Lorsqu’il vint me trouver dans ma loge de l’Atelier en novembre 1950 et se proposer comme interprète, il savait bien que je n’avais pas de théâtre. Tout en me démaquillant ce soir-là, je regardais du coin de l’œil ce garçon célèbre que je connaissais mal. Grand, dressé, le geste rare, le regard clair et franc, sa présence était faite à la fois de force calme et de fragilité.
Je lui dis que je préparais Avignon 1951, c’est-à-dire le cinquième Festival, et que c’était la seule entreprise dont je pouvais l’assurer. Il me répondit aussitôt qu’il serait donc du prochain Avignon. Deux jours après, je lui remettais Le Prince de Hombourg. Il dit oui. J’ajoutai : « Et Le Cid ? ». Il baissa la tête, sourit, puis se tut.
« Il se méfiait de ses dons. Il me dit plusieurs fois au cours de répétitions : “Non, non, ne m’indique pas cela.” — “Mais c’est la meilleure façon pour toi de jouer ce passage.” — “Précisément, précisément.” Il travaillait beaucoup. J’ai deux preuves certaines de cela, au moins : Ruy Blas et Richard II. Oui, sa réussite ne fut pas celle de la chance ; c’est au bon et quotidien travail qu’il dut le plein épanouissement de ses dons. »
« J’admirais que le contrôle total de soi ne tua pas l’inspiration, ne glaça pas l’âme du personnage. Et reste à jamais gravée dans ma mémoire de comédien la danse noire et blanche du prince de Hombourg se couronnant de lauriers au tout début de l’œuvre. Ah ! Quel Prince ! Visant à un meilleur effet, il ne recherchait pas les effets. Pendant neuf ans enfin, il fut à l’égard du T.N.P. la fidélité même. Dire qu’il reçut d’autres théâtres des propositions ne signifierait rien. Mais dire qu’il refusa d’interpréter ailleurs qu’au T.N.P. quelques œuvres essentielles de notre génération, souligne les dures conditions de cette fidélité qu’il s’imposait. Et enfin je puis, hélas !, le dire à présent : aucun contrat signé ne liait Gérard au T.N.P. En huit ans, il ne demanda aucune augmentation de salaire. Il n’y eut jamais un régime de faveur pour lui. Il ne réclama, il ne suggéra jamais aucune clause particulière. À l’affiche, enfin, son nom s’inscrivait, on le sait, à sa place alphabétique. Une année, comme la saison commençait mal, en 1952 je crois, je pris sur moi de faire un placard publicitaire (“Gérard Philipe dans…, etc.”). Ce fut tout. L’affection que ses camarades, que ses collègues lui témoignaient, et dont il avait un quotidien besoin, venait aussi de là. »
Mercredi 3 février 1954
« Hier soir, pour la première fois, Gérard dans le rôle de Richard II. À chaque fois, je m’émerveille de ses dons, de cette grâce qui sait rester discrète, de cette technique si pure. Spectateur perdu au milieu de cette immense assemblée, je regardais et j’écoutais.
[…]
La représentation terminée, j’ai éprouvé un sentiment de vide extrême comme après un long et épuisant effort. »

