MI-MARS. Jean-François Peyret revient de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon où, après plusieurs périodes de résidence, il a présenté au public avignonnais, en compagnie du spécialiste en intelligence artificielle Luc Steels, leur projet pour le 59e festival : LE CAS DE SOPHIE K. Metteur en scène sans homologue répertorié, à la recherche de précipités scéniques inédits, mêlant la science à la philosophie, la littérature à l’actualité, Jean-François Peyret est l’auteur depuis dix ans d’une douzaine d’œuvres, déployées autour de deux pôles : TRAITÉ DES PASSIONS (avec, notamment Jean-Didier Vincent), puis TRAITÉ DES FORMES (avec Alain Prochiantz). Il n’entre pas sans réticences dans un questionnement canalisé par le risque et la révolte.
Jean-Louis Perrier : La notion de risque occupe-t-elle un rôle particulier dans ta préparation du CAS SOPHIE K.?
Jean-François Peyret : Sophie Kovalevskaïa était mathématicienne, et il y a une difficulté plus grande à essayer d’entrer dans le cerveau d’une mathématicienne que dans le vivant des biologistes, comme je l’ai fait précédemment. Les mathématiques sont une production de l’esprit qui semble obéir à ses lois propres, sans beaucoup de références à la réalité. Alors peut-être y a‑t-il un risque intellectuel, artistique particulier avec cet objet-là. Mais il n’y a pas de différence de nature par rapport aux risques pris avec LES VARIATIONS DARWIN par exemple, il y a une différence de degré.
J.-L. P.: Peut-on différencier risque intellectuel et artistique ?
J.-F. P.: J’essaie de répondre au risque intellectuel par le risque artistique. Pour quelqu’un qui est pétri de littérature, s’aventurer vers les mathématiques représente un risque intellectuel, alors que je serais plus à l’aise dans la psychologie des personnages ou dans l’art de la construction de la fable. Il y a un risque intellectuel à s’aventurer chez Sophie Kovalevskaïa plutôt que de s’installer dans la vente des Cerisaies, où je serai plus compétent !
J.-L. P.: En prenant des risques, de quoi te libères tu ? Par rapport à toi ? Par rapport au public ? Par rapport à l’institution ?
J.-F. P.: Je ne sais pas si c’est de l’ordre de la libération. La première occurrence du risque, c’est de sortir de certains territoires où le théâtre tient ses états, d’aller chercher des objets qui ne sont pas répertoriés par le théâtre et qui m’importent. En ce sens, prendre un risque théâtral me libèrerait de ces problèmes, dans la mesure où je serais obligé de leur trouver une solution.
J.-L. P. : Que penses-tu atteindre par la prise de risque ?
J.-F. P. : J’ai des embarras cérébraux – des choses que je ne comprends pas – et j’essaie de les élucider – parce que, finalement, c’est devenu mon métier –, par le théâtre. Il se trouve que ce sont des objets extra-territoriaux, ce qui induit peut-être une prise de risque par rapport à l’institution, qui ne comprend pas toujours ce que je veux faire, pourquoi je ne monte pas des pièces, pourquoi je ne suis pas un « faiseur de théâtre ». Il y a là une prise de risque professionnelle assumée comme telle. Mais je ne voudrais pas que le mot « risque » soit une façon de se payer de mots. Je pense que tout est beaucoup plus simple. Je fais ce que je peux. Je prends le risque de faire ce que je peux. Je ne prends pas d’autre risque que de vouloir faire absolument ce que j’ai à faire et non pas ce que l’institution me commanderait.
J.-L. P. : Tu représentes pourtant une zone à risque pour elle.
J.-F. P. : Ce sont les autres qui me situent dans le risque. Moi j’essaie de faire ce que j’ai à faire, authentiquement. Si j’avais à répondre à cette question du risque, ce serait d’être au plus près d’une démarche non hypocrite, qui ne s’autorise que d’elle-même, qui n’est pas commandée par des considérations extérieures. Mon risque est d’être le plus idiot possible, le plus singulier, le plus moi-même.
J.-L. P. : Utiliserais-tu plus volontiers le mot d’expérimentation ?
J.-F. P. : J’aime le mot « expérience », ou, mieux, celui de « manip. ». J’essaie de travailler comme les scientifiques qui passent d’une « manip. » à l’autre. Ils peuvent échouer, ils tentent une nouvelle chose. Si toute expérience, toute expérimentation, est considérée maintenant comme conduite à risque, presque au sens sportif du terme, c’est grave. À la place du mot risque, j’ai un autre mot sur le bout de la langue : le mot « luxe ». Parce que c’est moins désobligeant par rapport aux gens qui prennent des risques mortels : me payer le luxe de faire ce que je peux. Ce n’est pas si facile. C’est une évidence si je dis que je n’ai pas de grosse subvention, je ne dirige pas un théâtre, chaque fois, il me faut convaincre un producteur : là il y a un risque professionnel. Mais d’une certaine manière, je me suis taillé un petit espace. Il est fragile. Tout ce qui peut m’arriver c’est de ne pas pouvoir continuer. Parmi ceux qui observent mon travail, il y a des consciences un peu attentives. Une nouvelle génération. C’est elle qui m’a invité à Avignon.
J.-L. P.: Quelle différence fais-tu entre risque et provocation ? Entre prendre des risques et être en révolte ?
J.-F. P.: Tout ce vocabulaire : risque, provocation, révolte me paraît appartenir aux clichés d’années lointaines… Je n’arrive pas à penser quoi que ce soit ni de ce que je fais ni de ce que font les autres dans ce cadre conceptuel. La provocation n’est plus ce qu’elle était au sens des années 70, dans l’outrage supposé au public. Et que pèse cette provocation devant le spectacle du monde ? Heiner Müller nous le rappelait sans cesse : penser à l’état du monde, ne pas faire semblant. Je suis plutôt apollinien, ironique, dans la distance. Je ne cherche pas la provocation, mais à créer un trouble. Lequel ne naît pas d’une provocation, mais d’une proposition inattendue. C’est là que serait le risque pour moi : s’en tenir à très peu de choses, donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui ne vous demande rien, comme en amour.
J.-L. P.: La révolte ?
J.-F. P.: Contrairement à d’autres de ma génération – celle de 68 – il y a en moi quelque chose de fondamentalement irréconcilié (nicht versöhnt). Pas réconcilié avec moi-même, pas réconcilié avec le bourgeois que je suis, pas réconcilié avec les institutions. Effectivement, 68 m’a pas mal déterminé. C’est ça mon risque : je ne suis pas réconcilié. Si j’avais été plus roué, plus dialecticien peut-être, sans doute n’aurais-je pas fait de théâtre.
J.-L. P.: Le théâtre est un risque en soi ?
J.-F. P.: Cette façon de faire du théâtre. Le théâtre est un lieu de pureté. Au sens où il ne faut pas confondre les choses. Ce n’est ni mystique, ni idéaliste, c’est chimique. Je ne confonds pas les choses. Je fais du théâtre, même s’il s’en trouve pour estimer que ce que je fais n’en est pas.
J.-L. P.: La prise de risque s’opère-t-elle différemment dans un art collectif ?
J.-F. P.: Le vrai risque dans l’entreprise théâtrale est celui du comédien. Ce qui me retient encore au théâtre, ce qui m’intrigue, ce sont les comédiens, leur pratique. Pour les comédiens, le risque, dans notre façon de faire, est réel, parce qu’ils doivent entrer dans un univers qui n’est pas le leur, non psychologique. Curieusement, me disent-ils, c’est un investissement presque plus fort que quand il s’agit de devenir un autre. Si j’avais à déplacer le curseur du risque, il viendrait là, sur le comédien.
J.-L. P.: Et les chercheurs ?
J.-F. P.: Ils risquent un œil – c’est la corne du taureau. Je risque un œil dans des choses qui ne sont pas tout à fait adéquates. Les comédiens se risquent dans mon aventure un peu différemment que dans leurs pratiques habituelles où ils se construisent des personnages. Les savants, comme les vrais artistes, se risquent puisqu’ils cherchent du nouveau. Je pense que tout grand art (je ne prétends pas que ce que je fais est du grand art, mais c’est quelque chose qui sait que le grand art existe) doit être, comme dit Deleuze, une recherche ou une expérimentation. Sauf que le chercheur (scientifique) sait qu’il cherche une vérité, alors que l’objet de la recherche artistique – théâtrale pour moi – ne produit pas de vérité : il est dans le mouvement même de la recherche.