IL A CONSERVÉ LA GRÂCE, et l’apparente désinvolture du jeune homme qu’il fut, révélé en 1989 par LES PARISIENS où l’on avait le sentiment de regarder des acteurs vivre, plutôt que jouer…Deux ans plus tôt, à 24 ans, Pascal Rambert signait LE RÉVEIL, son huitième spectacle, où il se faisait déjà ethnologue sans illusions de sa génération. Et quand tant d’autres écrivains et metteurs en scène de sa génération prenaient la direction d’institutions, lui, il joue toujours au vagabond dandy : il a quarante deux ans.
Cinéma, vidéo, musique, performance : l’écrivain prodige désormais touche à tout, et semble être sans cesse entre deux avions, deux pays. Il prône la disparition du metteur en scène dans son RÉCIT DE LA PRÉPARATION DE GILGAMESH POUR AVIGNON (Les Solitaires Intempestifs) mais parle abondamment de lui. Agaçant aussi. Comme beaucoup de ses spectacles, où l’on hésite entre irritation et attention. Ainsi devant LE DÉBUT DE L’A., texte d’abord radiophonique, qu’il a créé au Studio-Théâtre de la Comédie-Française cette année. Décor type loft blanc, gestes lents et chansons : « C’est le début de l’A, de l’amour»… (« chantouiller » dit Rambert, quelque part entre chantonner et chatouiller). L’histoire ? Lui est à Paris, elle à New-York. Les corps et les âmes se manquent et s’attirent. On frise le naïf, le vide… mais on entend vibrer une voix, très juste, qui explore l’éblouissement amoureux, et en déplie chaque instant dans sa fugacité : c’est la signature, très attachante, de Rambert. Et puis, il sait diriger les acteurs : ainsi ici Alexandre Pavloff et Audrey Bonnet, deux jeunes comédiens du Français, magnifiques dans un registre fort inusité pour eux. Cette fois encore Pascal Rambert a écrit une histoire vraie, la sienne, et son amour pour l’actrice américaine Kate Moran, qui jouait dans GILGAMESH. Pascal Rambert est le premier à dire que les époques de sa vie de créateur sont liées aux trois femmes qu’il a aimées. Et s’il a choisi un titre anglais AFTER/BEFORE c’est, explique-t-il, parce que cette langue est pour lui celle de l’amour… Appelez cela fraîcheur, naïveté. Ou romantisme. On se souviendra longtemps de la nuit de GILGAMESH, le premier texte littéraire de l’humanité incarné au cœur d’un champ de tournesols aussi frémissants sous le vent que le corps d’acteurs qui semblaient surgis d’un paradis perdu.
Le combat du temps réel
« À chacun de mes spectacles, je remets en cause ce qui est tenu pour acquis, y compris ce que j’ai pu faire auparavant. Est-ce que j’ai vraiment besoin du théâtre ? Se poser cette question me semble salutaire et sain. En France, le naturalisme de la représentation reste dominant et on a tendance à estimer que le salut du théâtre passe par le seul texte littéraire. Est-ce que, comme le dit Olivier Py, le théâtre est le royaume de la langue ? Je l’ai pensé pendant une période. Plus aujourd’hui. Peut-être reviendrai-je un jour à l’écriture. Mais lorsque Alain Françon m’a invité à faire une création au Théâtre National de la Colline, j’ai trouvé intéressant de poser, dans le temple même de l’écriture contemporaine, la question du : qu’est-ce qu’écrire ? Ma réponse, avec PARADIS ( UN TEMPS À DÉPLIER) fut qu’on peut écrire sur un plateau avec autre chose que des mots : des corps, des mouvements.
Sans doute aurais-je pu faire une « carrière » différente en continuant dans la lignée de ma première pièce LES PARISIENS, ou en me comportant davantage en metteur en scène. J’ai choisi une autre voie. À propos de GILGAMESH, j’ai pu lire, selon les critiques, qu’il s’agissait pour les uns d’un spectacle « squelettique », pour les autres d’«un chant d’amour ». Cet écart radical me plaît. On peut penser la même chose devant une toile de Sol Lewitt ! Je cherche une structure qui laisse assez de place au regard du spectateur. « Si les gens viennent voir mes spectacles et ne voient rien, c’est qu’ils n’ont pas d’imagination »: il n’y a que Claude Régy pour oser dire une chose pareille, mais je le pense, aussi.
S’agit-il de « provocation active » du regard du spectateur ? Non. Je ne fais jamais de provocation. Je suis à des années lumières de ce mot, tout comme de celui de cynisme. Je leur préfère ce verbe magnifique du cinéma ou de la photographie : « déclencher »; déclencher un processus imaginatif. La pénombre qu’affectionne Claude Régy, le souffle léger qui animait un rideau dans la BÉRÉNICE de Grüber, c’est ce déroulement du temps que je cherche à donner à voir.
Pour être plus précis, disons que j’observe le trajet du temps, c’est-à-dire ce qui a eu lieu à un moment donné, et s’est transformé. Chaque soir, lorsque je regarde mes spectacles, je vois quelque chose qui ressemble à la veille, mais s’est fortement renouvelé. Cela me procure du bonheur. Depuis GILGAMESH, j’ai développé avec mes acteurs une pratique collective : on se met d’accord sur les enjeux du travail, et on part pour deux, ou six heures de travail, parfois sans que j’intervienne. Les danseurs travaillent beaucoup comme cela, les acteurs moins. À Avignon, je vais ouvrir les portes de ce que je nomme mes « ateliers d’écriture physique orale et plastique en temps réel ». Comment faire des choses à plusieurs, comment inventer librement ? C’est ma façon d’être politique. Je ne supporte pas la plainte sur le libéralisme, la mondialisation… Mettons-nous à plusieurs, réfléchissons ! Essayons de voir ce que nous pourrions garder du passé pour essayer de rebondir ; et ce dont nous pourrions nous défaire pour être plus léger. C’est la question que je pose dans AFTER/BEFORE. Ou, pour le dire de manière plus abrupte : comment réinventer une nouvelle gauche ? Comment reconstruire ?
J’ai l’impression d’avoir traversé le feu – et je pense aux excès de ma jeunesse – et de m’être réveillé au réel, alors que longtemps je me suis réfugié dans les théâtres comme dans un espace maternel, protecteur. Mon espace s’est élargi, mes territoires se sont déplacés. Tous mes récents travaux sont nés de la rencontre avec les autres, à Damas, à New-York ou à Tokyo. Je pourrais me retrouver sans argent, dans un pays inconnu, je sais que je réunirais des gens, que j’écrirais pour eux.
Je fais ce que j’ai à faire. J’y crois profondément, je travaille. Je propose quelque chose de sincère, d’extrêmement soigné et réfléchi. Je ne cesserai jamais de chercher, sans jamais vraiment trouver comme le dit si bien Claude Régy. J’entends dire parfois à quelqu’un qui a monté toute sa vie le répertoire du XVIIIe siècle et qui soudain crée un Labiche : vous prenez des risques. C’est ridicule, voire indécent ! Et je trouverais vulgaire d’estimer que je prends des risques : la liberté est-elle un risque ? »