Spectacles — JE SUIS SANG — Transgression des interdits et profanation

Spectacles — JE SUIS SANG — Transgression des interdits et profanation

Le 9 Avr 2005
JE SUIS SANG de Jean Fabre, ré-création en 2003. Photo de Wonge Bergmann
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JE SUIS SANG de Jean Fabre, ré-création en 2003. Photo de Wonge Bergmann
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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« DE QU’AVIGNON a don­né à Vilar, ce n’est pas un lieu priv­ilégié, un site pres­tigieux, suant de spir­i­tu­al­ité. Heureuse­ment non : c’est un lieu sim­ple, froid, naturel, disponible au point que l’homme pou­vait enfin y installer le tra­vail de l’homme… Avi­gnon est un lieu sans men­songes où tout est remis entre les mains de l’homme. »

L’espace que décrivait ain­si Roland Barthes le 15 avril 1954 dans France Obser­va­teur est la Cour d’Honneur du Palais des Papes, scène inven­tée par Jean Vilar, comme une page blanche sur laque­lle écrire un théâtre nou­veau arraché au huis clos des anticham­bres et des caves. No man’s land d’où sur­git l’acteur, le lieu est mag­ique et pos­sède une vraie force incan­ta­toire. Mais le Palais des Papes, palais for­ti­fié de grande enver­gure, con­stru­it à Avi­gnon à par­tir de 1335 sous le pon­tif­i­cat de Benoît XII et ter­miné par son suc­cesseur Clé­ment VI en 1352, représente aus­si un matéri­au pour la mémoire.

C’est le par­ti pris de Jan Fab­re avec JE SUIS SANG (con­te de fées médié­val) créé à Avi­gnon en 2001. Il faut donc com­pren­dre com­ment il a util­isé le lieu pour faire naître le spec­ta­cle comme s’il sur­gis­sait des pro­fondeurs de l’histoire et s’arrachait à l’ombre du mur. La façade du Palais des Papes, éclairée, est bien vis­i­ble. Les acteurs, le corps entravé par des armures, avan­cent dans un rit­uel qui paraît intime­ment lié à ces pier­res et nous ramène vers le Moyen Âge. La force par­ti­c­ulière de ces images vient de ce que Jan Fab­re fait resur­gir par frag­ments l’histoire du lieu, de sa spir­i­tu­al­ité, et la nature agres­sive de l’homme, sa vio­lence naturelle qui trou­ve, avec une totale indif­férence à la logique, les cadres néces­saires pour s’exprimer. Le com­man­de­ment de l’Église « Tu ne tueras point » représente un inter­dit essen­tiel de la société judéo-chré­ti­enne à laque­lle appar­tient l’occident du XXIe siè­cle. Pour­tant, per­son­ne ne con­damne la guerre, ni la vio­lence qu’elle engen­dre, ni le sang ver­sé qui en est la con­séquence. Cela relève de l’irrationnel. En met­tant ain­si en lumière les con­tra­dic­tions évi­dentes qui entrent dans les tabous, l’artiste sig­ni­fie son inten­tion de bris­er un monde de calme et d’acceptation et d’entrer dans le champ de la trans­gres­sion. Ce con­stat est essen­tiel car il déter­mine la dra­maturgie du spec­ta­cle et son déroule­ment. Il annonce qu’en sor­tant de l’ombre les tabous, en dépas­sant les lim­ites liées aux inter­dits, Jan Fab­re recherche un autre type d’accord, quitte à pass­er par­la nausée, le dépasse­ment de la nausée et enfin le ver­tige. J’utiliserai l’expression « acte théâ­tral » pour car­ac­téris­er ce spec­ta­cle et le situer délibéré­ment dans le monde du théâtre. Ce serait une erreur de chercher des rap­proche­ments avec les per­for­mances que l’artiste a pu réalis­er sur ce thème du sang, élé­ment vital du corps humain, au cours desquelles il exé­cu­tait des dessins avec son pro­pre sang. Chaque médi­um a ses règles. Jan Fab­re croit en l’unité des con­nais­sances, et en par­le sous le terme de « con­silience », mais dans le même temps, il se défend de faire des choses hybrides.

La lis­i­bil­ité de JE SUIS SANG se trou­ve plutôt en con­frontant cette œuvre à l’exposition instal­lée à Avi­gnon au même moment. Umbrac­u­lum évoque, avec béquilles et fau­teuil roulant, l’imperfection humaine, un homme fait d’un tis­su d’os. Jan Fab­re aime utilis­er des con­cepts opposés qui s’affrontent. JE SUIS SANG est donc l’histoire de la décom­po­si­tion du corps débar­rassé de la chair, des os, pour devenir homme-sang et couler libre­ment, libéré des tabous qui sont liés à ce liq­uide vital. Le spec­ta­cle exprime l’exigence d’un corps neuf qui rap­pelle le pro­jet d’Artaud. Rebâtir le corps, chang­er le corps pour chang­er le monde, l’un ne va pas sans l’autre. Le mythe de l’arbre homme et dieu, l’homme arbre fait d’os et de sang. Le sang qui innerve les fibres osseuses de l’arbre. Jan Fab­re ren­tre dans la pen­sée d’Artaud et s’en nour­rit. Le corps est la seule réal­ité, la seule méta­physique. Il n’existe pas d’autre mys­tique que l’initiation qui per­me­t­tra d’achever de con­stru­ire le corps. Un corps qui serait débar­rassé des sché­mas pla­toni­cien et chré­tien, un corps ren­du à sa lib­erté. Jan Fab­re adopte ces posi­tions et investit la scène avec un con­tenu de pen­sées, de pul­sions, de désirs qui met­tent en péril la dom­i­na­tion du dis­cours de l’ordre et ses cer­ti­tudes. En révolte con­tre le pro­grès qui a cessé d’être une idée pour devenir la foi du monde occi­den­tal, JE SUIS SANG met à nu le jeu ambigu de l’exclusion et mon­tre ce qui est nié habituelle­ment, à savoir la vérité de la vio­lence, du désir, du pou­voir, de la mort.

Le texte va alors ryth­mer par l’incantation le tra­jet qui démarre sur scène pour les acteurs, et dans les gradins pour le pub­lic. Soudain ce n’est plus le ter­rain des armures, des cheva­liers, des guer­ri­ers mais des êtres en gris, presque sans vis­age, enca­pu­chon­nés, des mar­iées aux longues robes blanch­es qui courent, aumônières à la main, sous l’œil d’un angelot obscène, ange déchu qui se tré­mousse avec sat­is­fac­tion prêt à organ­is­er l’orgie. Le champ de la guerre cède devant la force des désirs. Une scène donne à voir la mas­tur­ba­tion mécanique et enragée d’êtres sans vis­ages sous leurs capu­chons gris. Les mar­iées appa­rais­sent, imposent leur présence puis soulèvent les robes blanch­es et décou­vrent des culottes mac­ulées de sang. Leurs cris de joie se déchaî­nent, insis­tent dans un mou­ve­ment exas­péré qui installe le rêve d’une joie licen­cieuse. Dans ce tumulte, le spec­ta­teur ressent quelque chose d’insupportable. La con­ti­nu­ité des images offertes avec une prodi­gal­ité incroy­able ne lui laisse pas de répit mais l’enfonce tou­jours plus loin dans le réc­it qui fascine et effraie.

L’image d’un Saint Sébastien criblé de flèch­es entraîne vers un autre imag­i­naire. La volup­té cède à nou­veau la place à la vio­lence. Les hommes nus sont pour­suiv­is et cas­trés. Tau­ro­machie met­tant face à face hommes et femmes dans l’agressivité et la lutte.

Pen­dant des siè­cles, nous mon­tre Jan Fab­re, on n’a pu dire cette vérité comme forme con­crète et insti­tu­tion­nal­isée des rap­ports de dom­i­na­tion des hommes entre eux, des pou­voirs poli­tiques et religieux. Pen­dant des siè­cles, on n’a pas dit la vérité du désir qui est tou­jours sous-jacente et la force du pou­voir féminin, car c’est lui qui détient la vie et non la mort. Le fait de l’exclusion entraîne des files d’interdits, liés au sang et à la sex­u­al­ité, tel l’interdit du sang men­stru­el ou celui du sang de l’accouchement. En lui-même, le sang est signe de vio­lence. Le liq­uide men­stru­el a, de plus, la représen­ta­tion de l’activité sex­uelle et de la souil­lure qui en émane. La souil­lure ren­voie à l’animalité dans l’humain, se mêle à la déchéance de la beauté. L’accouchement fait par­tie de cet ensem­ble, déchire­ment, démesure qui per­met de pass­er du néant à l’être, sur­gisse­ment d’un être des par­ties secrètes et cachées de la femme. L’animalité débor­de. Le spec­ta­cle prend pro­gres­sive­ment son rythme et organ­ise le pas­sage con­stant entre des représen­ta­tions de la beauté de l’être humain et la mise à nu de son ani­mal­ité. Ce mélange de beauté et de laideur selon les règles de goût de la civil­i­sa­tion judéo-chré­ti­enne, oppo­si­tion inc­on­cil­i­able entre Dionysos et Apol­lon, soumet à la ter­reur le spec­ta­teur et peut provo­quer le rejet, dans le même temps l’attire et le fascine. Les mar­iées tête en bas dis­parais­sent sous le flot des vête­ments et des den­telles. La beauté de leur vis­age n’est plus vis­i­ble, pro­fanée par la vision de leur intim­ité. Seules sub­sis­tent les jambes dressées, écartées, arrêtées dans un mou­ve­ment de l’amour. La réponse à ce don total de l’être est un sauvage rap­pel à l’ordre, sur l’interdit de la lib­erté sex­uelle. Un har­nais de plaques métalliques, armure même qui ser­vait à cou­vrir la poitrine des guer­ri­ers, va être posé en guise de cein­ture de chasteté. Tout paraît à l’envers comme les robes blanch­es, corolles tombant au sol que couron­nent les poitrails d’armure offerts frontale­ment à la vue. La scène trans­fig­urée tient de l’autel et du ring. Autour de ces corps mutilés, sans tête, qui ont des jambes à la place des bras, se mêlent deux danseuses cou­vertes de ven­tous­es. Soudain l’action bas­cule. Des tables métalliques en mou­ve­ment réor­gan­isent l’espace de façon chirur­gi­cale et focalisent la per­cep­tion sur les corps des acteurs qui, fibre à fibre, vivent l’exaltation du désir, et la frénésie ani­male de l’être dans une con­ta­gion com­pa­ra­ble au rire ou au bâille­ment. Ces corps dans leur ani­mal­ité sont divins et ten­dent au scan­dale en pous­sant à l’extrême, avec cris et soubre­sauts, la joie de la pro­fa­na­tion, autre ver­sant de la trans­gres­sion de l’interdit.

Le final est débor­de­ment infi­ni de joie dans la cer­ti­tude de la pro­fa­na­tion. Et priv­ilège de la poésie, on voit les chrysalides se bris­er et per­me­t­tre à l’être humain de devenir libre et flu­ide comme le sang qui rougit le sol.

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Jan Fabre
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Geneviève Drouhet
Geneviève Drouhet, ancienne élève de l’École des Chartes, est auteure d’essais, de pièces de théâtre,...Plus d'info
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