L’acteur dévorant
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L’acteur dévorant

Le 31 Jan 2006
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Mal­gré son oppo­si­tion rad­i­cale à la légiti­ma­tion his­torique du met­teur en scène1, Carme­lo Bene a été incon­testable­ment l’inventeur d’événements spec­tac­u­laires qui ont mar­qué par leur nou­veauté révo­lu­tion­naire les par­cours de la scène ital­i­enne du XXᵉ siè­cle. Ces formes théâ­trales prodigieuses, comblées de machiner­ies scéniques guer­roy­antes, font de Carme­lo Bene, d’une cer­taine manière, aus­si (et mal­gré lui) un met­teur en scène. Cepen­dant, le théâtre de Carme­lo Bene reste pro­fondé­ment un théâtre d’acteur, où Carme­lo Bene même pour­voit per­son­nelle­ment, à la fois en tant qu’acteur et créa­teur unique de ses spec­ta­cles, à l’accouchement et à la com­po­si­tion de tous les élé­ments de la pro­duc­tion spec­tac­u­laire : décors, cos­tumes, son, éclairage.
Dans cette ori­en­ta­tion, on peut recon­naître une pre­mière typolo­gie d’acteur, du moins en ce qui con­cerne les modes de pro­duc­tion de la chose théâ­trale, celle du grand acteur chef de troupe — si impor­tant dans la tra­di­tion ital­i­enne — qui, se met­tant au som­met du proces­sus créatif d’un spec­ta­cle, refuse toute inter­ven­tion ordi­na­trice extérieure. Carme­lo Bene a emprun­té à ce mod­èle, en out­re, une dynamique de reprise con­stante et de renou­velle­ment inces­sant d’un même réper­toire qui finit par devenir le sceau unique de toute une entre­prise théâ­trale, celle qui con­stru­it la répu­ta­tion de l’acteur chef de troupe, ou mieux, sa grandeur (voir à ce pro­pos les grands axes du par­cours de Carme­lo Bene : Ham­let, Maïakovs­ki, Pinoc­chio).
Il existe en out­re une prob­lé­ma­tique de la mise en scène dis­tincte chez Carme­lo Bene, car l’absence de toute délim­i­ta­tion entre la vie et l’œuvre étend l’entreprise théâ­trale au corps de l’acteur, pour lequel la scène sera le sup­port néces­saire, un arti­fice qui est aus­si le seul univers pos­si­ble, une pro­thèse et un masque à la fois2. C’est comme si Carme­lo Bene récupérait et con­créti­sait une sorte d’auto-engendrement de l’homme de théâtre qui est l’une des révoltes et des révo­lu­tions du des­sein artau­di­en, qui efface la ten­ta­tion de repro­duire et d’affirmer tout sché­ma de pou­voir, parce que, dans ce rap­port absent entre l’acteur et le met­teur en scène, ce qui advient est aus­si une action poli­tique. Il s’agit de l’un des fonde­ments du théâtre de Carme­lo Bene, puisque c’est aus­si par la fusion de ces deux fonc­tions qu’il parvient à nier la com­plai­sance de la représen­ta­tion avec ses lois tacites et indul­gentes de com­mu­ni­ca­tion. Il en résulte l’absence de tout enten­de­ment dialec­tique ou didac­tique dans le théâtre de Carme­lo Bene.
La mise en scène se trou­ve ain­si réduite à une par­ti­tion dont la scan­sion inépuis­able­ment per­fec­tion­née pro­duit une sub­lim­ité qui n’est pas la preuve d’une habileté de com­po­si­tion, mais plutôt la trace d’un défi qui investit entière­ment l’histoire d’un art, car le met­teur en scène Carme­lo Bene a affaire avec un acteur débor­dant, anar­chique, un cabotin. Le cabotin est celui qui pos­sède une « tech­nique mirac­uleuse »3, le mod­èle d’acteur histri­on dont Carme­lo Bene a fait à plusieurs repris­es l’éloge, plaçant en oppo­si­tion son imprévis­i­bil­ité avec les con­traintes séman­tiques du texte et de la mise en scène, et donc avec l’idée du théâtre et du jeu comme inter­pré­ta­tion et imi­ta­tion. Le cabotin n’est pas invo­qué ici dans la ten­ta­tive de récupéra­tion d’une tra­di­tion his­torique, mais plutôt comme pat­ri­moine pro­fes­sion­nel4, fait de résidus, une étape en direc­tion de cet acteur artifex qui représente à la fois l’aboutissement scénique et théorique de l’acteur chez Carme­lo Bene.
Carme­lo Bene a exposé de manière très per­cu­tante ce procédé revis­i­tant le mythe de Nar­cisse, qui « a décidé de pou­voir le Beau et se laisse noy­er dans le lac qui le reflète : l’eau descend jusqu’à la fange et Nar­cisse s’observe lui-même s’évanouissant dans la boue : un ange passe et la boue est dev­enue sable et le petit lac est un désert. Soi-même tout uni. »5
Cet acteur (qui, se refu­sant aux rôles et aux per­son­nages, refuse pareille­ment tout pacte com­mu­ni­catif avec le pub­lic) néces­site alors un met­teur en scène capa­ble de créer des mécan­ismes de plateau très pré­cis, capa­bles d’empêcher toute ten­ta­tion d’affirmation de son pro­pre ego et de provo­quer comme réac­tion ce proces­sus de can­ni­bal­isme qui advient, chez Carme­lo Bene, dans tout acte s’accomplissant sur la scène. Il s’agit d’un mod­èle d’acteur qui n’est donc pas le résul­tat d’une rela­tion, ni le pro­duit d’un tra­vail défi­ni entre les deux fonc­tions assumées par la même per­son­ne, mais il est surtout un principe dévo­ra­teur, un procédé sous-jacent à toute propo­si­tion théâ­trale qui se sous­trait aux modes de la représen­ta­tion et aux struc­tures pro­duc­tives qui les repro­duisent.

  1. Il le définis­sait, non sans déri­sion, comme : « […] noûs pathé­tique, doué dans l’art du cheveu, coor­di­na­teur social, philo­logue et vague­ment artiste, il est le deus ex machi­na du sim­u­lacre défini­tive­ment dis­qual­i­fié pour la con­fec­tion théâ­trale ; jamais effleuré par le rire, […] arro­gant juste­ment grâce à la tutelle que le pub­lic con­tribuable ne lui a cer­taine­ment pas lés­inée, parce que grat­i­fié de son inca­pac­ité, plus que rodée, de men­tir trois fois. » (TdA) Carme­lo Bene, La voce di Nar­ciso, Il Sag­gia­tore, Milano, 1982, p. 30. ↩︎
  2. « C’est dire si le véri­ta­ble sujet de Bene n’est pas tant la posi­tion de l’homme dans le monde, son ontolo­gie, son affec­ta­tion dans les champs disponibles de la pen­sée, que les con­di­tions mêmes de sa pos­si­bil­ité matérielle et de la pos­ture qui lui incombe, donc de sa mise en scène : le mode ou les modes de vie et leur expres­sion ne sont alors qu’une “illu­sion” dont le corps est la sit­u­a­tion et le lieu — le temps et l’espace, si l’on préfère — : le corps, saisi sous sa forme de lieu affec­tif et men­tal, dans une démon­stra­tion dont le sup­port ne peut être que la scène. » Jean-Paul Man­ga­naro, Homo lllu­dens, in Carme­lo Bene, Notre-Dame-des-Turcs, P.O.L., Paris, 2003. ↩︎
  3. « Il n’y a pas de théâtre sans le cabotin et vice-ver­sa, dès que le théâtre renonce aux lois fon­da­men­tales de la théâ­tral­ité. » Carme­lo Bene, La voce di Nar­ciso, op. cit., p. 50. ↩︎
  4. Pier­gior­gio Giac­chè, Carme­lo Bene, Antropolo­gia di una macchi­na atto­ri­ale, Bom­piani, Milano, 1997. ↩︎
  5. Carme­lo Bene, L’orecchio man­cante, Fel­trinel­li, Milano, 1970, p. 31 (TdA). ↩︎
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Écrit par Angelo Pavia
Après des études en lit­téra­ture française qui se ter­mineront par une thèse sur Guignol’s Band de Louis-Fer­di­nand Céline,...Plus d'info
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