SYLVIE MARTIN-LAHMANI : La notion de risque vous semble-t-elle présente ou non sur la scène européenne ?
Denis Guénoun : Cédons un instant à la manie de définition des philosophes. Un dictionnaire usuel définit le mot « risque » par une équivalence : danger, péril, menace. Or, dans la question posée, il me semble qu’on ne pourrait pas faire jouer tout bonnement cette substitution. « La notion de danger vous semble-t-elle présente sur la scène européenne ? » – le sens de la question se modifierait beaucoup. En fait, je crois comprendre que l’acception du mot ici impliquée est plutôt celle qu’on trouve dans l’expression prise de risques. C’est un rapport au risque assez particulier, caractérisé dans le même dictionnaire, le Robert, de la façon suivante : le fait de s’exposer volontairement à une menace ou un danger pour en tirer un avantage. Notre question se réfère, je crois, implicitement à cette valeur du terme, en demandant si, sur la scène européenne d’aujourd’hui, les créateurs paraissent ou non pratiquer l’exposition volontaire à un danger. On pourrait ajouter : pour en tirer quel avantage ?
Pour m’en tenir à ce qui me paraît essentiel, je peux répondre ceci : un risque principal, présent dans toute attitude artistique productive ou féconde de l’époque moderne, serait de porter la définition de l’art à un point limite, où il menace de se briser, où il s’expose au péril de ne plus être possible comme art. Tous ceux qui ont fait du théâtre – nous tous qui en avons fait, dans un état d’esprit qu’on pourrait appeler moderne – ont tendu à se situer, d’une façon ou d’une autre, à ce point extrême, au bord, à la limite entre ce qui est possible ou non en tant que théâtre.
S. M.-L. : Est-ce à dire que le théâtre expose le spectacle du risque, comme le cirque ?
D. G.: Oui, parce qu’on se demande si ça va casser, si l’artiste va tenir ou pas. Mais ce n’est évidemment pas la même sorte de danger. Le risque est que ce ne soit plus du théâtre et donc, que le pacte théâtral, la convention posée ou acceptée par le public, soient rompus.
Dans un texte portant sur la peinture des frères Van Velde, Beckett écrit : « Est peint ce qui empêche de peindre ». L’objet de la peinture est : ce qui empêche de peindre. Idée très forte quant à l’attitude moderne dans les arts, et par exemple très vraie de Beckett lui même. Beckett porte au théâtre ce qui empêche de faire du théâtre, il met en scène un protocole d’expérience qui vise à rendre le théâtre impossible : et le théâtre naît de cela… On peut prendre un autre exemple, symétrique : chez Beckett il s’agit d’une opération d’amenuisement, d’amaigrissement, de réduction de la chose scénique à une matière minimale ; dans LE DRAME DE LA VIE au contraire, le texte produit, comme dans toute l’écriture de Novarina, tant d’excès, de surabondance – comme dans toute l’écriture de Novarina –, la scène se trouve soumise aux défis d’un débordement, d’une dissémination, d’une prolifération si vaste qu’en tant que scène elle paraît incapable de répondre à cet appel. Mais dans un cas comme dans l’autre, la scène se voit imposer un défi qui malmène sa nature. Et cette inaptitude même fait l’objet du théâtre.
S. M.-L.: Novarina reconnaîtrait-il cette inaptitude ?
D. G.: Sans doute non, puisque cet écart fonde la possibilité de son théâtre. L’«inaptitude », ou l’«empêchement », est plutôt un a priori, une condition. Pour faire ronflant, on pourrait dire : l’impuissance de la scène est le transcendantal du théâtre. Beckett confie à André Bernold qu’il lui faudrait « des acteurs substance ». Formule strictement géniale, mais qui bloque tout de même la constitution première du théâtre, son origine supposée : le fait que les acteurs censément agissent. Novarina propose des milliers de personnages, presque une infinité : c’est porter le théâtre à sa limite aussi. La conséquence n’est pas que le théâtre en devient impossible, il naît de cette impossibilité même, s’en nourrit. Dès le prologue de HENRY V, on a peut-être affaire à quelque chose de cet ordre. L’entreprise de la tragédie classique française vise un paroxysme d’anti-théâtre. Pousser à la limite une sorte de non-théâtralité, une théâtralité apparemment amenuisée, affinée jusqu’à viser l’asymptote d’un dire pur, peut donner lieu à une théâtralité exacerbée, à du théâtre incroyablement puissant et vivace, mais dont la vivacité justement procède du fait qu’il approche ce qui n’est pas accessible. Là me paraît le risque constitutif, primordial. C’est-à-dire le fait pour un artiste de mettre à l’épreuve – au sens où on soumet à une torsion extrême – la définition même de son art. On porte celui-ci à un point limite, et à partir de sa négation apparente, on arrive à réengager totalement sa constitution.
Quant à savoir si une telle ambition est présente sur les scènes européennes d’aujourd’hui, je ne veux pas l’évaluer – parce que je les connais trop mal, et queje ne suis pas un bon critique.
S. M.-L.: En prenant des risques, de quoi se libère-t-on, par rapport à soi et à son image, par rapport au public, à l’institution ?
D. G.: Il faudrait toujours se libérer d’une image du théâtre, d’une idée du théâtre, d’une identité-théâtre. S’en libérer, c’est trop vite dit : en tout cas la soumettre à l’épreuve, la mettre en danger. Par rapport à soi et à son image : peut-être, mais alors soi en tant qu’acteur, soi artiste. On peut dire : il faut se libérer de l’art. Enfin, pas s’en libérer : plutôt le mettre à l’épreuve, en danger. L’idée que ça c’est de l’art, voilà ce qu’il faut mettre en danger. L’institution Art, la constitution de l’art comme formation historique a grand besoin d’être à nouveau suspectée.
S. M.-L.: Quelle différence faites-vous entre risque et provocation ?