Marek Fiedor : un metteur en scène écartelé

Marek Fiedor : un metteur en scène écartelé

Le 17 Jan 2004
LE PROCÈS, de Franz Kafka, mise en scène de Marek Fiedor au Théâtre d’Opole. Photo de Andrzej Grabowski.
LE PROCÈS, de Franz Kafka, mise en scène de Marek Fiedor au Théâtre d’Opole. Photo de Andrzej Grabowski.

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LE PROCÈS, de Franz Kafka, mise en scène de Marek Fiedor au Théâtre d’Opole. Photo de Andrzej Grabowski.
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Marek Fiedor fait par­tie des meilleurs met­teurs en scène d’une généra­tion qui, depuis quelques saisons, a atteint sa matu­rité créa­trice et donne le ton à la vie théâ­trale en Pologne.
Il a à son act­if 21 spec­ta­cles dont qua­tre pré­parés en dehors des scènes per­ma­nentes. Très lié au Théâtre Stary de Cra­covie, dans les années 1993 – 2000, il a tra­vail­lé aus­si dans d’autres cen­tres dra­ma­tiques plus petits comme Torun et Opole. Il pré­pare actuelle­ment sa pre­mière mise en scène à Varso­vie.

Né en 1962, il a gran­di dans les villes de province du sud-est de la Pologne. Entre 1981 et 1986, c’est-à-dire durant l’é­tat de guerre instau­ré par les autorités com­mu­nistes pour étouf­fer le mou­ve­ment Sol­i­darnosc, il a étudié le théâtre à l’U­ni­ver­sité Jag­el­lone de Cra­covie. Sa généra­tion a con­nu le marasme et la sen­sa­tion du pro­vi­soire. Elle devait résoudre le dilemme : rester au pays ou émi­gr­er en Occi­dent, par­ticiper à la vie publique au prix de com­pro­mis­sion, trahir ses idéaux ou s’en­gager dans une lutte poli­tique clan­des­tine ? Beau­coup ont alors ten­té de s’isol­er des pres­sions sociales dans un asile esthé­tique ou spir­ituel. À l’is­sue de ses études uni­ver­si­taires, Fiedor a fait toutes sortes de travaux durant deux ans. Il a notam­ment organ­isé une ses­sion d’é­tudes con­sacrée à l’œu­vre de Jerzy Gro­tows­ki. Il repous­sait ain­si toute déci­sion finale qui l’en­gagerait dans l’âge adulte.

En 1988, il a com­mencé des études au départe­ment de mise en scène à l’É­cole supérieure de théâtre de Cra­covie où il a ren­con­tré Krys­t­ian Lupa. Il fut son assis­tant lors de la réal­i­sa­tion de la ver­sion étu­di­ante, en févri­er 1990, des Esquiss­es de L’Homme sans qual­ités de Robert Musil et co-créa­teur d’une par­tie du spec­ta­cle inti­t­ulée Du côté de Agathe. Plus de dix ans après, à Poz­nan en 2001, il a créé dans un spec­ta­cle à deux acteurs, Le Roy­aume mil­lé­naire, sa pro­pre ver­sion de la ren­con­tre d’Agathe et d’Ulrich après la mort du père. Au son d’une musique de Bach, le frère et la sœur par­ve­naient à un rap­proche­ment amoureux et, par là, à l’in­car­na­tion du mythe de Pla­ton sur les deux êtres au sexe opposé aspi­rant à l’u­nité.

Avant même que Lupa n’ait présen­té Les Som­nam­bules, il s’est intéressé à la prose de Her­mann Broch et a pré­paré ensuite l’adaptation des Inno­cents à Opole, en 2000. Dans le per­son­nage d’André, habi­tant une mai­son rem­plie de femmes qui doivent lui assur­er une sécu­rité mater­nelle, Fiedor s’est con­cen­tré sur la peur de l’âge adulte et la fuite devant les respon­s­abil­ités qui s’achèvent par le sui­cide. Il a repris en effet de Lupa son intérêt pour le proces­sus de for­ma­tion de la per­son­nal­ité, traité à par­tir des notions de la psy­cholo­gie des pro­fondeurs.

Les rêves et les fan­tasmes, man­i­fes­ta­tions de l’inconscient des per­son­nages, jouent en général un rôle impor­tant dans les spec­ta­cles de Fiedor. C’est pourquoi il souhaitait réalis­er La Mon­tagne mag­ique de Thomas Mann, qui visu­alise la cristalli­sa­tion de la per­son­nal­ité de Hans Cas­torp.

Il a mon­té La Mou­ette de Tchekhov (Wro­claw 1995) en don­nant une fac­ture réal­iste au drame : de courts épisodes, joués sous dif­férentes vari­antes, ont été isolés par des instants de pénom­bre. Il s’est con­cen­tré sur les rela­tions com­plex­es entre les per­son­nages et les moments d’émotion intense.

Dans Ozenek (La Demande en mariage) de Nico­las Gogol (Torun 1997), renonçant aux con­ven­tions de la comédie de mœurs, il a trans­posé l’intrigue dans un scé­nario con­tem­po­rain et en a extrait les com­plex­es, les freins ou les angoiss­es des per­son­nages liés à l’initiation sex­uelle et au mariage. Dans l’épilogue, le gras­souil­let et mal­adroit Pod­kolesin, mal­gré le rap­proche­ment réus­si avec Agafia, fuit par la fenêtre. Il a décidé de rejeter le rôle du mari et refusé de par­ticiper à la vie com­mune ; tout comme Oblo­mov qui se prélas­sait dans son lit, dans le roman d’Ivan Gontcharov. L’intérieur dévasté dans lequel se déroulait Ozenek, les fenêtres et les portes qui s’ouvraient toutes seules, le lus­tre qui se bri­sait, les cen­dri­ers qui tombaient des tables, rap­pelaient la mys­térieuse mai­son dans Stalk­er d’Andrei Tarkovs­ki.

Résolvant en effet « les mys­tères des liens com­plex­es, les secrets des ten­sions émo­tion­nelles », Fiedor se réfère aux réal­i­sa­tions du ciné­ma européen. À l’école, il exploitait les scé­nar­ios de films : il a réal­isé une étude sur les motifs de La Nuit de Michelan­ge­lo Anto­nioni et un spec­ta­cle mon­trant Per­sona d’Ingmar Bergman du point de vue d’Alma. La Trahi­son d’Harold Pin­ter (Cra­covie 1993) avait une con­struc­tion ciné­matographique, for­mée de cour­tes séquences soumis­es au rythme d’une intro­spec­tion. Les ren­con­tres d’Emma, de Jer­ry et de Robert, mon­tées dans l’ordre chronologique inverse, précédées du déclic d’un appareil pho­to et col­orées en rouge dans les par­ties som­bres, deve­naient des sortes de pho­tos émergeant lente­ment du passé.

Fiedor con­sacre beau­coup d’attention à la for­ma­tion de l’artiste comme cas par­ti­c­uli­er du proces­sus d’individualisation. Ce thème est apparu dans La Mou­ette, avec Con­stan­tin et Nina qui rap­pelaient des créa­teurs con­tem­po­rains. Nina réc­i­tait une œuvre de Con­stan­tin, debout, pieds nus sur un car­relage de verre sur lequel s’écoulait de l’eau. Aupar­a­vant, Fiedor a mon­tré un groupe d’amis qui envis­ageaient de se con­sacr­er à l’art et au tra­vail intel­lectuel dans le spec­ta­cle Bun­go 622 (Cra­covie 1992) basé sur les thèmes du pre­mier roman de Stanis­law Igna­cy Witkiewicz, Les 622 chutes de Bun­go. Le pein­tre et écrivain Bun­go (dont les traits car­ac­téris­tiques proches de Witkiewicz sont accen­tués grâce à l’introduction dans le scé­nario de ses let­tres à l’ethnologue Bro­nis­law Mali­nows­ki), Edgar Naver­more, Brum­mel de Buf­fadero-Bluff et Tym­beusz mènent de fiévreuses dis­cus­sions sur les principes à adopter pour attein­dre la pléni­tude artis­tique.

Le spec­ta­cle Tryp­tyk Wyspi­ans­ki (Poz­nan 1998 et Cra­covie 2000) s’inspirait de la vie du pein­tre et poète sym­bol­iste Stanis­law Wyspi­ans­ki à Cra­covie et durant son séjour à Paris. Les plaisirs de la jeunesse, sa liai­son avec un mod­èle français, ses séjours à l’hôpi­tal se croi­saient avec les scènes de ses drames artis­tiques Méléager, Achilleis et Prote­si­las i Laodomia, exp­ri­mant l’ob­ses­sion de la mort. Les spec­ta­teurs étaient placés sur la scène où l’on avait recon­sti­tué l’in­térieur de l’ate­lier de Wyspi­ans­ki tan­dis que les frag­ments de ses tragédies étaient joués dans la salle du théâtre.

Dans Pater­nos­ter de Hel­mut Kajzar (Torun 1998), le met­teur en scène de théâtre Joseph, tel le fils prodigue, reve­nait en rêve à la demeure famil­iale à Kocierzyce Wielkie, chez un père sévère et une mère pleine de sol­lic­i­tude. On aboutis­sait à la con­fronta­tion des valeurs tra­di­tion­nelles avec les buts illu­soires que se donne l’art. Fiedor a placé le drame dans la scéno­gra­phie d’un aéro­port avec une grande piste de décol­lage et a mis ain­si en lumière le vac­ille­ment de l’i­den­tité du pro­tag­o­niste. Il a don­né à Joseph les traits de Kajzar, met­teur en scène et écrivain mort dans la force de l’âge, en lui faisant dire des frag­ments de ses essais sur le théâtre ou de ses entre­tiens dans la presse.

Dans le per­son­nage éponyme de Baal de Bertolt Brecht (Lódz 2002), il a incar­né surtout un poète révolté et mon­tré ses ren­con­tres avec les lecteurs, les édi­teurs et les cri­tiques. En don­nant le rôle prin­ci­pal à plusieurs acteurs et en présen­tant dans des séquences séparées les liens éro­tiques de ce mar­gin­al avec des femmes et des hommes, ses protes­ta­tions poli­tiques ou ses rap­ports avec la reli­gion, Fiedor cher­chait à présen­ter, en accord avec le sous-titre du spec­ta­cle, « sept aspects de la vision baa­lesque du monde ».

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Écrit par Rafal Wegrzyniak
Rafal Wegrzy­ni­ak est cri­tique et his­to­rien du théâtre. Il pub­lie dans Didaskalia, Dia­log, Notat­nik Teatral­ny.Il est égale­ment l’auteur...Plus d'info
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