LA REVUE L’Art du théâtre que je dirigeais au Théâtre national de Chaillot, du temps d’Antoine Vitez, faisait, en 1987, le constat alarmé d’une panne de risque. Le diagnostic avancé par les membres du comité de rédaction d’alors aussi bien que par bon nombre de collaborateurs connut un certain retentissement, car il confirmait l’état du théâtre à l’heure du calme généralisé et de la mémoire retrouvée. Aujourd’hui, inspiré par des pratiques ayant changé d’attitude et des artistes qui cherchent moins l’accord sur la base d’un assentiment esthétique, le programme du festival d’Avignon atteste le retour du risque avec tout ce qu’il comporte comme gageure et défi radical. De l’attrait pour l’art, on passe aux exigences intraitables du contemporain.
Le retour sur le passé fait découvrir que la revue Alternatives théâtrales, à l’origine, parut pour défendre « les alternatives », à l’époque où, du risque propre aux années 60, ne restait plus que la queue de la comète. Elle en capta les soubresauts et s’employa à entretenir son goût alors que les priorités avaient changé. L’histoire est faite de pannes et de redémarrages. De redéfinitions qui apaisent et d’affirmations qui agitent, infinie dialectique. Sérénité et combat, inlassablement, alternent.
Aujourd’hui, le Festival 2005 fait ses adieux aux valeurs certaines et invite des artistes qui, dans leur ensemble, se confrontent à l’épreuve du risque, au défi de la révolte. Leurs réponses varient, les spectacles aussi, mais réunis ils procurent le sentiment d’une communauté contemporaine qui s’affirme choralement, sans pour autant faire le sacrifice de soi, bien au contraire. C’est plutôt cela qui légitime les positions adoptées, les libertés prises, les troubles suscités. « Être soi », non pas comme repli individuel mais comme appel lancé en direction des autres, êtres auxquels le plateau rappelle le goût de l’intransigeance, le refus de la démission, l’horreur de l’aliénation. « Ne dormez pas en paix…», semblent dire les artistes et les œuvres.
Le risque, on ne cessera pas de le décliner ici, implique rupture de consensus et fracture des normes au nom d’un renouveau nécessaire à l’heure de l’intranquillité. Si la provocation, tant prisée par certaines avant-gardes soucieuses d’engendrer des événements déflagrateurs, est indissociable d’une prise de risque, la réciproque ne s’impose pas impérativement. Il peut y avoir prise de risque sans provocation, risque indispensable, risque qui appelle à secouer les strates de la tradition, risque dont les effets sont profonds et les conséquences durables. Par la provocation, on négativise surtout, par le risque, on aspire au dépassement affirmatif. Cette conviction anime les artistes réunis ici. Elle les relie.
Admettons-le : il y a un optimisme du risque. Et cela dans la mesure où les artistes adhèrent et se consacrent à un combat qu’ils entendent mener au nom de cette contestation critique dont l’Occident fit sa marque identitaire, et qu’ils cherchent aujourd’hui à pleinement raviver. Le risque surgit lorsqu’au devoir de transmission succède l’appétit d’insoumission. Il a Prométhée pour ancêtre.
Le risque s’allie à la révolte, ils sont inséparables. Pourtant on ne peut les assimiler tout à fait car la révolte suppose une implication plus explicite dans le monde, un dialogue plus tenu avec l’histoire sans faire pour autant l’économie d’une transgression des pratiques établies. Dans l’acception qui lui est accordée ici, la révolte, dépourvue d’idéologie et d’utopie, témoigne d’un engagement au nom d’incontestables valeurs civiques : elle lance une injonction contre tout accord tacite ou résignation implicite. On ne peut pas se taire face aux scandales de l’histoire, ni se plier au cours des choses… La révolte répond à un devoir de vigilance, devoir qui exige également le travail sur les formes sans lequel pointe la chute dans les pièges de l’art militant. L’épreuve du risque et le défi de la révolte s’inscrivent dans une même dynamique, comme si l’énergie acquise par le dépassement des frontières et le dialogue interterritorial des arts alimentait la pulsion de combat. Le risque cultive le décloisonnement « entre » les arts, la révolte engage dans le mouvement « vers»…
La plupart des artistes conviés cette année se présentent en auteurs d’univers poétiques accomplis, certes dans le contexte de leur groupe, de la communauté qu’ils ont voulu et su constituer, mais qui s’affichent comme univers singuliers, individuels, signés. Univers rebelles, univers de fracture qui font de la perturbation leur vœu et de la libération leur exigence. Ils pourraient être réunis dans un mouvement qualifié, pour retourner la « nouvelle objectivité » de jadis, par la désignation de « nouvelle subjectivité » : par-dessus tout, pour ébranler l’ordre autant que s’affranchir du calme consensuel, c’est d’une affirmation de soi qu’il s’agit. Toute rébellion satisfait d’abord l’appétit intérieur de liberté et les artistes entendent se nourrir de l’énergie à ce prix acquise. Dans le monde de l’uniformisation généralisée, s’assumer comme « subjectivité », c’est la première preuve du risque. Risque réfractaire à l’étanchéité et perturbateur des attentes, risque presque générationnel car des choix apparentés se dégagent et des refus communs s’expriment : ces univers poétiques communiquent. Nous entrons ensemble dans des eaux agitées…
Affichée ou discrète, à travers ces programmes et ces spectacles annoncés, se détache la filiation à Artaud, le romantique révolté du XXe siècle, dont cette assemblée se réclame. Génération qui, à partir d’une telle « ligne d’horizon », s’affirme comme une génération de combat et non pas de perpétuation, génération qui s’avance hors-limites des cadres hérités et cherche l’incandescence, adversaire de la tiédeur. « Parce que tu n’es ni chaud, ni froid, je te vomis » – phrase de l’Apocalypse que Grotowski, celui qui, jadis, est allé le plus loin, aimait souvent citer. Cet été, en Avignon, elle résonne encore et peut servir de devise à ce festival pas comme les autres. Festival de combat.
D’Artaud à Grotowski, le risque a toujours été surtout une affaire de jeunes. Qu’ils viennent cette année à Avignon car les œuvres et les artistes placés sous le signe du risque régénérateur les attendent et, comme disait Nietzsche, vont les regarder. Le plateau voit… et le temps est venu qu’un échange intense se noue avec la salle. Quand la scène s’attaque au sommeil, seul un public éveillé lui répond. Il est son double insoumis.