
Il n’est pas question de rapporter ici comment elle perfectionna son art jusqu’à devenir capable non seulement de faire pleurer les spectateurs quand elle pleurait et de les faire rire quand elle riait, mais aussi de les faire pleurer quand elle riait et de les faire rire quand elle pleurait ; il est question seulement de rapporter ce qui se passa alors.
Lorsque, parvenue à la maîtrise de son art, elle voulut l’exercer devant le plus grand auditoire qui soit, le peuple, et l’appliquer aux plus grands sujets qui soient, ceux qui concernent le peuple, ce pas en avant lui fit perdre la situation qu’elle s’était acquise et ce fut le commencement de sa chute. La première fois qu’elle interpréta un rôle dans cette nouvelle perspective — le rôle d’une vieille femme du peuple travailleur — et qu’elle le fit de manière à rendre parfaitement visible ce qui, de toutes les actions qu’elle entreprenait, tournait à son désavantage ou à son avantage, il y eut dans l’auditoire, qui n’était pas composé d’ouvriers, des remous. Les beaux théâtres, les théâtres bien équipés lui fermèrent leurs portes et, quand elle se produisit dans les salles de la banlieue, les quelques connaisseurs qui l’y suivirent se mirent, non certes à nier son art, mais à trouver qu’elle l’appliquait à des sujets de maigre valeur, ce qui fit répandre partout ce bruit : on reste froid. Venus en masse, les ouvriers la saluaient cordialement et la trouvaient très bien, mais c’était sans y accorder une importance excessive car ils s’occupaient davantage des sujets traités. Alors, après s’être efforcée d’apprendre à diriger l’intérêt des spectateurs sur les grands sujets, à savoir les luttes des opprimés contre leurs oppresseurs, ce n’est pas sans difficulté qu’elle apprit elle-même à admettre que cet intérêt ne se portât plus sur la comédienne qui représentait les choses, mais sur les choses mêmes qu’elle représentait. Ce qui était pourtant sa plus grande conquête. À force d’art, beaucoup d’artistes parvenaient à rendre leurs spectateurs sourds et aveugles à ce qui concerne le monde : la Weigel parvenait à obtenir des siens qu’ils voient plus qu’elle seule et qu’ils entendent plus qu’elle seule. Car elle ne montrait pas seulement un art, mais plusieurs. Elle montrait par exemple que la bonté et la sagesse sont des arts qu’on peut et qu’on doit apprendre. Toutefois, son intention n’était pas de montrer sa propre grandeur, mais la grandeur de ceux qu’elle représentait. Lorsqu’un jour quelqu’un lui dit pour lui faire un compliment : « Cette femme du peuple, cette mère, tu ne la jouais pas, c’était toi », elle fut gênée. « Non, répliqua-t-elle, je la jouais, et c’est elle qui a dû te plaire, pas moi. » En fait, quand elle jouait par exemple une femme de pêcheur qui perd son fils dans la guerre civile et rejoint alors ceux qui luttent contre les généraux, elle faisait de chaque instant un instant historique, de toute parole la parole célèbre d’une personnalité historique. Les choses n’en étaient pas moins naturelles, exécutées avec simplicité. Cette simplicité et ce naturel étaient justement ce qui distinguait ces nouvelles personnalités historiques des anciennes. Quand on lui demandait comment elle s’y prenait pour donner des opprimés qui rejoignent la lutte une représentation aussi noble, elle répondait : « Par l’imitation la plus exacte. » Elle s’y entendait parfaitement pour susciter chez les spectateurs non seulement des sentiments, mais aussi des idées, et cette pensée qu’elle mettait en mouvement devenait leur plus grand plaisir, devenait une joie tantôt véhémente, tantôt sereine. Mais je parlerai maintenant des ouvriers qui venaient la voir jouer. Les fins connaisseurs de l’art s’abstenaient et les policiers venaient à leur place. Les vérités auxquelles elle prêtait sa voix et sa lucidité firent venir les représentants de la loi qui est là précisément pour combattre la justice. Dès lors, il lui arriva souvent de se retrouver, après les représentations, dans les cellules de la police. À cette époque, le peintre en bâtiment prit le pouvoir et elle fut contrainte de partir en exil. Elle ne savait pas d’autre langue que celle que personne ne savait comme elle. Elle joua donc, de rares fois, avec des petites troupes composées d’ouvriers, formées en quelques répétitions, devant d’autres réfugiés ; elle passa le reste du temps à s’occuper des soins du ménage et de l’éducation de ses enfants, installée dans une petite maison de pêcheur, loin de tout théâtre. Parce que son désir avait été de pouvoir jouer devant le plus grand nombre, elle finit par ne plus pouvoir jouer que devant un tout petit nombre. Quand elle se produisait encore, c’était seulement dans des pièces qui montraient les horreurs de l’époque et leurs causes. S’il arrivait aux hommes traqués qui l’écoutaient d’oublier leur malheur, il ne leur arrivait jamais d’en oublier les causes. Et ils sortaient toujours des représentations plus forts pour la lutte. Et cela, parce que la Weigel leur donnait à voir leur propre sagesse et leur propre bonté. Elle ne cessait de parfaire son art, elle plongeait dans des profondeurs de plus en plus profondes un art de plus en plus significatif. Ainsi, quand elle eut totalement abandonné et perdu son ancienne gloire, ce fut le commencement de sa deuxième gloire, sa gloire d’en bas, faite du souvenir de quelques hommes traqués, en un temps où ils étaient beaucoup à être traqués. Elle était contente : elle avait voulu tenir sa gloire de ceux d’en bas, la tenir du plus grand nombre possible, et, à défaut, de quelques-uns seulement.

