Retrouver la Pologne et son théâtre
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Retrouver la Pologne et son théâtre

Le 31 Jan 2004
Article publié pour le numéro
La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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« Je n’aime pas cette salle, on dirait une cave », répé­tait War­likows­ki avant un débat à l’Institut polon­ais auquel nous devions par­ticiper ensem­ble. Pour répon­dre à ce qui pou­vait paraître un caprice de star, j’ai mur­muré ironique­ment :

— « C’est pourquoi tu devrais l’aimer. Il y a eu tant de caves et de cachettes dans le théâtre polon­ais ! »
— « Détrompe-toi ! J’en ai assez des caves, je, nous, voulons faire du théâtre en plein jour, dans les salles, au vu de tous ! »

L’ère du sous-sol est achevée. Une autre page s’écrit. Il y a pas­sage de la fil­i­a­tion aupar­a­vant si sou­vent revendiquée à la rup­ture, assumée, con­som­mée, théorisée. Des artistes, la plu­part jeunes, s’emploient désor­mais à faire un théâtre de la « con­di­tion con­tem­po­raine » et non de la « con­di­tion humaine » comme leurs précurseurs, dont ils s’af­fran­chissent avec fra­cas ; théâtre du présent, de ses déroutes et de ses craintes.

Cela explique sans doute pourquoi les salles de ciné­ma où l’on pro­jette surtout les gross­es pro­duc­tions améri­caines ont été désertées au prof­it des théâtres, où les généra­tions actuelles retrou­vent le réel libre de toute pro­tec­tion ou for­mal­isme. Théâtre du « con­tem­po­rain immé­di­at ».

Ce numéro, réal­isé en col­lab­o­ra­tion avec la revue Notat­nik Teatral­ny, s’in­scrit dans le pro­gramme de Nova Pol­s­ka en France, et tente de relever les symp­tômes du renou­veau de la scène polon­aise. Au-delà du con­texte nation­al, ce renou­veau pas­sionne dans la mesure où l’on y recon­naît la rad­i­cal­ité de ces « alter­na­tives théâ­trales » sous le signe desquelles la revue se plaçait il y a vingt-cinq ans, et dont on éprou­ve le manque aujour­d’hui. Preuve qui rap­pelle que le théâtre, cyclique­ment, peut encore dire le monde sans com­plai­sance ni bonne con­science. Ce théâtre-là, nous le décou­vrons en Pologne. Théâtre qui se dis­tingue par son intran­sigeance et sa lucid­ité cri­tique. Théâtre de la déchirure.

« Loin du cen­tre », dit-on dans un des textes, mais plus que d’une mar­gin­al­ité, c’est d’une décen­tral­i­sa­tion qu’il s’ag­it, proces­sus accom­pli par les artistes et non pas décidé offi­cielle­ment. Le con­stat est fla­grant : la carte du théâtre change de con­tours, se dilate, déroute même, dans la mesure où les anci­ennes citadelles théâ­trales – Varso­vie, Cra­covie – per­dent leur place pri­or­i­taire et d’autres foy­ers, dis­per­sés et dis­parates, sur­gis­sent. C’est pourquoi « M. Hulot » que Lukasz Drew­ni­ak invite à se ren­dre en Pologne risque de s’é­gar­er dans un ter­ri­toire autrement plus diver­si­fié que jadis.

Le théâtre s’im­pose dans des recoins où rien ne présageait sa réus­site. Les cri­tiques polon­ais s’en réjouis­sent car, dans pareille mul­ti­plic­ité, on peut décel­er un signe de vital­ité.

Un artiste, Krys­t­ian Lupa, irradie l’ensem­ble du mou­ve­ment et ce que l’on a désigné comme étant « la généra­tion des jeunes les plus doués ». Ceux-ci, ayant pour fig­ures emblé­ma­tiques Jarzy­na et War­likows­ki, ont subi l’at­trait de ce tra­vail et ont même été for­més sous son influ­ence. En France, nous avons décou­vert Lupa tar­di­ve­ment, à l’Odéon, grâce à Bor­ja Sit­ja.
Nous auri­ons pu lui con­sacr­er toute cette livrai­son (un livre avec ses entre­tiens est d’ailleurs annon­cé chez Actes Sud), mais nous avons préféré plutôt bal­ay­er un paysage que nous focalis­er sur un per­son­nage, si impor­tant soit son apport et si décisif soit son impact. Nous n’ou­blions pas pour autant que Lupa se trou­ve à l’o­rig­ine de cette renais­sance de la scène polon­aise. Il en fut l’ini­ti­a­teur. Grâce à son tra­vail récur­rent sur les grands textes épiques, et aux trans­for­ma­tions déci­sives qu’il a apportées au jeu de l’ac­teur.

Loin du réper­toire dra­ma­tique habituel, Lupa priv­ilégie l’ex­plo­ration des romans, de Dos­toïevs­ki à Broch et Bern­hard, et con­fronte ses acteurs à des tâch­es com­plex­es et sub­tiles où fic­tion et sub­jec­tiv­ité se relaient au point d’ériger ce théâtre dans une des expres­sions les plus accom­plies de la sen­si­bil­ité con­tem­po­raine.

Lupa saisit le frémisse­ment souter­rain des êtres dont l’in­quié­tude ne con­naît pas de répit. War­likows­ki et Jarzy­na s’in­scrivent dans cette mou­vance, c’est pourquoi leurs spec­ta­cles trou­blent à ce point : le plateau du théâtre se trou­ve en prise directe avec les ten­sions mod­ernes.

Les met­teurs en scène de la nou­velle généra­tion, cha­cun plus ou moins, ont fini par trans­former le jeu, par décou­vrir une autre manière de s’im­pli­quer et, for­cé­ment, de débor­der ain­si la tra­di­tion réal­iste tout en se dégageant de l’empreinte des grands maîtres, Gro­tows­ki ou Kan­tor. Ici, ce qui fascine, c’est « l’en­tre-deux » tenu et con­stam­ment men­acé grâce auquel acteur et per­son­nage com­mu­niquent, dia­loguent, se relaient. Nul ne l’emporte sur l’autre, nul ne se pro­tège. La con­signe exige une prise de risque max­i­male.

Ce con­stat revient comme un leit­mo­tiv dans les essais que nous pub­lions main­tenant dans la remar­quable tra­duc­tion de Marie-Thérèse Vido. Le jeu, de Lupa à War­likows­ki, Jarzy­na et Fiedor, devient le baromètre affec­tif à même de trans­met­tre une expéri­ence des lim­ites. Non pas jeu de l’ex­trême ou du gros trait, mais jeu des ten­sions alter­na­tives et des vibra­tions aiguës.

Les textes qui nous sont par­venus de Pologne témoignent aus­si des quêtes de la dra­maturgie, du désir d’in­ve­stir les villes, de la volon­té d’ou­bli­er, mais peut-on oubli­er délibéré­ment les mod­èles et les fan­tômes ? Ce que l’on souhaite, c’est de se « réin­ven­ter », et pour cela il faut s’éloign­er du passé récent sans pour autant renier le passé ancien, car chez tous, l’artiste, dans la plus pure tra­di­tion polon­aise, paraît comme un écorché vif.

Cet incon­fort, ce mal de vivre des roman­tiques, fait tou­jours retour. Mais autrement. Sur le mode de l’errance et de l’écartèlement intérieurs au sein même du théâtre. Nous ne sommes pas ailleurs, mais face à la scène dis­lo­quée. Au terme de ces mul­ti­ples épreuves, il ne reste que des éclats inaptes à recon­stituer une unité aucune­ment placée sous sur­veil­lance divine. La Pologne revient ain­si à ce dont nom­bre de ses artistes con­nurent l’attrait : le nihilisme et la pen­sée anar­chiste, réu­nis par le même con­stat d’une absence de tout sys­tème de valeurs ras­sur­antes. Cela implique l’audace de s’y livr­er pleine­ment, sans pré­cau­tion, jusqu’à l’extinction.

Dans l’imaginaire polon­ais, la métaphore des cen­dres occupe une place priv­ilégiée. Cal­ciné, l’être peut accéder — par­fois — à une pureté qui implique le sac­ri­fice préal­able de soi, la ren­con­tre hal­lu­cinée avec le vide, avec le froid clin­ique si fréquent sur les plateaux de War­likows­ki et Jarzy­na. Et pour­tant, à côté de ce désar­roi général­isé, dans la plus pure tra­di­tion polon­aise, pointe un vœu de renais­sance.

Nous décou­vrons avec bon­heur une parole théorique car, si nous con­nais­sions cer­tains artistes polon­ais récents, nous igno­ri­ons les cri­tiques du pays. Ils sont admirables. Leurs textes par­ticipent de la même idée d’un théâtre con­fron­té à un réel d’une com­plex­ité extrême, en quête d’un hypothé­tique et loin­tain rachat. En lisant ces essais aux­quels se joignent quelques col­lab­o­ra­tions français­es, nous par­venons à décel­er les raisons de ce regard ébloui que nous sommes de nou­veau nom­breux à porter sur la scène polon­aise.

Dans les années 70, j’avais pris le chemin de la Pologne pour voir Kan­tor et ren­con­tr­er Gro­tows­ki, pour suiv­re Staniews­ki, le Théâtre du Huitième Jour ou le Théâtre Stu, pour décou­vrir aus­si Grze­gorzews­ki, le futur grand oublié. Ensuite, les années de plomb et « l’hiver » de Jaruzel­s­ki ont inter­rompu mes voy­ages « théâ­traux » ; on me décon­seil­lait d’ailleurs de m’y ren­dre afin de n’apporter aucune cau­tion à l’obscurité qui s’était instal­lée. Aujourd’hui, il est fréquent de repren­dre le chemin de la Pologne retrou­vée. Nulle­ment réc­on­cil­iée, tou­jours déchirée, mais désor­mais pleine­ment assumée sur ces scènes qui, comme dis­ait War­likows­ki, se dressent au cœur des villes. Pologne exposée, fière de ses plaies. Les nôtres aus­si. Ce qui nous sépare, c’est peut-être le degré dif­férent d’intensité, mais, par-delà tout, ce théâtre nous relie.

Théâtre d’un présent désor­mais partagé.

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