés de Sarah Kane. L’idée d’un cou­ple pla­toni­cien, les deux moitiés d’un même et seul être. Je me rap­pelle ma pre­mière vis­ite dans un théâtre. C’était un théâtre yid­dish, à Varso­vie. Pourquoi et com­ment je me suis retrou­vé là, je n’en sais rien, je devais avoir 13 ans, je vivais ailleurs… Aujourd’hui, ce théâtre yid­dish est une tra­di­tion morte. Et pour­tant, le pre­mier théâtre à Wro­claw, par exem­ple, était un théâtre yid­dish. Ici, il a fal­lu atten­dre les années 80 pour qu’Andrzej Waj­da remonte cette pièce et l’intègre au réper­toire polon­ais. Au début, je voulais la mon­ter dans une syn­a­gogue. Mais ces fameuses syn­a­gogues en bois, con­stru­ites il y a 300 ans en Pologne, ont toutes été brûlées pen­dant la Deux­ième Guerre mon­di­ale. Quand on pense aujourd’hui à cet univers qui n’existe plus et qu’on veut ten­ter d’approcher cette vie juive, on se con­fronte alors au dib­bouk. Il est tou­jours là. D’où le rajout du texte d’Anna Krall. Il s’agit de dire que cette his­toire n’est pas seule­ment une vieille légende juive, parce que les dib­bouk sont par­mi nous, ici mais aus­si à New York… Cha­cun a prob­a­ble­ment son pro­pre dib­bouk : obses­sions, angoiss­es, trau­ma­tismes…

Fabi­enne Arvers : La sit­u­a­tion aujourd’hui en Pologne sur la ques­tion juive a‑t-elle influé ton désir de mon­ter Dib­bouk ?

K.W. : Il se trou­ve que c’est mon cinquième spec­ta­cle au Théâtre Roz­maitosci de Varso­vie (dirigé par Grze­gorz Jarzy­na). J’ai com­mencé avec Ham­let, puis Les Bac­cha­ntes, Puri­fiés de Sarah Kane et La Tem­pête, pour en arriv­er au Dib­bouk. C’étaient des textes très con­nus, tous clas­siques ; même si Sarah Kane est un texte mod­erne, il est devenu très vite un clas­sique. Des textes de source pour le théâtre, dis­ons, où Dib­bouk a sa place. Et au moment où j’ai mis en scène La Tem­pête, ce sujet juif est apparu en Pologne avec Jed­wab­ne.

F.A. : Com­ment l’as-tu ren­du présent dans La Tem­pête ?

K.W. : À la fin de la pièce, lors de la ren­con­tre de Pros­pero avec les Napoli­tains et les Milanais, c’est ou bien le par­don ou bien la ran­cune. Comme la sit­u­a­tion vécue en Pologne deux ans aupar­a­vant, avec Jed­wab­ne, a créé une vive polémique, alors que ce sujet était tabou pen­dant le sys­tème com­mu­niste, il ne fal­lait pas y touch­er. On a recom­mencé à en par­ler et on a décou­vert qu’à Jed­wab­ne, il n’y avait pas d’Allemands, il n’y avait que des Polon­ais et ils ont tué de leur pro­pre ini­tia­tive. C’é­tait un grand scan­dale, parce que même si en France, on con­sid­ère les Polon­ais comme anti­sémites, en Pologne, on pense dif­férem­ment. Je pense pour­tant qu’on doit laver notre linge sale entre nous, les Polon­ais en Pologne, les Français en France, les Hol­landais en Hol­lande. Cha­cun a ses prob­lèmes… Votre anti­sémitisme n’est pas mon prob­lème et j’e­spère qu’il n’y aura pas de juge­ment aus­si facile de la part des Français par rap­port au DIBBOUK que : « Voilà les Polon­ais anti­sémites », ce qu’on m’a déjà dit en France. Moi je com­prends un peu la sit­u­a­tion et j’agis avec elle, c’est pour ça que je fais des spec­ta­cles et que j’en par­le. Au moment de Jed­wab­ne, il y a eu une com­mé­mora­tion ; un mon­u­ment a été érigé, où sont inscrits les noms des morts, et le Prési­dent de la République était présent ain­si que d’autres hommes poli­tiques et d’églis­es. Il y avait des Juifs d’Is­raël et d’Amérique venus pour com­mé­mor­er l’événe­ment. Ce fut le plus grand événe­ment poli­tique juif en Pologne, après la guerre, en présence du Prési­dent de la Pologne qui a dit : « Par­don­nez-nous. » Pour la pre­mière fois, la Pologne a déclaré cela. Il y avait les ortho­dox­es, les protes­tants, mais pas de représen­tants de l’église catholique… Il y avait donc un tiers de la Pologne qui ne pou­vait pas avoir de rela­tion avec ce qui se pas­sait. Il y eut d’autres événe­ments : le rab­bin de Jed­wab­ne, par­ti pour l’Amérique avant-guerre, est revenu pour la com­mé­mora­tion. Le prêtre, qui était déjà là aus­si avant la guerre et n’a jamais quit­té Jed­wab­ne, ne s’est pas déplacé… C’é­taient deux lead­ers religieux, encore vivants, dont l’un, le catholique, était tou­jours sur place alors que l’autre, qui venait de New York, a dû ren­dre vis­ite au prêtre chez lui. Ils étaient copains quand ils étaient jeunes…

F. A. : Pourquoi ce prêtre n’est-il pas venu ?

K. W. : Au moment où on a décou­vert ça, les jour­naux ont com­mencé à écrire, et tous les habi­tants du vil­lage ont été con­sid­érés comme des crim­inels. C’est affreux pour eux, pour les autres généra­tions et pour ceux qui ont survécu.
Pour revenir à LA TEMPÊTE, il y avait donc cette ren­con­tre de gens qui ont fait du tort à d’autres et voulaient même leur mort. Comme ce jour de com­mé­mora­tion à Jed­wab­ne : on était tous là pour se par­don­ner. C’est la même sit­u­a­tion. Pour la ren­con­tre finale dans LA TEMPÊTE entre les Milanais et les Napoli­tains, j’ai dressé une table comme on fait pour Noël en lais­sant un endroit libre pour celui qui n’a rien. Cette table de Noël, c’est quelque chose de sacré. J’avais mis une nappe blanche. Bien évidem­ment, la con­fronta­tion de ces gens à cette table, c’é­tait comme Jed­wab­ne. Miran­da, c’est la famille des vic­times, et les bour­reaux, c’est celle de Fer­di­nand. Mais ce n’é­tait pas pour mon­tr­er Jed­wab­ne du doigt, pas du tout ; il s’agis­sait juste de m’en inspir­er pour voir le con­flit des per­son­nages prin­ci­paux et les rap­ports qu’ils peu­vent avoir.

F. A. : Tu dis qu’il y a eu une chape de plomb pen­dant toute l’époque com­mu­niste, un silence sur cette ques­tion juive.

K. W. : Nous, on dépendait de la poli­tique russe… En 1968, le pre­mier secré­taire, dis­ons le prési­dent polon­ais, a dit : « Le mal vient des sion­istes, et, dans notre pays, il y a des sion­istes. Il faut qu’ils s’en ail­lent. » La Russie, à ce moment-là, était amie avec tous les pays arabes, puisque les Améri­cains étaient avec Israël. Donc, les Russ­es étaient en Égypte et les Polon­ais avec les Russ­es. Il y avait encore beau­coup de Juifs sur­vivants de la Shoah qui vivaient en Pologne. Alors ils ont com­mencé le « mas­sacre », c’est-à-dire qu’ils les ont ren­voyés par la force. Aujour­d’hui, cela com­mence à chang­er : les mil­liers de gens d’o­rig­ine juive expul­sés en 68 ont désor­mais le droit d’avoir automa­tique­ment la nation­al­ité polon­aise. Le change­ment de sys­tème a provo­qué une ouver­ture incroy­able… Il n’y avait pas d’échanges avant, entre Tel-Aviv et Varso­vie. Or ces gens-là étaient en sym­biose parce qu’ils fai­saient par­tie inté­grante de la cul­ture polon­aise, ils étaient cul­tivés.

F. A. : Com­ment ont fait ceux qui ne sont pas par­tis ? Ils se sont cachés ?

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Écrit par Fabienne Arvers
Fabi­enne Arvers est jour­nal­iste et respon­s­able de la rubrique Scènes aux Inrock­upt­ibles.Plus d'info
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