Au générique de ses pièces, Pippo a un patronyme : Delbono, mais Bobo n’en a pas. Nelson, l’ex-clochard, a un nom : Lariccia ; Armando, le poliomyélitique, a un nom : Cozzuto ; Gianluca, le trisomique, a un nom : Ballarè ; Mr Puma a un surnom d’homme, il est un alàfer, un sûr de dur, à l’américaine. Bobo n’a que l’amorce d’un prénom. Et bien que l’italien accentue la dernière syllabe, les Français l’entendent comme le bobo des petites douleurs enfantines. Déjà, il appelle la consolation. Dans toute la troupe de Pippo, Bobo le microcéphale est le seul ainsi cantonné à un diminutif qui anticipe les ânonnements de la méthode syllabique, et lui ferme l’accès à l’âge adulte. D’un bégaiement, son nom signe son passage du berceau à la scène, sans autre procès. Bobo est si étroitement contenu dans son nom que Pippo a souvent affecté d’effacer son propre patronyme, pour accoler son prénom à celui de son interprète, et rendre plus lisible le couple privilégié qu’ils forment. Comme dans cette scène de Urlo où Bobo trottine droit sur l’avant-scène en robe de mariée, pile au ras du public et pose longuement de face, rejoint par Pippo, qui le domine de la tête et des épaules. Pippo et Bobo s’opposeraient par la corpulence et par l’âge — celui qui semble l’enfant pourrait être le père de l’autre — ; par l’exubérance affichée du meneur de jeu et le silence forcé de son interprète ; par la rigidité du plus fort et la plasticité du plus faible, si Pippo ne se dressait derrière Bobo avec un respect précautionneux, comme s’il protégeait une frêle icône animée. À ce point précis, les deux hommes tendent à ne former qu’une seule entité, comme s’ils dessinaient le point d’appui du théâtre de Pippo depuis près de dix ans.
Combien de fois Pippo a‑t-il raconté l’histoire de sa rencontre avec Bobo¹ et ce qui s’ensuivit ? 1996, asile d’Aversa, près de Naples. À l’époque, Pippo a « perdu la tête ». Il est désespéré, plus bas que terre, « au fond d’un trou noir ». Combien de fois a‑t-il mimé son corps qui se dérobe sous lui, victime d’intolérables douleurs aux jambes ? Combien de fois a‑t-il passé sa main sur ses yeux atteints d’un mal inconnu ? C’est là, titubant, dans une souffrance sans rémission, qu’il remarque Bobo — sourd-muet, pensionnaire de l’asile depuis quarante-cinq ans —, celui qui le fait revenir à lui, remonter sur terre par le ciel de la scène. Dans le premier livre qui lui a été consacré1, Pippo cite une des petites notes qu’il griffonnait alors, datée — c’est lui qui souligne — de Pâques 1995 : « Cette grande souffrance doit se transformer en un grand bienfait pour moi et pour les autres »… et d’enchaîner sur sa rencontre avec Bobo par cette autre note : « Je décide, je guérirai. Je vivrai ma vie pour communiquer à travers l’art la force qui existe à l’intérieur de chacun de nous. » Bobo est à l’origine d’une autre Pâques, le début de la résurrection de Pippo. Bobo est sa résurrection. Un déclencheur, un garant. Tant qu’il tiendra son icône en main, Pippo vivra, son théâtre — leur théâtre — vivra.
Bobo a commencé d’habiter Pippo avant même d’habiter avec lui. « Le monde est habité de figures qui t’aident à comprendre l’inconnaissable. Des figures qui apparaissent dans les moments cruciaux. Comme Bobo. » Bobo est la bonne âme de Pippo, son rédempteur théâtral, un intermédiaire vers une transcendance dont la manifestation ne peut être que scénique. Bobo est une autre incarnation. Non une incarnation divine, probablement pas, quoique… « Tu peux regarder Bobo dans les yeux, quand il fait de la boxe, quand il fait le clown, ou Chaplin, ou le macho napolitain ou le mafioso : tu retrouves toujours l’être humain », dit Pippo. C’est à peine si Bobo incarne un personnage, s’il le « fait ». Mais observée les yeux dans les yeux, sa personne représente l’humanité. L’universel de Pippo est là, appuyé sur les degrés d’un bagage syncrétique christo-bouddhique, doublement béni par l’Italie des communistes refondateurs et des catholiques romains. La forme œcuménique, sous-jacente, émane de l’histoire personnelle du metteur en scène, bien au-delà du service de la messe, de ses interrogations sociales ou mystiques, de ses voyages orientaux. Elle est structurelle. Sa souffrance lui a donné à connaître un universel souffrant, dont le théâtre doit devenir la chambre d’écho, le lieu de l’appel à l’aide et à la délivrance. Le cri (urlo) par lequel Pippo renaît à Aversa en 1996 est traduit par le son rauque, le déchirement de la « voix » de Bobo. Il perce la douleur, tout en propageant ses signes. Ils évoquent les répliques sonores d’un lointain tremblement de terre — celui de Gibellina dans Il Silenzio. Trituré, amplifié, poussé jusqu’à saturation, le cri suinte autant l’effort de son émission que ses difficultés pour parvenir à la scène, et s’y imposer comme le rappel de la souffrance du monde, de l’urgence de sa traduction et de son partage au théâtre — dans la chair des corps et le sang des mots.
Avant d’en arriver à cette communion — « La dimension de communion est la chose qui m’importe », nous dira Pippo —, encore aura-t-il fallu à Pippo éprouver l’intuition — la visitation et conversion — d’Aversa sur la nature réelle de Bobo. Non pas celle qu’il était son frère — son aîné — en souffrance. Mais celle qu’il était un acteur. « D’emblée, il m’a paru un grand acteur, poétique, doux, mystérieux, avec un mouvement gracieux, délicat, superbe. » Le certificat de passage du statut d’infirme à celui d’acteur sera éprouvé avec Godot, sur les tapis jetés au sol pour les Barboni (Clochards), pièce fondatrice de l’œuvre à venir, elle aussi née « d’un cri de désespoir ». Pippo l’a souvent répété : « J’ai compris En attendant Godot quand j’ai rencontré Bobo ». Bobo peut prouver qu’il est acteur, parce que Godot existe. Il le devient parce que Pippo a besoin de Godot. Besoin de celui qui le conduirait vers Godot. En attendant Godot avec lui. Bobo qui, d’une certaine manière, a commencé ou réalisé l’attente dans les décennies de son enfermement psychiatrique, est à la fois délivré de cette attente en entrant sur scène (Pippo le délivre) et confirmé dans la posture de celui qui attend. En attendant autre chose. En devenant l’acteur de l’attente d’une transcendance à peine ironique, ouverte et fermée par la scène, l’acteur d’un changement de scène. De son contenu.

Alors, dans une séquence des Barboni, Bobo « fait le Godot » avec Pippo. Des postures transférées du classique du XXᵉ siècle et du burlesque cinématographique sont adaptées au cabaret forain. Plutôt que de donner la pièce de Beckett, Pippo l’évoque, assez puissamment toutefois pour qu’elle vienne colorer de sa respectabilité, de son autorité, le simple spectacle des laissés-pour-compte et de leurs poèmes, ces « fleurs surgies de la boue ». Entre deux attractions, Pippo et Bobo prennent la pose, comme s’ils étaient Vladimir et Estragon. Mais il ne s’agit pas de leur distribuer les rôles. Le texte est off. Ils ne sont pas Vladimir et Estragon, mais bien Pippo et Bobo. Ils attendent moins Godot qu’ils ne font signe aux spectateurs, qu’ils font signe à Beckett. Ils font appel à sa reconnaissance, tout en restant hors-texte, comme des images qui illustreraient le livre. Pippo s’est placé au niveau de mutisme de Bobo, laissant les fragments d’En attendant Godot leur être soufflés, de loin. Bobo a permis à Pippo de vivre pleinement l’interrogation de Godot, de l’expérimenter. Pour interroger le silence, ils ont mis en commun et entre parenthèses la souffrance qui les avait réunis, ils l’ont suspendue, en la disposant dans le cadre de scène, ou ce qui en tient lieu, de chapiteau ou de ciel.
La preuve en est faite pour et par Pippo : Bobo est acteur. Pas n’importe quel acteur, mais « le plus grand acteur ». Bobo — ses compagnons de misère sont à peine en reste — a renversé le jeu théâtral. Il en a indiqué le bon sens, celui que n’était pas parvenu à capter pleinement Pippo malgré des années d’exercices : « Je cherchais ce que Bobo avait déjà trouvé ». Bobo, le plus démuni des hommes, est aussi le mieux doté. Il n’est pas dépourvu de langage, bien au contraire. À condition de ne pas le considérer comme un handicapé redevable de charité, mais comme un acteur qui appelle la reconnaissance par le jeu. Le spectateur qui ne l’accepterait pas comme tel serait immédiatement récusé par Pippo. Car, et bien qu’il ait revendiqué pour ses Barboni « des acteurs qui ne jouent pas, mais sont, simplement », il ne pourrait se contenter de regarder Bobo être, sans renvoyer tout son travail à ce théâtre du handicap qu’il exècre. Le metteur en scène, l’artiste, serait ravalé au rang du travailleur social, de l’animateur. Il donnerait spectacle de la misère et de l’infirmité, malgré elle, au lieu d’en révéler les pouvoirs souterrains : ceux qui dessinent des raccourcis dans la matière des corps, en font des vecteurs privilégiés pour interroger, par le sensible, ce « magnétisme » de l’acteur devant lequel butent le métier et la raison.

- Les citations sont extraites de BARBONI. ÎL TEATRO DI PIPPO DELBONO, a cura di Alessandra Rossi Ghiglione, Ubu libri, 1999 : de PIPPO DELBONO. MON THÉÂTRE, livre conçu et réalisé par Myriam Bloedé et Claudia Palazzolo. Le Temps du théâtre / Actes Sud, 2004 : de PiPPO DELBONO. LE CORPS DE L ACTEUR, OÙ LA NÉCESSITÉ DE TROUVER UN AUTRE LANGAGE, six entretiens romains avec Hervé Pons, Les Solitaires intempestifs, 2004 ; des Carnets du Rond-Pornt, n° 5, septembre 2005 et d’entretiens de Pippo Delbono avec l’auteur réalisés le 3 avril 2002 à Prato et le 22 décembre 2005 à Paris. ↩︎

