NANCY DELHALLE : Vous avez une formation de plasticien et vous choisissez le théâtre. Pourquoi cette option ?
Jan Lauwers : J’ai étudié les arts plastiques à l’Académie Royale de Gand. Vers 1976 – 1977, le conceptualisme dominait dans l’art. Or, à l’époque, il me semblait qu’il fallait être davantage philosophe qu’artiste. J’ai donc cherché un autre médium. Pendant dix ans, je n’ai plus fait de peinture. Je n’aimais pas le théâtre qu’alors je ne considérais pas comme un art. Cependant, il m’est apparu comme un moyen de redéfinir l’art. J’ai donc quitté Gand pour Anvers où j’ai débuté avec des amis, dont des musiciens, tous artistes amateurs. Nous avons créé « Epigonen » avec une perspective assez politique : nous voulions être un collectif. Mais le collectivisme dans l’art n’existe pas et j’ai pris de plus en plus la responsabilité. Après cinq ans, Epigonen a cessé d’exister. J’ai créé Needcompany (I need company : j’ai besoin d’un groupe). La solitude de l’atelier et le travail social dans le théâtre sont deux choses contradictoires mais nécessaires pour moi.
N. D.: La musique semble tenir une place très importante dans votre travail ? Quelle « fonction » lui donnez-vous ?
J. L.: La musique a chaque fois une place et une fonction différentes. Par exemple, dans certains spectacles de danse, la musique fait la dramaturgie d’un concept à l’instar du texte dans le théâtre. On peut utiliser la musique d’une manière illustrative ou pour provoquer des émotions ou d’une manière autonome. Par exemple, dans LA CHAMBRE D’ISABELLA, la musique a une force de séduction, un grand pouvoir émotionnel.
N. D.: Le travail de la langue et des voix est élaboré dans le même sens…
J. L.: Je suis comme un dirigeant d’orchestre ou un compositeur frustré. Pour moi, tout, dans le théâtre, est une question de timing, de jeu avec le temps. La musique permet ce jeu. Les mots, les gestes d’un acteur, tout est une communication d’énergies à la manière d’une composition de musique.
N. D.: Le polylinguisme relève-t-il d’une « stratégie » internationale ou participe-t-il d’une philosophie ?
J. L.: Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je voulais lutter contre le nationalisme qui me paraît être, selon les mots d’Einstein, une maladie d’enfant de notre civilisation. Mais cette maladie est devenue un cancer. La seule manière de défendre une identité est de détruire ce nationalisme. Si la langue que je parle n’a pas d’importance à mes yeux, alors, je deviens peut-être flamand. Car cela ne m’intéresse pas d’être flamand, je suis né comme cela, ça n’a aucune valeur en soi. Le présenter comme une valeur me paraît faux et provoque des guerres. Dès le début, j’ai voulu travailler avec différentes langues et des personnes de nationalités différentes. On a donc joué en flamand LE ROI LEAR, à New York, sous-titré en anglais. En Belgique, nous jouons souvent en anglais sous-titré en flamand, ou en français…
N. D.: La violence, la mort, la guerre sont des éléments à partir desquels s’amorce pour vous la création. Mais votre travail ne s’inscrit pas explicitement dans la recherche de la transgression.
J. L.: Comme artistes, nous transgressons sans cesse. L’artiste doit être à côté d’une morale, il peut poser des questions mais non proposer des choses nouvelles. La morale est liée à la philosophie et la philosophie est différente de l’art. L’art commence là où l’hystérie prend sa forme dans la philosophie. Un artiste doit analyser et laisser aller sa propre hystérie. Faire cela en politique, par exemple, est néfaste, cela devient du fascisme. La philosophie s’arrête où tout devient noir. Seul l’art peut encore dire quelque chose à cet endroit. Quand je suis en train de faire un dessin, je ne sais pas ce que je fais. Après, je peux analyser. Le monde artistique touche au politique, à la philosophie, à la morale… mais c’est quand même juste une sorte de trou noir hystérique. Cela fait peur et conduit, dans la société capitaliste ou anarcho-capitaliste, à vouloir parfois supprimer l’art. Si je fais du théâtre, c’est parce que c’est complètement inutile dans cette société-là. Le théâtre ne peut pas être joué en Bourse comme une peinture par exemple, dont l’artiste perd le contrôle puisque le marché capitaliste décide, abstraction faite de la valeur de l’art. Avec le théâtre, on ne peut jamais devenir riche et on ne touche qu’une petite élite de gens. En ce sens, il est incontrôlable et irrécupérable par l’anarcho-capitalisme. Les subventions sont fondamentales parce que le théâtre est un outil de la démocratie et que la démocratie doit défendre les minorités contre la dictature de la majorité. Le théâtre est cher, inutile et ne touche pas les masses – il est très élitaire –, cela le rend irrécupérable.