L’unité nomade de formation à la mise en scène a organisé en avril 2003 un stage avec Krystian Lupa au Conservatoire d’art dramatique de Cracovie1, auquel les deux élèves de la section mise en scène du Groupe 34 de l’École du T.N.S. (dont je fais partie) ont pu participer2. Il s’est trouvé que ce stage s’est déroulé en même temps que le Festival Lupa : un mois durant lequel furent repris la plupart de ses spectacles des dix dernières années. Nous avons eu ainsi la chance incroyable de pouvoir voir et revoir ses mises en scène, et l’occasion de faire entrer en résonance la richesse de sa parole et la profondeur de sa pratique. Durant ce stage suivi aussi par des élèves comédiens de l’école polonaise, il a cherché à nous transmettre quelques fondements de son travail avec les acteurs, notamment celui qu’il appelle le monologue intérieur3.
Suivent ici quelques-unes de mes notes prises durant ce travail. Elles ne peuvent, bien évidemment, donner qu’un aperçu très partiel de cette démarche. Tout d’abord, elles sont prises d’après une traduction simultanée inévitablement problématique : alors que Lupa pense à voix haute, qu’il ne cesse de creuser la complexité et la subtilité de son propos en répétant, variant, précisant ses phrases, nous ressentions souvent nous-mêmes, sur le moment, les maladresses d’une traduction spontanée. Parfois, pour encore mieux énoncer sensiblement et avec force ce qu’il cherchait à nous dire, Krystian Lupa se mettait soudain à se lever, à marcher en rond, à taper sur la table, ou, au contraire, immobile, à regarder fixement quelque chose – ou quelqu’un. Au grain de sa voix, nous pouvions ressentir, avant même que la traduction ne nous parvienne, l’engagement et le mouvement de sa pensée. Autant dire qu’une trace écrite en français de sa parole ne peut qu’être très en deçà de ce que transmettait le flux de sa parole et la densité de sa présence.
De plus, Lupa adresse parfois indirectement ce qu’il dit. Concentré sur sa pensée, il parle facilement à la première personne, comme s’il revivait en lui-même le processus du monologue intérieur ; ce passage à la première personne peut paraître troublant. Enfin, ces notes ont été prises au fil d’un mois de séances presque quotidiennes. J’ai regroupé (et parfois légèrement rédigé) des considérations éparses pour une meilleure intelligibilité, mais il ne s’agit en aucun cas de la reconstitution d’un discours continu qu’aurait tenu Lupa ; ce sont des fragments, parcellaires, qui tentent de témoigner d’une rencontre. Il est, par ailleurs, évident que le filtre de ma subjectivité ne peut qu’avoir déformé, interprété – plus ou moins bien – un propos qui, s’il m’a profondément traversée, m’était néanmoins étranger par sa langue, son contexte, sa culture. Bref, il ne s’agit que de notes, personnelles ; elles ne doivent donc être prises que comme telles4.
Concrètement, nous avons travaillé durant ce stage exactement de la même manière que les élèves comédiens. Nous avions le choix entre deux scènes de Tchekhov, l’une dans Trois sœurs, l’autre dans Platonov. Nous devions chacun écrire, retranscrire un moment de monologue intérieur d’un des personnages, c’est-à-dire imaginer tout ce que peut ressentir le personnage, bien au-delà du texte et à partir de nous-mêmes, durant quelques minutes, à un moment précis de la scène, et mettre ce que nous pouvions de ce flux de pensées sur le papier. Par la suite, Lupa nous demandait d’improviser avec un partenaire à partir de l’écriture solitaire de notre monologue intérieur. Nous n’avons jamais prononcé ni même lu les mots de Tchekhov : il appartenait à chacun de lire la pièce et de se plonger dans la scène et ses articulations.
Au fil des séances, Lupa nous indiquait comment aiguiser l’écriture de nos monologues intérieurs. Ses propos ne cessaient de tisser une dialectique troublante entre le lâcher-prise – libérant un bouillonnement vivant de sensations – et le contrôle – mais non la maîtrise – de l’imaginaire pour l’approfondir.
Nous ne savions pas jusqu’à quel point Lupa applique réellement l’écriture du monologue intérieur avec ses acteurs, mais ce procédé devenait dans sa bouche comme une cause à défendre, comme une attitude dans le travail, fondatrice pour lui de l’acte théâtral. Moins qu’une technique, la définition de Lupa du travail du monologue intérieur est une description précise de sa vision du processus de travail de l’acteur, qu’elle soit réelle ou métaphorique.
Écrire un monologue intérieur n’est ni un geste littéraire, ni un travail intellectuel, mais plutôt un échauffement de l’imagination pour parvenir à un juste rapport avec son corps. Lupa ne croit pas au training physique ; pour lui, le corps est disponible si l’imagination a su s’ouvrir. Il cherche à favoriser une disposition mentale qui soit reliée au corps avant même d’aller sur le plateau.
La singularité pour l’acteur est d’en passer par l’écriture pour libérer son corps, pour saisir en lui-même le plus profondément le lien entre sa propre imagination et ce qu’il doit jouer. Puiser en ses propres images celles qui pourraient être celles du personnage.
Il n’y a donc en rien une objectivité du personnage, mais une vérité de son incarnation sur la scène, celle du corps de l’acteur, qui se transmettra. C’est celle-ci qui hante Lupa.
Ce moment de mise au point avec soi-même par l’écriture ne cesse de travailler la porosité entre le monde intérieur et le monde extérieur, comme une gestation solitaire nécessaire pour trouver le rapport juste du personnage au monde et à l’autre. Cette démarche dépasse de loin l’établissement d’une motivation psychologique. Le temps du monologue intérieur est un temps suspendu ou condensé. Il doit permettre à l’acteur de trouver (et retrouver) son point d’ancrage par rapport au personnage, qui a profondément à voir avec la rencontre entre son inconscient et le texte. Imprévisible et insaisissable, ce point d’ancrage ne peut se décider volontairement ; tout le travail consiste non pas à articuler un sous-texte linéaire mais à pouvoir retrouver le contact avec une zone informe, toujours fuyante, faire que se reproduise comme un glissement de terrain en soi. C’est un déclic qui peut concerner la totalité de la pièce et permettre d’envisager la totalité d’un parcours. D’ailleurs, lorsqu’il reprend un spectacle, souvent, Lupa n’arrête les acteurs, au cours du filage, que sur un moment précis, comme s’il y traquait un déclenchement pour l’ensemble. Lors d’un filage de Ritter, Dene, Voss, Lupa avait ainsi fait refaire à Piotr Skiba5 (Voss) le passage où son personnage tire une nappe sur une table ; il lui demandait notamment de regarder la nappe comme si le monde entier se trouvait dessus (d’après le peu que j’ai pu comprendre : il est significatif qu’en répétition les acteurs et Lupa semblent ne parler que par évocations, incompréhensibles pour un témoin extérieur, comme s’ils avaient durant le processus des répétitions inventé leurs propres référents). Piotr Skiba reprenait son mouvement avec une concentration et un rythme qui nous laissaient entendre qu’il retrouvait le chemin de son monologue intérieur. Ce n’était pas tant la qualité de l’indication de Lupa qui nous frappait que sa manière de recentrer les acteurs sur des détails apparemment insignifiants mais qui, pourtant, ouvraient tout d’un coup un abîme dans leur présence, contaminant l’ensemble de la représentation. Seul l’acteur peut cerner ce gouffre ; selon Lupa, le metteur en scène a essentiellement un rôle de catalyseur, il suscite une attitude chez l’acteur plutôt qu’il ne détient un savoir. Son arme primordiale est l’insinuation, et non une demande directe.
Pour lire ces notes, je pense qu’il faut accepter le personnage comme un présupposé qui n’est pas discuté chez Lupa. Il ne faut pas y lire une croyance naïve en l’existence réelle d’un corps inventé. L’expression corps du personnage signifie, dans sa bouche, le moment où l’imagination et le corps de l’acteur se rencontrent à travers le texte. Je me risquerais à dire que, moins que la notion psychologique et réaliste du personnage, Lupa demande plutôt à l’acteur, avec le passage par l’écriture du monologue intérieur, qu’il retrouve quelque chose de l’auteur : non pas qu’il se substitue à lui, mais qu’il emprunte, avec ses propres moyens, le chemin de son engagement émotionnel, physique, humain. Un peu comme imaginer à nouveau la nécessité humaine qui a poussé Tchekhov à écrire : non pas croire redécouvrir ce qu’il pensait, ce qu’il imaginait, mais convoquer en soi quelque chose de l’énergie qui dort dans les sillons de la pièce.
Il faut aussi entendre autrement le terme, parfois galvaudé, d’état. Par état, Lupa désigne davantage un rythme émotionnel interne qu’une émotion plaquée, générale, coupée de tout contexte ; il cherche à déceler le mouvement de l’émotion, ses accélérations ou sa lenteur, son rythme. Il commentait plus volontiers le rythme des retranscriptions de nos monologues, la vitesse de notre pensée mise sur le papier, que le contenu en soi. Lui-même, lorsqu’il assiste à ses spectacles, accompagne rythmiquement ce qui se passe sur le plateau. Durant les représentations du Maître et Marguerite, invisible, il bat du tambour, comme une pulsation sourde ; en filage, nous l’avons vu au centre de la salle avec son instrument, comme s’il nous était donné à voir le soubassement souterrain de sa mise en scène. Pour lui, le rythme ne peut être qu’organique et non décidé, il est l’aboutissement du travail et ne peut, en aucun cas, en être le point de départ formel.
Lupa tente de cerner ce que le travail théâtral a d’insaisissable, de profondément humain dans son expérience même. Son travail sur la sensation, sur le rythme organique, sa manière de relier les sensations au corps, de dépasser l’opposition entre visible et invisible, remet au centre le travail du sensible et de l’imagination pour parvenir à une réelle complexité du sens — de la vérité, dirait-il.
Notes de stage




