Au petit matin, à l’heure où l’on vient vous arrêter, plus vulnérable que jamais, entre jour et nuit, j’attendais mon ami Bernard Debroux, pour parler des numéros futurs, de nos défaites et des réalités qui nous entourent. Dans l’inconfort du lieu, à une heure incongrue ce matin-là, après la réalisation du cahier consacré aux Choralités1, m’est apparu la nécessité de revenir sur l’autre versant, tout aussi décisif, celui des Singularités. Singularités des acteurs qui font corps commun avec un metteur en scène d’exception, qui poussent à l’incandescence son esthétique, incarnent ses vœux et ainsi, eux-mêmes, à leur tour, se découvrent. Hélène Weigel, Gérard Philipe, Ryszard Cieslak, Vladimir Wyssotski, Iben Nagel Rasmussen, David Warrilow et tant d’autres, plus proches de nous, Olivier Perrier, Ariel Garcia Valdez, Piotr Skiba, Fiona Shaw, Dominique Valadié, Nicolas Bouchaud… En y pensant, leurs images se précisaient, cortège de bonheurs d’acteurs accomplis sur les scènes européennes. Mais j’ai compris également que l’on pouvait répliquer ainsi à tous ceux qui considèrent que l’avènement de la mise en scène s’accompagne de l’essor de l’équipe, certes, mais aux dépens du grand acteur ainsi sacrifié. Par ce numéro, je pensais que nous pouvions corriger le malentendu depuis longtemps entretenu. Non, la mise en scène, ce n’est pas l’acteur de génie qu’elle a étouffé, mais « la star » qui, seule et isolée, se détachait, auparavant, au milieu d’une distribution censée n’être qu’un faire-valoir. Son statut sera sacrifié, mais tout grand metteur en scène saura que, pour se réaliser, il devra s’appuyer sur la pluralité d’une équipe autant que sur l’exemplarité d’un acteur. C’est par cette alliance que se définissent pleinement les grandes aventures… Elles conjuguent démocratie du groupe et rareté d’un comédien. Grotowski, ici même, le confirme : « Cieslak a existé, dit-il, en s’épanouissant dans la compagnie du Théâtre Laboratoire. Et le constat se confirme pour Gérard Philipe ou, avant lui, pour Hélène Weigel. Ils ne furent pas les Sarah Bernhardt des temps modernes, mais les figures hors pair qui se détachent au sein d’une famille, groupe ou communauté, peu importe le terme, solidement constitué. Ils ne naissent pas de l’écume de la mer comme des divinités grecques, mais d’une formation et d’une collaboration. Elles se développent dans la durée. »
Ce matin-là, l’idée nous sembla juste. Et progressivement, ce numéro a pris corps. Nous souhaitions qu’il soit actuel et, malgré les désillusions récentes, le plus possible « européen », qu’il allie paroles de metteurs en scène et aveux des comédiens. Au CDN de Caen, Éric Lacascade et Angelina Berforini se sont montrés sensibles à notre proposition, et nous nous réjouissons de réaliser ensemble cette réflexion. Au fond, à sa manière, notre numéro s’attaque à la question qui, depuis longtemps, agite les études de l’histoire, celle de la relation entre le héros et le collectif. Elle ne manquera pas au débat proposé et, bien que nous ne devions l’évoquer que subrepticement, elle traversera sans cesse ce cahier.
La rencontre-événement
Comme dans l’amour, à l’origine de cette relation, se trouve souvent une révélation qui fait événement, une reconnaissance partagée. Comme dirait Stendhal, il y a une immédiate « cristallisation ». On reconnaît soi-même dans l’autre et, ensemble, acteur et metteur en scène éprouvent la révélation d’une unité possible, d’un dépassement du double et du… multiple. Si dans le travail de l’équipe, le metteur en scène se difracte, c’est grâce à l’acteur exemplaire que ses désirs se singularisent. Et la plupart des témoins l’attestent, le pressentiment d’une pareille union l’emporte dès la première rencontre. La collaboration, ensuite, mûrit, mais elle est d’emblée amoureusement révélée, réponse concrète à une attente secrète. D’ailleurs, même si ce n’est pas toujours vrai, la relation de travail s’accompagne le plus souvent d’une autre, affective, une relation de couple, constituée à partir d’un vœu de théâtre. Il s’agit d’une découverte réciproque, découverte qui déborde le travail et implique pleinement les deux partenaires grâce à des « affinités électives » qui concernent la vie autant que la scène. Elles ne se dissocient pas ici. Dans ce contexte relationnel fort, acteur et metteur en scène œuvrent, et parfois, vivent, ensemble.
Longévité et séparation
À l’événement de la rencontre succède ensuite la durée de la formation, car ce qui s’impose comme reconnaissance initiale appelle ensuite la maturation artistique : on avance à deux… Les exemples abondent, car la formation ne prend pas le sens d’une éducation, mais d’une collaboration dans le temps où l’on apprend en cherchant et en explorant ensemble, d’année en année, de spectacle en spectacle. Cette relation est le fruit d’une révélation, qui se parachève seulement dans la durée. Elle doit se décliner à travers des travaux et des jours partagés, dans la longévité d’un effort commun. Ici, le metteur en scène n’érige pas son interprète de choix en un matériau à utiliser, comme chez Kantor ou Wilson, il est son partenaire puisqu’en commun, ils s’efforcent d’approcher un horizon de théâtre. C’est d’une entraide qu’il s’agit. Pour preuve, dès qu’il y a séparation, l’autre reste invalide. Au fond de lui-même inconsolable. Cieslak n’a jamais plus trouvé le bonheur ailleurs.
Chacun le sait, il faut que le temps confirme le choix premier et permette de constituer une vraie alliance. Elle s’appuie sur une reconnaissance d’origine qu’ensuite la coexistence artistique conforte : cette œuvre à deux — Lupa ou Znorko, Jouanneau ou Lassalle le rappellent — se nourrit de la fièvre d’une liaison, mais elle réclame aussi la mise à l’épreuve d’une maturation.
Au lien fondateur, initial et premier, des corrections peuvent être apportées par la vie. Comme dans un couple, il y a des séparations et des réconciliations, des désillusions et des rachats. Les partenaires craignent à un certain moment le confort d’un rapport trop longtemps prolongé et ils décident de s’en éloigner, avec ou sans l’accord de l’autre. La longévité n’est pas toujours preuve de qualité. Mais quelquefois plutôt de confort et de précautions sécuritaires. Chéreau quitta Gérard Desarthe, et plus récemment, Philippe Girard, comme s’il considérait qu’il avait accompli tout le parcours et craignait d’être assimilé à une seule approche de mise en scène, s’éloigne de Braunschweig. Il y a des pannes d’amour. Et on les comprend. C’est pourquoi la non-reconduction de ce contrat « affectif » ne se passe jamais sans heurts, publics ou pas. La séparation à l’amiable n’a pas lieu d’être ici. Comment oublierais-je la haine déployée par Peter Stein me parlant un soir dans un café d’Edith Clever qui l’avait abandonné au profit de Syberberg ? Il se sentait spolié. Et ne se promettait-il pas, par un de ces défis qui le définissent, de se la réapproprier de nouveau ? Edith Clever était indispensable à son rêve de théâtre ! Philippe Caubère, à travers sa longue saga anti-mnouchkinienne, ne témoigne que d’un dépit amoureux. Il aura manqué au Soleil tout autant que le Soleil lui aura manqué.
Par ailleurs, à la suite des prises de distance, plus ou moins conflictuelles, on assiste, parfois, à des retrouvailles qui, implicitement, attestent la persistance d’un désir, d’un besoin de l’autre. Aujourd’hui, comment interpréter autrement le choix de Georges Lavaudant qui procède au sacrifice de son équipe et, simultanément, à la réactualisation du lien privilégié avec Ariel Garcia Valdez ? De tels gestes théâtraux ne peuvent pas être séparés d’une logique biographique.
Une relation triangulaire
Ce dont nous souhaitons parler ici, peut-on facilement nous répliquer, est monnaie courante au cinéma où, plus qu’au théâtre, le metteur en scène s’affiche en démiurge des « stars » personnalisées. Il agit véritablement en Pygmalion dans la mesure où rien ne précède la rencontre : ils ont un projet partagé, ils s’aiment ou pas, mais ils souhaitent s’affirmer en commun. Le scénario du film peut être modelé selon leurs vœux, tout se laisse subordonner à leur couple qui façonne à volonté la matière à représenter. Au théâtre, par contre, il y a le préalable du répertoire, de ce musée imaginaire au sein duquel le metteur en scène doit opérer des choix pour développer la relation privilégiée qu’il entretient avec un acteur. Joël Jouanneau ne navigue-t-il pas entre Beckett, Pinget et Thomas Bernhard lorsqu’il travaille avec David Warrilow ? Et Lupa, en privilégiant le monologue intérieur, n’est-il pas soucieux de répondre à l’identité de son acteur de génie, Piotr Skiba ? Et les choix de Vilar ne sont-ils pas en partie induits par l’identité de Philipe ? Au théâtre, on se retrouve à deux, mais pour s’accomplir, il faut passer par… le troisième, le personnage. Et dans la réussite de cette relation binaire, une place indéniable revient à la pertinence des rôles proposés. La sélection doit être toujours juste ! Le Prince de Hombourg pour Philipe et Le Prince constant pour Cieslak.
Corps et condition éthique
Le metteur en scène trouve dans l’acteur de choix l’esprit de la troupe porté à son incandescence, il éprouve aussi l’attrait pour un potentiel créatif à même de s’accorder, tel un violon parfait, avec ses attentes et, parfois, de les dépasser, d’apporter de l’imprévu. La relation se fonde sur l’accomplissement d’un désir tout autant que sur la surprise de l’inédit, sur le rapport actif entre un projet et un acte. Il se nourrit de la persistance d’une quête commune de même que des découvertes non programmées, des écarts et des chemins de traverse. Ni l’un ni l’autre des partenaires en présence ne sont entièrement prévisibles. Mais ils savent que des communions comme les leurs, communions dont ils éprouvent les mérites, sont rares, exceptionnelles. Si la choralité d’une équipe sera toujours le résultat d’une décision et d’un don de leader effectif propre au metteur en scène apte à réunir et à animer des êtres, la singularité d’un comédien tient du désir et du… hasard. Peut-être que, pareil à un amant épris d’un modèle mental, le metteur en scène le cherche partout, mais sa découverte reste toujours improbable, et nombreux sont ceux qui finissent leur carrière sans l’avoir connue.
Les acteurs évoqués ici sont perçus par le metteur en scène qui les accompagne et le public qui les suit comme des acteurs-poètes, non pas isolés, mais intégrés dans un ensemble. Ce que l’on identifie, d’une manière disséminée, dans la choralité d’un collectif, se trouve exalté dans la singularité d’un corps. Tout se joue dans la tension de cet équilibre mouvant entre des forces en présence, nécessaires les unes aux autres. Qu’aurait été Gérard Philipe sans l’équipe du TNP autour de lui, et l’extraordinaire mouvement choral de la trilogie antique d’Andreï Serban sans la solitude de cette torche brûlante qu’était Priscilla Smith ?
Ces configurations d’exception sont le fruit d’un travail à long terme, conséquence d’un effort consenti aussi bien que d’une confiance confirmée. Mais le théâtre ne sera pas leur seule assise. Ni l’art, mais plus que cela, la morale, son exigence à la scène comme dans la vie. L’acteur singulier incarne une posture dangereuse… disons même sacrificielle, à laquelle les autres, brillants participants au « chœur », n’accèdent pas. Vladimir Wyssotski allait plus loin que tous dans les combats qu’il engageait dans la Russie de l’époque ; et comment ne pas me rappeler ici l’émotion extrême lorsque tout le collectif de la Taganka réuni lui rendait hommage après sa disparition dans un spectacle qui lui était consacré ? Et Gérard Philipe n’était-il pas plus radical politiquement que Vilar et les autres membres du TNP ? Et Cieslak n’a‑t-il pas poursuivi le combat alors que Grotowski l’avait suspendu ? Plus qu’un acteur, l’acteur singulier parvenu à son essence est un héros culturel dans le sens anthropologique du terme. L’acteur singulier est l’affirmation d’une poétique et l’expression d’une conduite. Réunies, les deux le fondent.
Égarements et errances

