Le risque de la liberté

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Le 1 Avr 2005

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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
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COMMENT ÉVOQUER le mot « risque », sans enten­dre en un loin­tain écho la froide mise en garde : « risque de mort » ? Dans un reg­istre un peu moins dra­ma­tique, ce mot évoque, imman­quable­ment, une désta­bil­i­sa­tion de ce qui con­stitue notre iden­tité : notre image, nos cer­cles d’amis, nos moyens de sub­sis­tances, la fidél­ité à nos promess­es, notre représen­ta­tion du monde et, en dernière instance, notre dis­pari­tion. La toile fine sur laque­lle se des­sine notre « vis­age » est tis­sée par l’idée de la chute, de l’envol ou du pas­sage.

En com­para­i­son, le « risque théâ­tral » peut paraître dérisoire. Je ne par­le pas, bien sûr, de ceux qui ont payé très cher, par­fois de leur vie, la pra­tique du théâtre comme lieu de lib­erté de parole. Le risque dont il est ici ques­tion, si j’ai bien com­pris l’énoncé de Georges Banu, porte sur l’apparition de nou­velles formes, les con­di­tions de leurs sur­gisse­ments et des risques à pren­dre pour leur adv­enue. Avec le recul, il est tou­jours plus aisé de repér­er les moments où des hommes ont mar­qué l’histoire du théâtre, même si le réc­it de ce mar­quage est sou­vent accom­pa­g­né d’illusions d’optique ou de recon­sti­tu­tions. Une chose est cer­taine, tous ces gestes por­taient l’empreinte du refus, du bous­cule­ment de l’ordre esthé­tique ambiant, du besoin d’air et de print­emps.

Nom­mer au présent ceux qui pro­duisent de nou­veaux bal­is­ages est une entre­prise autrement dif­fi­cile car la liste de ces ouvreurs peut sem­bler per­ti­nente aujourd’hui, mais être rapi­de­ment démen­tie par le pas­sage du temps ou la dis­pari­tion soudaine des points aveu­gles de notre obser­va­tion. Et pour­tant, cha­cun est à même de se remé­mor­er une représen­ta­tion lui lais­sant une empreinte majeure ; moment par­ti­c­uli­er où il se trou­ve subite­ment délogé avec jubi­la­tion de ses pro­pres référents. Comme si le lieu de la « joie » ne pou­vait être que le mou­ve­ment et un frag­ile équili­bre. Pour moi, ce fut une représen­ta­tion du Bread and Pup­pet au fes­ti­val de Nan­cy. Ce que je voy­ais sur la scène d’un très beau théâtre à l’italienne, trans­for­mé pour l’occasion en sim­ple abri théâ­tral 1, était un cru­el démen­ti à tout ce qui m’était enseigné à l’école de théâtre que je fréquen­tais alors. Point de scéno­gra­phie, au sens où elle nous était recom­mandée par d’experts péd­a­gogues, point de sophis­ti­ca­tion appar­ente dans le jeu de l’acteur, mais un puis­sant souf­fle de lib­erté était à l’œuvre. D’autres expéri­ences de ce genre suivirent bien évidem­ment, et cer­taines sont encore très récentes. Mais cette « scène prim­i­tive » demeure un lieu d’observation incom­pa­ra­ble. Pour la pre­mière fois, je voy­ais un théâtre en « lib­erté ». Un théâtre débar­rassé de ses vieilles fig­ures, de ses modes de pen­sées habituels, non par volon­té de pro­duire du nou­veau, mais tout sim­ple­ment pour répon­dre à la ques­tion que devrait pos­er chaque représen­ta­tion : qui par­le à qui ? Qui par­le devant quelle assem­blée ?

La ques­tion a l’air sim­ple, mais pour y répon­dre il faut sans doute pren­dre le « risque de la lib­erté ». Ce risque se paie tou­jours au prix fort : la pos­si­bil­ité du naufrage, l’éventualité de la chute.

Nous savons bien que l’apparition de nou­velles formes ne relève pas du pur jail­lisse­ment indi­vidu­el, mais d’une cristalli­sa­tion de mou­ve­ments divers (esthé­tique, poli­tique, philosophique). Néan­moins, cette venue de sang neuf est portée par deux éner­gies con­tra­dic­toires : d’une part, la capac­ité de con­denser « l’esprit » d’une époque et, d’autre part, la capac­ité de se dégager de ses pen­sées dom­i­nantes, de repér­er ses raideurs et ses con­tente­ments. Sans ce tiraille­ment, cet écart douloureux qui est le lieu de tra­vail d’une pen­sée libre, n’apparaissent que les masques con­venus du mod­erne et de la nou­veauté. Ces masques ont un nom en forme d’habillement : les effets de mode. Bien sûr, il est tou­jours plus facile de les voir portés par notre voisin que par nous-mêmes, car ils nous nour­ris­sent et par­fois nous réchauf­fent. Nul n’est cer­tain d’y échap­per. Il faut sans doute du tal­ent pour met­tre en œuvre cet écart, mais surtout de larges épaules et une lib­erté de penser peu com­mune.

Au moment de l’apparition du Bread and Pup­pet, l’esprit de l’époque se con­juguait avec cette longue lame de fond que nous pour­rions appel­er les fig­ures de l’espérance d’un monde nou­veau. Ces fig­ures sont main­tenant glis­sées sous le tapis et, pour cer­tains, dans les replis de la nos­tal­gie. Penser sans ces fig­ures n’est pas chose aisée ; la ter­ra incog­ni­ta qui s’ouvre devant nous peut avoir l’allure d’un désert et nous faire rebrouss­er chemin vers des con­trées plus con­fort­a­bles mais assuré­ment, elles ne pour­ront pro­duire que du ressasse­ment des formes et des dis­cours qui seront exposés, comme dans les grands mag­a­sins, aux rayons des nou­veautés.

Cer­tains modes de pen­sée 2 sug­gèrent que le sup­port de l’espérance peut être un obsta­cle au déploiement de la lib­erté, à la cap­ta­tion du présent et à sa com­préhen­sion. Peut-être sommes-nous con­viés aujourd’hui à penser et à agir en l’absence de ce sup­port sans pour autant nous réfugi­er dans celui de la cat­a­stro­phe et de l’anéantissement ?

  1. Augus­to Boal a rai­son : « On peut faire du théâtre partout, même dans les théâtres. » ↩︎
  2. Suman­gal Prakash, L’EXPÉRIENCE DE L’UNITÉ, DIALOGUES AVEC SVÂMI PRAJNÂNPAD. Éd. Accarias L’Originel, 1986. ↩︎

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Patrick Le Mauff
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