Marek Kędzierski : Extinction est considéré comme le summum de tous les romans de Bernhard. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce roman ?
Krystian Lupa : L’acte bouleversant de la remise en question de la condition humaine dans chaque domaine et dans une dimension totale. Extinction est « un effacement », non pas uniquement du monde dans lequel vit le personnage-auteur. C’est également un effacement de tout ce qu’il est devenu (le personnage-auteur) dans ce monde, de ce qu’il est devenu en tant que créateur, ainsi qu’un effacement de son style. Cet acte de profonde révision peut représenter un formidable défi quant à une adaptation de la réalité créée par un metteur en scène…
M. K. : Après La Plâtrière, Extinction est le deuxième roman de Thomas Bernhard que vous présentez sur scène. Qu’est-ce qui est important pour vous quand vous faites une adaptation ?
K. L. : Surtout de trouver l’axe principal du livre, du moins ce qui pour moi constitue le thème récurrent. Je tente de répondre à la question suivante : d’où vient la force de rayonnement de la littérature ? Trouver cela permet de construire une structure littéraire un peu différente puisque plus individuelle, ce qui signifie le chemin personnel à travers le livre. Dans le cas de Extinction, cela se produit avec une particulière acuité. Il s’agit enfin d’un livre, pulpe anti-narrative, qui n’est rien d’autre qu’un grand monologue obsessionnel, une matière liquide inondant le lecteur et qui ne se laisse enfermer dans aucune image ou scène. Afin de créer une réalité théâtrale, il faut donc suivre les personnages autour du personnage-auteur, construire les fragments de leur vie (une vie autonome puisqu’ils doivent servir le comédien) et, à partir de ces fragments, tisser de nouveau une constellation du monde bernhardien. Je ne vois pas d’autres possibilités. Il faut donc construire différemment de nombreux éléments, agir pour ainsi dire de nouveau.
M. K. : Qu’est-ce qu’une adaptation devrait conserver du roman avant tout ?
K. L. : « Le drame du livre », c’est-à-dire le mécanisme de la transformation de la réalité incarnée dans le livre, de manière à lui permettre de vivre dans cette transformation, et non pas la réduire à une illustration (une histoire) vague et superficielle. Il faut donc trouver le thème susceptible de se dérouler véritablement et jusqu’au bout, et se demander s’il est capable de porter le poids intellectuel du livre ou au moins son courant le plus important. Si cela est impossible, alors il ne faut pas se lancer dans l’adaptation.
M. K. : Quant à votre travail sur scène, procédez-vous d’une manière différente dans le cas des œuvres écrites par Bernhard directement pour le théâtre et dans le cas des adaptations de ses romans ?
K. L. : Une œuvre dramatique est une construction en soi. Je suis convaincu qu’il ne faut pas « corriger » les œuvres dramatiques de Bernhard car elles sont composées d’une manière organique, pour ainsi dire, monolithique. Quant à ses longs romans, c’est autre chose. C’est une réalité de méandres, de labyrinthes où le temps est circulaire. Ce sont les images des pensées. Cela est pratiquement impossible au théâtre, du moins pas de la même manière. Tout d’abord j’établis la charpente de quelques scènes que je trouve indispensables dans l’adaptation. Ensuite viennent les répétitions et c’est à ce moment-là que je commence à vivre la vie des personnages ainsi animés, à découvrir de quoi ils ont besoin afin d’exister pleinement et à raconter pleinement, au travers de leurs destins, une réalité conçue de cette façon. La réalité devrait, pour ainsi dire, se compléter elle-même. Dans un roman, cela se passe souvent autrement.
M. K. : Qu’est-ce qui est le plus important pour un comédien, qu’est-ce qui l’anime dans son travail sur Bernhard ?
K. L. : La forme irrationnelle et radicale des impératifs de l’instant. Un instant plus tard, tout peut devenir complètement opposé. Plötzlich est le mot préféré de Bernhard. Il n’existe pas de zone grise de transition psychologique entre les opposés. C’est la grande découverte de Bernhard. L’homme feint d’être conséquent même vis-à-vis de soi. Il a honte des enchaînements enfantins, des trahisons dues à l’état présent de ses émotions et de ses pensées. Cependant, le cours de nos pensées a son autonomie propre, souvent indépendante de nous. Nous nions cette autonomie soit au nom de la conséquence une fois pour toutes convenue, soit au nom de celle que nous avons montrée aux autres ou bien à nous-mêmes. Plötzlich, ce sont les réflexes de la vérité indécente inspirés par des états présents d’émotions et de pensées. Le monologue intérieur des personnages de Bernhard est un enchaînement radicalement impudent des pensées. Il mène souvent à l’inconnu, à la négation de soi qui n’est pourtant pas une négation de la vérité, mais souvent une découverte de celle-là. L’acteur devrait se livrer à ce monologue d’une manière radicale, sans jugement, avec sensualité…

