« DE QU’AVIGNON a donné à Vilar, ce n’est pas un lieu privilégié, un site prestigieux, suant de spiritualité. Heureusement non : c’est un lieu simple, froid, naturel, disponible au point que l’homme pouvait enfin y installer le travail de l’homme… Avignon est un lieu sans mensonges où tout est remis entre les mains de l’homme. »
L’espace que décrivait ainsi Roland Barthes le 15 avril 1954 dans France Observateur est la Cour d’Honneur du Palais des Papes, scène inventée par Jean Vilar, comme une page blanche sur laquelle écrire un théâtre nouveau arraché au huis clos des antichambres et des caves. No man’s land d’où surgit l’acteur, le lieu est magique et possède une vraie force incantatoire. Mais le Palais des Papes, palais fortifié de grande envergure, construit à Avignon à partir de 1335 sous le pontificat de Benoît XII et terminé par son successeur Clément VI en 1352, représente aussi un matériau pour la mémoire.
C’est le parti pris de Jan Fabre avec JE SUIS SANG (conte de fées médiéval) créé à Avignon en 2001. Il faut donc comprendre comment il a utilisé le lieu pour faire naître le spectacle comme s’il surgissait des profondeurs de l’histoire et s’arrachait à l’ombre du mur. La façade du Palais des Papes, éclairée, est bien visible. Les acteurs, le corps entravé par des armures, avancent dans un rituel qui paraît intimement lié à ces pierres et nous ramène vers le Moyen Âge. La force particulière de ces images vient de ce que Jan Fabre fait resurgir par fragments l’histoire du lieu, de sa spiritualité, et la nature agressive de l’homme, sa violence naturelle qui trouve, avec une totale indifférence à la logique, les cadres nécessaires pour s’exprimer. Le commandement de l’Église « Tu ne tueras point » représente un interdit essentiel de la société judéo-chrétienne à laquelle appartient l’occident du XXIe siècle. Pourtant, personne ne condamne la guerre, ni la violence qu’elle engendre, ni le sang versé qui en est la conséquence. Cela relève de l’irrationnel. En mettant ainsi en lumière les contradictions évidentes qui entrent dans les tabous, l’artiste signifie son intention de briser un monde de calme et d’acceptation et d’entrer dans le champ de la transgression. Ce constat est essentiel car il détermine la dramaturgie du spectacle et son déroulement. Il annonce qu’en sortant de l’ombre les tabous, en dépassant les limites liées aux interdits, Jan Fabre recherche un autre type d’accord, quitte à passer parla nausée, le dépassement de la nausée et enfin le vertige. J’utiliserai l’expression « acte théâtral » pour caractériser ce spectacle et le situer délibérément dans le monde du théâtre. Ce serait une erreur de chercher des rapprochements avec les performances que l’artiste a pu réaliser sur ce thème du sang, élément vital du corps humain, au cours desquelles il exécutait des dessins avec son propre sang. Chaque médium a ses règles. Jan Fabre croit en l’unité des connaissances, et en parle sous le terme de « consilience », mais dans le même temps, il se défend de faire des choses hybrides.
La lisibilité de JE SUIS SANG se trouve plutôt en confrontant cette œuvre à l’exposition installée à Avignon au même moment. Umbraculum évoque, avec béquilles et fauteuil roulant, l’imperfection humaine, un homme fait d’un tissu d’os. Jan Fabre aime utiliser des concepts opposés qui s’affrontent. JE SUIS SANG est donc l’histoire de la décomposition du corps débarrassé de la chair, des os, pour devenir homme-sang et couler librement, libéré des tabous qui sont liés à ce liquide vital. Le spectacle exprime l’exigence d’un corps neuf qui rappelle le projet d’Artaud. Rebâtir le corps, changer le corps pour changer le monde, l’un ne va pas sans l’autre. Le mythe de l’arbre homme et dieu, l’homme arbre fait d’os et de sang. Le sang qui innerve les fibres osseuses de l’arbre. Jan Fabre rentre dans la pensée d’Artaud et s’en nourrit. Le corps est la seule réalité, la seule métaphysique. Il n’existe pas d’autre mystique que l’initiation qui permettra d’achever de construire le corps. Un corps qui serait débarrassé des schémas platonicien et chrétien, un corps rendu à sa liberté. Jan Fabre adopte ces positions et investit la scène avec un contenu de pensées, de pulsions, de désirs qui mettent en péril la domination du discours de l’ordre et ses certitudes. En révolte contre le progrès qui a cessé d’être une idée pour devenir la foi du monde occidental, JE SUIS SANG met à nu le jeu ambigu de l’exclusion et montre ce qui est nié habituellement, à savoir la vérité de la violence, du désir, du pouvoir, de la mort.
Le texte va alors rythmer par l’incantation le trajet qui démarre sur scène pour les acteurs, et dans les gradins pour le public. Soudain ce n’est plus le terrain des armures, des chevaliers, des guerriers mais des êtres en gris, presque sans visage, encapuchonnés, des mariées aux longues robes blanches qui courent, aumônières à la main, sous l’œil d’un angelot obscène, ange déchu qui se trémousse avec satisfaction prêt à organiser l’orgie. Le champ de la guerre cède devant la force des désirs. Une scène donne à voir la masturbation mécanique et enragée d’êtres sans visages sous leurs capuchons gris. Les mariées apparaissent, imposent leur présence puis soulèvent les robes blanches et découvrent des culottes maculées de sang. Leurs cris de joie se déchaînent, insistent dans un mouvement exaspéré qui installe le rêve d’une joie licencieuse. Dans ce tumulte, le spectateur ressent quelque chose d’insupportable. La continuité des images offertes avec une prodigalité incroyable ne lui laisse pas de répit mais l’enfonce toujours plus loin dans le récit qui fascine et effraie.
L’image d’un Saint Sébastien criblé de flèches entraîne vers un autre imaginaire. La volupté cède à nouveau la place à la violence. Les hommes nus sont poursuivis et castrés. Tauromachie mettant face à face hommes et femmes dans l’agressivité et la lutte.
Pendant des siècles, nous montre Jan Fabre, on n’a pu dire cette vérité comme forme concrète et institutionnalisée des rapports de domination des hommes entre eux, des pouvoirs politiques et religieux. Pendant des siècles, on n’a pas dit la vérité du désir qui est toujours sous-jacente et la force du pouvoir féminin, car c’est lui qui détient la vie et non la mort. Le fait de l’exclusion entraîne des files d’interdits, liés au sang et à la sexualité, tel l’interdit du sang menstruel ou celui du sang de l’accouchement. En lui-même, le sang est signe de violence. Le liquide menstruel a, de plus, la représentation de l’activité sexuelle et de la souillure qui en émane. La souillure renvoie à l’animalité dans l’humain, se mêle à la déchéance de la beauté. L’accouchement fait partie de cet ensemble, déchirement, démesure qui permet de passer du néant à l’être, surgissement d’un être des parties secrètes et cachées de la femme. L’animalité déborde. Le spectacle prend progressivement son rythme et organise le passage constant entre des représentations de la beauté de l’être humain et la mise à nu de son animalité. Ce mélange de beauté et de laideur selon les règles de goût de la civilisation judéo-chrétienne, opposition inconciliable entre Dionysos et Apollon, soumet à la terreur le spectateur et peut provoquer le rejet, dans le même temps l’attire et le fascine. Les mariées tête en bas disparaissent sous le flot des vêtements et des dentelles. La beauté de leur visage n’est plus visible, profanée par la vision de leur intimité. Seules subsistent les jambes dressées, écartées, arrêtées dans un mouvement de l’amour. La réponse à ce don total de l’être est un sauvage rappel à l’ordre, sur l’interdit de la liberté sexuelle. Un harnais de plaques métalliques, armure même qui servait à couvrir la poitrine des guerriers, va être posé en guise de ceinture de chasteté. Tout paraît à l’envers comme les robes blanches, corolles tombant au sol que couronnent les poitrails d’armure offerts frontalement à la vue. La scène transfigurée tient de l’autel et du ring. Autour de ces corps mutilés, sans tête, qui ont des jambes à la place des bras, se mêlent deux danseuses couvertes de ventouses. Soudain l’action bascule. Des tables métalliques en mouvement réorganisent l’espace de façon chirurgicale et focalisent la perception sur les corps des acteurs qui, fibre à fibre, vivent l’exaltation du désir, et la frénésie animale de l’être dans une contagion comparable au rire ou au bâillement. Ces corps dans leur animalité sont divins et tendent au scandale en poussant à l’extrême, avec cris et soubresauts, la joie de la profanation, autre versant de la transgression de l’interdit.
Le final est débordement infini de joie dans la certitude de la profanation. Et privilège de la poésie, on voit les chrysalides se briser et permettre à l’être humain de devenir libre et fluide comme le sang qui rougit le sol.