Spectacles — L’EMPEREUR DE LA PERTE et LE ROI DU PLAGIAT : deux manifestes sur l’art

Spectacles — L’EMPEREUR DE LA PERTE et LE ROI DU PLAGIAT : deux manifestes sur l’art

Le 8 Avr 2005
Dirk Roofthooft, LE ROI DU PLAGIAT de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.
Dirk Roofthooft, LE ROI DU PLAGIAT de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.

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Dirk Roofthooft, LE ROI DU PLAGIAT de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.
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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
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IL Y A DIX ANS, Jan Fab­re écrivait le mono­logue L’EMPEREUR DE LA PERTE (1994). Ce solo, l’un des textes les plus rich­es de Jan Fab­re jusqu’alors, fu t porté à la scène de façon magis­trale par l’acteur fla­mand Dirk Roofthooft.

L’EMPEREUR DE LA PERTE s’avère un plaidoy­er pour l’imperfection, la beauté de per­dre, le désir tou­jours récur­rent de recom­mencer, de tout oubli­er « sauf le refus ». Un éloge, donc, de la résilience, de la résis­tance. Que cet empereur de la perte soit un alter ego de Jan Fab­re qui, par l’entremise de son per­son­nage, nous fait part de sa con­cep­tion du rôle de l’artiste dans la société, est l’évidence même. Le per­son­nage s’adresse directe­ment au pub­lic et lui demande de man­i­fester de la com­préhen­sion pour ses inces­sants « exer­ci­ces » et ses petits échecs. Au fur et à mesure, le per­son­nage se trans­forme en un ange, porté par la soif de tran­scen­der, de s’élever au-dessus de la médi­ocrité, de dépass­er les con­tra­dic­tions, de trou­ver la voie vers le « rêve insol­u­ble », le « plaisir suprême », « la per­fec­tion ». Ou encore : par le désir de « l’autre côté du temps », l’un des thèmes récur­rents de Fab­re, comme le prou­ve la choré­gra­phie du même nom DA UN’ ALTRA FACCIA DEL TEMPO (1993).

Depuis, Fab­re s’est plus d’une fois iden­ti­fié à ce per­son­nage : son auto­por­trait en bronze, L’HOMME QUI DONNE DU FEU porte pour sous-titre L’EMPEREUR DE LA PERTE : l’artiste qui, comme Prométhée, trans­met aux autres le feu qu’il s’est procuré, leur per­me­t­tant ain­si de s’émanciper.

Dix ans plus tard, Jan Fab­re écrit un nou­veau mono­logue qui forme un dip­tyque avec L’EMPEREUR DE LA PERTE et porte un titre tout aus­si élo­quent : LE ROI DU PLAGIAT. Comme l’empereur, ce roi du pla­giat s’adresse frontale­ment au pub­lic dans le but de le séduire : d’une façon désar­mante, il lui demande de le respecter, de l’estimer, de l’accepter. Ce per­son­nage s’exerce lui aus­si, tant bien que mal, « il essaie » « il répète ». Que répète-t-il donc ?

Devant nous se tient un ange qui veut devenir homme, qui veut « renon­cer à son immor­tal­ité » et être enten­du par un tri­bunal com­posé de « singes bavards » – car c’est ain­si qu’il voit les humains – pour se jus­ti­fi­er, se défendre, être admis au rang de l’humanité. Pour ce faire, il a dû avant tout appren­dre à « par­ler avec les mots des autres », à plagi­er.

L’EMPEREUR DE LA PERTE dis­ait déjà de l’authenticité qu’elle était « pau­vre ». Dans LE ROI DU PLAGIAT, la ter­reur de l’authenticité, vue comme un véri­ta­ble fon­da­men­tal­isme créatif, est rad­i­cale­ment rejetée. Ce texte, encore plus riche que le précé­dent, peut être lu à plusieurs niveaux : la chute de l’ange, la genèse de l’homme, la réflex­ion sur l’imitation en général et con­crète­ment, sur l’imitation dans l’art, et enfin, l’éloge de l’intertextualité. Au tra­vers des mots qu’exprime ce roi du pla­giat, Fab­re pro­pose une vision mûre­ment réfléchie de l’authenticité qui, d’emblée, réitère le cre­do artis­tique de son œuvre. Réitère, en effet : le thème du pla­giat, de la copie et de la fal­si­fi­ca­tion se ren­con­tre fréquem­ment dans l’œuvre de Fab­re ; il suf­fit de penser à la thé­ma­tique ana­logue de FALSIFICATION TELLE QUELLE, INFALSIFIÉE, dont le texte date de 1992.

Dans LE ROI DU PLAGIAT, la genèse de l’homme est claire­ment asso­ciée à sa capac­ité d’imitation. L’homme ne se crée jamais à par­tir de rien, mais à l’exemple d’autres humains. L’homme est par déf­i­ni­tion « cul­ture », et non « nature orig­inelle ». Le désir de l’ange de devenir humain découle du fait que les hommes peu­vent pren­dre des risques, subir des échecs, per­dre la par­tie, mais aus­si désir­er et jouir, au con­traire de l’ange qui est au-dessus de tout. L’ange veut devenir humain pour com­pren­dre les hommes : une aspi­ra­tion dont le thème a été inter­prété de façon légendaire dans le film LES AILES DU DÉSIR de Wim Wen­ders.

Le texte reflète égale­ment le con­flit entre l’original et l’imitation dans le domaine de l’art : le com­bat entre l’art en tant que cre­atio ex nihi­lo (roman­tisme et mod­ernisme) et l’art en tant que cul­ture mimé­tique (renais­sance et post-mod­ernisme). L’ange qui veut devenir homme dans la pièce en ques­tion est l’ange qui abjure la pen­sée d’originalité et défend le chaos socio­cul­turel de la lit­téra­ture et de l’art comme l’art de l’imparfait, l’art humain par excel­lence. Que l’on pense à ce que dis­ait Valéry : « ce qui est fini, n’a pas été fait ».

L’art est le proces­sus mimé­tique à jamais inabouti qui ne tient en rien du cre­do de la per­fec­tion utopique. Le roi du pla­giat est le défenseur de la cul­ture humaine. Il s’insurge con­tre la ter­reur de l’originalité, de la pureté et du fon­da­men­tal­isme créatif. L’intertextualité et le pla­giat sont des qual­ités human­istes : l’échange de con­nais­sances, de textes, de phras­es, de mots, depuis le pre­mier dessin rupestre jusqu’à la copie, le prêt et l’emprunt actuels.

Le désir pro­fond de l’ange de devenir homme n’implique en aucun cas une image idéal­isée de l’homme. Il s’agit au con­traire de l’amour que sus­cite l’homme dans son dif­fi­cile exer­ci­ce d’équilibre entre l’ange et le dia­ble en lui-même. « Il est temps de devenir humain et de com­pren­dre que nous sommes des mon­stres ». Des mon­stres dans le sens de Franken­stein : l’homme qui se crée, qui se clone. Le roi du pla­giat emprunte d’ailleurs – dans son proces­sus d’humanisation – des par­ties de la matière grise d’Einstein, de Gertrude Stein, de Wittgen­stein et de Franken­stein, les qua­tre « Stein » aux­quels le sci­en­tifique John Brock­man a con­sacré un livre dans les années 80.

Ces deux mono­logues sont par­ti­c­ulière­ment intéres­sants parce qu’ils sont conçus comme deux man­i­festes sur l’art et la posi­tion de l’artiste dans le monde : l’empereur de la perte est l’artiste-clown qui ose dire non au sys­tème et aspire dés­espéré­ment à faire mieux ; le roi du pla­giat est l’artiste-charlatan, qui défend l’imitation comme un instru­ment de beauté et de fragilité pour se créer, lui et son art.

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Sigrid Bousset
Sigrid Bousset collabore à l’association littéraire Het beschrijf, installée dans la maison des littératures Passa...Plus d'info
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