AGNIESZKA WÓJTOWICZ : Dans l’une de tes interviews, tu as dit : « Mon texte préféré, celui qui me suit depuis le lycée, est Doktor Faust de Thomas Mann. Je voudrais le monter au théâtre. » Qu’as-tu trouvé de si important dans cette littérature ?

Grzegorz Jarzyna : Ma fascination pour l’idéalisme allemand a commencé avec ce livre. J’ai pris dans Doktor Faust des noms, des titres, et j’ai suivi leurs traces. Ce roman m’a guidé pour suivre le développement du chant allemand. C’est ainsi qu’est né mon amour pour Mahler, pour les lieder de Schubert, pour Schumann. Bien qu’il n’ait pas éveillé en moi d’émotions durant sa lecture, Doktor Faust est devenu mon guide dans la culture allemande. Je revenais à lui à plusieurs reprises, j’avais souligné mes fragments préférés et je cherchais : je dois encore écouter cela, lire cela. Grâce à ce roman, j’ai suivi des cours de musique contemporaine à l’Académie musicale de Cracovie. Ma fascination pour Schönberg a débuté avec Mann. Je recherchais ses œuvres, je lisais des textes sur lui. Avec le temps, il s’est avéré que mon préféré est son élève, Anton Webern.
A. W. : Tu es né en Silésie, dans une famille germano-polonaise. Quelles significations ont eu tes origines pour ton travail sur Doktor Faust ?
G. J. : Au moment de notre conversation, toute cette famille allemande (du côté de mon père) est déjà une racine morte. Ma grand-mère ne vit plus. Mon père est mort il y a six mois.
A. W. : Tes origines ont-elles une signification pour toi ? Je ne pense pas seulement à Faust.
G. J. : Considérable. J’ai été élevé en Silésie, terre dans laquelle la présence allemande est toujours actuelle. Mon père, jusqu’à l’âge de dix ans, parlait seulement allemand. Ce n’est qu’en 1948, avec l’arrivée du nouveau régime et des menaces réelles, qu’il a commencé, par obligation, à apprendre le polonais. Mais c’était sa seconde langue. Toute sa vie, mon père brûlait de haine pour l’Allemagne, étant donné que toute sa famille — et avant tout sa mère, ma grand-mère — était partie en Allemagne. Il n’a jamais accepté le fait qu’elle l’ait abandonné aux soins de sa grand-mère, une Silésienne. Il y a dans ma famille beaucoup de secrets liés aux origines allemandes, dont personne ne veut parler ; mon père en a emporté une partie dans la tombe. J’ai beaucoup appris de ma grand-mère durant mes séjours chez elle, en Allemagne. C’est l’histoire des bouleversements de la guerre et de l’après-guerre. Après le plébiscite de 1922, mon grand-père a déménagé dans la ville allemande de Bytom. Ma grand-mère est restée du côté polonais et allait rendre visite à mon grand-père en traversant la frontière. Ce sont des récits frontaliers.
Je suis né dans le vieux Chorzów et je me souviens de récits de gens de là-bas, surtout des anciens qui, malgré le temps écoulé depuis la guerre, n’ont jamais accepté d’être Polonais. Ils disaient qu’ils n’étaient pas Polonais, mais Silésiens, soulignant cette différence. Je ne voulais pas être Silésien. Je partais très souvent dans la famille du côté de ma mère, dans un village de Podhale, dans lequel mes parents ont déménagé il y a quelques années. Je passais aussi tous mes moments libres à Zakopane et en montagne. Je revenais en Silésie, et il s’avérait que je parlais différemment de mes camarades. En Silésie, on me surnommait le « montagneux » et en montagne, le « vallésien ». Dès ma première année de lycée, j’ai commencé à partir à Brême et à Göttingen. Je travaillais chez un jardinier, je faisais différents travaux. Juste avant la réunification de l’Allemagne, je montais des sortes de chapiteaux sous lesquels on organisait des repas gratuits pour les réfugiés de l’Allemagne de l’Est. Je gagnais de l’argent en Allemagne que je rapportais en Pologne et je m’achetais des instruments de musique.
J’ai remarqué une grande différence entre ce que je voyais en Allemagne dans la rue (des gens cherchant du travail, le milieu silésien allemand) et la haute culture — deux mondes différents. Ce que proposait Mahler, ce que décrivait Mann. Mes expériences allemandes. Ma famille m’incitait à rester en Occident, à y terminer mes études et à m’y installer. Beaucoup de mes camarades de lycée sont finalement partis en Allemagne. Après 1989, les frontières se sont ouvertes et des possibilités sont apparues. J’ai aussi une double nationalité en raison de mes origines. Je pouvais aller facilement en Allemagne, j’avais un insert dans mon passeport. On paye toujours un certain prix pour mener une vie à la rencontre de deux cultures très fortes. C’est à ces expériences qu’est liée ma fuite vers Cracovie, qui est devenue pour moi non seulement une Mecque culturelle, mais aussi une oasis de tolérance. Cette expérience biculturelle a une influence aussi sur mon vif intérêt pour le passé.
A. W. : Le problème allemand, qui est ancré en toi, t’a‑t-il poussé à présenter Faust sur la scène ?
G. J. : Mon règlement de comptes avec cette culture, avec le passé, était un moment très important. Mon grand-père était officier de la Wehrmacht, son frère était un pilote qui a bombardé Varsovie. Ma grand-mère a aussi travaillé du côté allemand comme téléphoniste. Écolier, j’écoutais les récits de ma grand-mère. À la maison, on n’en parlait pas, et je me sentais un peu comme un traître ; j’avais peur d’appartenir à une famille de traîtres. J’habite en Pologne et ma famille, à part mon père qui s’en est détaché, a combattu du côté allemand.

