Denis Guénoun — Dispositions critiques

Denis Guénoun — Dispositions critiques

Entretien avec Sylvie Martin-Lahmani

Le 2 Avr 2005

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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
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SYLVIE MARTIN-LAHMANI : La notion de risque vous sem­ble-t-elle présente ou non sur la scène européenne ?

Denis Gué­noun : Cédons un instant à la manie de déf­i­ni­tion des philosophes. Un dic­tio­n­naire usuel définit le mot « risque » par une équiv­a­lence : dan­ger, péril, men­ace. Or, dans la ques­tion posée, il me sem­ble qu’on ne pour­rait pas faire jouer tout bon­nement cette sub­sti­tu­tion. « La notion de dan­ger vous sem­ble-t-elle présente sur la scène européenne ? » – le sens de la ques­tion se mod­i­fierait beau­coup. En fait, je crois com­pren­dre que l’acception du mot ici impliquée est plutôt celle qu’on trou­ve dans l’expression prise de risques. C’est un rap­port au risque assez par­ti­c­uli­er, car­ac­térisé dans le même dic­tio­n­naire, le Robert, de la façon suiv­ante : le fait de s’exposer volon­taire­ment à une men­ace ou un dan­ger pour en tir­er un avan­tage. Notre ques­tion se réfère, je crois, implicite­ment à cette valeur du terme, en deman­dant si, sur la scène européenne d’aujourd’hui, les créa­teurs parais­sent ou non pra­ti­quer l’exposition volon­taire à un dan­ger. On pour­rait ajouter : pour en tir­er quel avan­tage ?

Pour m’en tenir à ce qui me paraît essen­tiel, je peux répon­dre ceci : un risque prin­ci­pal, présent dans toute atti­tude artis­tique pro­duc­tive ou féconde de l’époque mod­erne, serait de porter la déf­i­ni­tion de l’art à un point lim­ite, où il men­ace de se bris­er, où il s’expose au péril de ne plus être pos­si­ble comme art. Tous ceux qui ont fait du théâtre – nous tous qui en avons fait, dans un état d’esprit qu’on pour­rait appel­er mod­erne – ont ten­du à se situer, d’une façon ou d’une autre, à ce point extrême, au bord, à la lim­ite entre ce qui est pos­si­ble ou non en tant que théâtre.

S. M.-L. : Est-ce à dire que le théâtre expose le spec­ta­cle du risque, comme le cirque ?

D. G.: Oui, parce qu’on se demande si ça va cass­er, si l’artiste va tenir ou pas. Mais ce n’est évidem­ment pas la même sorte de dan­ger. Le risque est que ce ne soit plus du théâtre et donc, que le pacte théâ­tral, la con­ven­tion posée ou accep­tée par le pub­lic, soient rom­pus.

Dans un texte por­tant sur la pein­ture des frères Van Velde, Beck­ett écrit : « Est peint ce qui empêche de pein­dre ». L’objet de la pein­ture est : ce qui empêche de pein­dre. Idée très forte quant à l’attitude mod­erne dans les arts, et par exem­ple très vraie de Beck­ett lui même. Beck­ett porte au théâtre ce qui empêche de faire du théâtre, il met en scène un pro­to­cole d’expérience qui vise à ren­dre le théâtre impos­si­ble : et le théâtre naît de cela… On peut pren­dre un autre exem­ple, symétrique : chez Beck­ett il s’agit d’une opéra­tion d’amenuisement, d’amaigrissement, de réduc­tion de la chose scénique à une matière min­i­male ; dans LE DRAME DE LA VIE au con­traire, le texte pro­duit, comme dans toute l’écriture de Nova­ri­na, tant d’excès, de surabon­dance – comme dans toute l’écriture de Nova­ri­na –, la scène se trou­ve soumise aux défis d’un débor­de­ment, d’une dis­sémi­na­tion, d’une pro­liféra­tion si vaste qu’en tant que scène elle paraît inca­pable de répon­dre à cet appel. Mais dans un cas comme dans l’autre, la scène se voit impos­er un défi qui malmène sa nature. Et cette inap­ti­tude même fait l’objet du théâtre.

S. M.-L.: Nova­ri­na recon­naî­trait-il cette inap­ti­tude ?

D. G.: Sans doute non, puisque cet écart fonde la pos­si­bil­ité de son théâtre. L’«inaptitude », ou l’«empêchement », est plutôt un a pri­ori, une con­di­tion. Pour faire ron­flant, on pour­rait dire : l’impuissance de la scène est le tran­scen­dan­tal du théâtre. Beck­ett con­fie à André Bernold qu’il lui faudrait « des acteurs sub­stance ». For­mule stricte­ment géniale, mais qui bloque tout de même la con­sti­tu­tion pre­mière du théâtre, son orig­ine sup­posée : le fait que les acteurs cen­sé­ment agis­sent. Nova­ri­na pro­pose des mil­liers de per­son­nages, presque une infinité : c’est porter le théâtre à sa lim­ite aus­si. La con­séquence n’est pas que le théâtre en devient impos­si­ble, il naît de cette impos­si­bil­ité même, s’en nour­rit. Dès le pro­logue de HENRY V, on a peut-être affaire à quelque chose de cet ordre. L’entreprise de la tragédie clas­sique française vise un parox­ysme d’anti-théâtre. Pouss­er à la lim­ite une sorte de non-théâ­tral­ité, une théâ­tral­ité apparem­ment amenuisée, affinée jusqu’à vis­er l’asymptote d’un dire pur, peut don­ner lieu à une théâ­tral­ité exac­er­bée, à du théâtre incroy­able­ment puis­sant et vivace, mais dont la vivac­ité juste­ment procède du fait qu’il approche ce qui n’est pas acces­si­ble. Là me paraît le risque con­sti­tu­tif, pri­mor­dial. C’est-à-dire le fait pour un artiste de met­tre à l’épreuve – au sens où on soumet à une tor­sion extrême – la déf­i­ni­tion même de son art. On porte celui-ci à un point lim­ite, et à par­tir de sa néga­tion appar­ente, on arrive à réen­gager totale­ment sa con­sti­tu­tion.

Quant à savoir si une telle ambi­tion est présente sur les scènes européennes d’aujourd’hui, je ne veux pas l’évaluer – parce que je les con­nais trop mal, et que­je ne suis pas un bon cri­tique.

S. M.-L.: En prenant des risques, de quoi se libère-t-on, par rap­port à soi et à son image, par rap­port au pub­lic, à l’institution ?

D. G.: Il faudrait tou­jours se libér­er d’une image du théâtre, d’une idée du théâtre, d’une iden­tité-théâtre. S’en libér­er, c’est trop vite dit : en tout cas la soumet­tre à l’épreuve, la met­tre en dan­ger. Par rap­port à soi et à son image : peut-être, mais alors soi en tant qu’acteur, soi artiste. On peut dire : il faut se libér­er de l’art. Enfin, pas s’en libér­er : plutôt le met­tre à l’épreuve, en dan­ger. L’idée que ça c’est de l’art, voilà ce qu’il faut met­tre en dan­ger. L’institution Art, la con­sti­tu­tion de l’art comme for­ma­tion his­torique a grand besoin d’être à nou­veau sus­pec­tée.

S. M.-L.: Quelle dif­férence faites-vous entre risque et provo­ca­tion ?

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Denis Guénoun
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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