S’aimer et s’entre-déchirer — Sur Piotr Skiba

S’aimer et s’entre-déchirer — Sur Piotr Skiba

Le 22 Jan 2006

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
88
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Piotr et moi tra­vail­lons ensem­ble depuis des années.
Alors que je débu­tais dans la mise en scène, il pré­parait le spec­ta­cle de fin d’études de l’École de ciné­ma de Lodz. C’est pour pré­par­er son diplôme qu’il est venu à Jele­nia Gora où je mon­tais de mon côté mon pre­mier spec­ta­cle — à vrai dire mon deux­ième, mais je le con­sid­ère comme mon pre­mier spec­ta­cle impor­tant — à savoir Les Mignons et les guenons de Witka­cy. La direc­trice du théâtre de Jele­nia Gora avait déjà tra­vail­lé avec Piotr avant qu’il ne parte étudi­er à Lodz. Il avait eu une année sab­ba­tique, entre l’échec de ses pre­mières études à Varso­vie et son entrée au départe­ment de théâtre de Lodz. C’est pen­dant cette année qu’il fit un stage au théâtre de Jele­nia Gora, et que la direc­trice de celui-ci, Ali­na Obid­ni­ak, per­son­ne très ouverte et très favor­able à la recherche dra­ma­tique, avait tout de suite vu dans Piotr le comé­di­en idéal pour le rôle de Tark­winiusz (Tar­quin) : un jeune homme indocile, fasciné et fasci­nant à la fois, un élève un peu nar­cis­sique, un peu fan­tasque… que dis-je, un peu ! Il faudrait met­tre ces deux adjec­tifs au super­latif. C’est ain­si que Piotr Ski­ba arri­va à Jele­nia Gora. Le rôle qu’il reçut dans mon spec­ta­cle était pour lui son tra­vail de fin d’études.
Dès le début j’ai sen­ti que c’était le comé­di­en que je cher­chais, et pas seule­ment pour ce spec­ta­cle. En effet, d’un côté, il est doué d’une for­mi­da­ble imag­i­na­tion et d’un sens intu­itif, et d’un autre côté, il a des fas­ci­na­tions — qui vont au-delà du méti­er de comé­di­en — pour les sphères expéri­men­tales autour de l’humain, pour le psy­chisme, des fas­ci­na­tions philosophiques et lit­téraires.

À cette époque, à Jele­nia Gora, un cer­cle de gens s’est assez vite con­sti­tué autour de moi, avec Maria Maj, Piotr Ski­ba, Ziemi­an­s­ki et Irmi­na Babin­s­ka. Ce que nous fai­sions alors ne se bor­nait pas à faire du théâtre. C’étaient des excur­sions dans le large domaine des sci­ences humaines, des expéri­men­ta­tions sur l’écoute de la musique dans des états sec­onds, de la philoso­phie, de la lit­téra­ture ; nous lisions des livres, nous écriv­ions des livres, nous fai­sions toutes sortes de jeux lit­téraires, nous con­ce­vions et écriv­ions des pièces de théâtre, nous voy­a­gions sans jamais nous quit­ter un instant.
Bien enten­du, il est impor­tant qu’à la com­plic­ité dans le tra­vail se soit ajoutée une pro­fonde ami­tié entre Piotr Ski­ba et moi, et qu’il ait été quelqu’un qui partageât mes fas­ci­na­tions pour les lim­ites de la con­nais­sance de l’homme et pour la vie en com­pag­nie des autres, cette vie fan­tas­tique, une vie décidée et non pas seule­ment pas­sive, une vie créa­tive et portée au point le plus intense. Maria Maj a peut-être appartenu à ce cer­cle d’intimes.

Dès le début, Piotr Ski­ba est apparu comme une per­son­ne, Dieu mer­ci, dépourvue d’humilité, par­fois même insub­or­don­née et têtue. Dans le tra­vail de motifs plus essen­tiels et plus pro­fonds et dans la dis­cus­sion de mes propo­si­tions, nous avons tou­jours avancé par affron­te­ments et par con­flits, par des dis­cus­sions très agitées. Ce n’était pas qu’il fût d’un avis con­traire au mien ou qu’il vît les choses autrement que moi. Mais il a tou­jours refusé, et avec une extrême déter­mi­na­tion, de faire le moin­dre com­pro­mis. Tout ce qu’il finis­sait par accepter devait avoir été con­fir­mé par lui, et non seule­ment parce qu’il m’avait fait con­fi­ance, mais parce que lui-même avait fini par y croire fana­tique­ment. De là son esprit chi­ca­neur. J’ai sen­ti qu’il avait besoin de cela pour sus­citer une sorte de proces­sus spir­ituel, pour aug­menter la tem­péra­ture néces­saire à l’amorce de ce proces­sus. D’ailleurs, nos con­flits sont devenus célèbres au théâtre. Au moment où nous com­men­cions à nous dis­put­er, les autres comé­di­ens nous lais­saient car ils savaient que cela pou­vait dur­er des heures. Donc ils sor­taient pren­dre un café. Ils ne s’énervaient pas — quoique bien sûr il arrivait par­fois qu’ils s’énervent — mais ils savaient que cela devait se pass­er ain­si.
J’avais besoin de quelqu’un comme lui, de ce genre de parte­naire : un parte­naire railleur, sans humil­ité, qui me traitait déjà en quelque sorte comme un maître, mais comme un maître con­tre lequel il faut se bat­tre. Et je pense qu’il m’a poussé, durant les années de tra­vail qui ont suivi, à abor­der des proces­sus plus risqués, plus dif­fi­ciles et plus exigeants que ceux aux­quels j’avais d’abord pen­sé, des proces­sus dont je n’avais même jamais envis­agé la pos­si­bil­ité. Sa résis­tance m’obligeait à par­courir à nou­veau le ter­rain même du prob­lème, de sorte qu’à la fin nous ne savions jamais très bien qui au juste avait rai­son. Car durant ces con­flits, nous évoluions telle­ment l’un et l’autre et nous trou­vions au prob­lème tant de nou­veaux ter­ri­toires que jamais la ques­tion ne se posait de savoir qui avait eu rai­son. Le fait de ne pas pou­voir dire qui avait eu rai­son ne nous a jamais posé de prob­lème. C’est-à-dire qu’aucune des par­ties ne revendi­quait la vic­toire, car la vic­toire con­sis­tait sim­ple­ment pour nous à nous être retrou­vés à un niveau supérieur. Les gens qui ne m’offrent pas de résis­tance, qui acceptent hum­ble­ment mes propo­si­tions m’endorment en quelque sorte. À vrai dire, avec ce genre de per­son­ne, je perds rapi­de­ment le fil et le voy­age s’arrête très vite, car j’ai l’impression que nous ne sommes pas arrivés là où il fal­lait. D’un parte­naire, on attend tou­jours une stim­u­la­tion, c’est-à-dire ce genre de rela­tion qui con­traint à faire quelque chose à quoi l’on ne peut se con­train­dre soi-même. C’est une rela­tion réciproque car je con­trains sans cesse moi-même des comé­di­ens à faire des efforts avec leur pro­pre corps aux­quels ils ne peu­vent pas tou­jours se con­train­dre eux-mêmes. Et ce n’est même pas une ques­tion de volon­té ou de dis­po­si­tion physique, mais c’est une ques­tion d’accès : il s’agit d’accéder, à un moment don­né, au point où naît l’action. Le fait que dans cette rela­tion, en tant que parte­naires, nous nous attaquions sans cesse l’un l’autre, au point même de nous faire souf­frir, au fond cela nous oblige l’un comme l’autre à une activ­ité inces­sante.
Chez Piotr, il y a quelque chose de démo­ni­aque, quelque chose d’incorruptible. Il a une nature tout à fait dif­férente de la mienne. Il est absol­u­ment intu­itif, il suit com­plète­ment la voie de son intu­ition et, très sou­vent, mes con­cep­tions lui parais­sent incom­préhen­si­bles, parce qu’il les trou­ve trop con­ceptuelles, trop fac­tices, trop invraisem­blables. À vrai dire, je suis moi aus­si un intu­itif, mais nos intu­itions ont des con­tours dif­férents, et il arrive un moment où nous ces­sons de par­ler la même langue. S’il est vrai qu’il y a des comé­di­ens qui adoptent tout à fait ma langue et qui se met­tent à la par­ler, ça n’a jamais été le cas de Piotr Ski­ba. Jusqu’ici, il n’a jamais par­lé ma langue, et je ne sais pas pourquoi il en est ain­si. Peut-être est-ce son car­ac­tère, sa sincérité qui l’en empêchent, ou peut-être n’a‑t-il jamais voulu renon­cer à son autonomie et souhaite-t-il préserv­er un rap­port de fric­tion. Il arrive qu’il m’irrite. Je lui dis alors qu’il est celui qui tra­vaille avec moi depuis le plus longtemps, qui m’est le plus proche, et qu’il est en même temps celui avec qui il m’est le plus dif­fi­cile de m’entendre. Aus­sitôt que nous reprenons le tra­vail, nous nous heur­tons à nou­veau aux mêmes résis­tances, et cela porte à nou­veau ses fruits. Il me force par sa résis­tance à me débar­rass­er de mes automa­tismes ver­baux et à par­ler d’une manière véri­ta­ble­ment neuve. Il appa­raît alors qu’il savait et com­pre­nait depuis le début ce dont il s’agissait, mais la con­ver­sa­tion devait tou­jours avoir mon­té d’une tem­péra­ture suff­isante pour lui inspir­er l’acte de foi et pour l’engager à voy­ager, lui, dans son rôle.
Je n’ai pas à appren­dre à Piotr le mono­logue intérieur parce qu’à vrai dire, il l’emploie d’une manière prim­i­tive. Il fait par­tie des comé­di­ens pour qui le mono­logue intérieur est le fonde­ment intu­itif de l’existence. Par con­séquent, la façon dont j’apprends le mono­logue intérieur aux autres comé­di­ens, qui ne savent pas s’en servir ou qui ne savent pas qu’ils peu­vent s’en servir, sem­ble à Piotr trop théorique. Étant un homme d’intuition, il rejette cer­tains super­flus lit­téraires du mono­logue intérieur. Il dit ne pas avoir besoin de cette lit­téra­ture. Il se sert d’images que la parole ne peut exprimer et qui la précè­dent, il se sert d’une sorte de tem­péra­ture. Mais cer­tains comé­di­ens ne savent pas éveiller en eux ce type d’images ni cette tem­péra­ture dans leur forme prim­i­tive ; ils doivent donc se con­stru­ire un appareil de fan­tasmes, une sorte d’échafaudage grâce auquel ils peu­vent y arriv­er.

Dans notre tra­vail, nous prenons le mono­logue intérieur en deux sens. Le pre­mier, c’est la mise par écrit de ces fan­tasmes sous la forme d’un mono­logue intérieur du per­son­nage. Par une série d’expérimentations, on dégage les motifs invis­i­bles de celui-ci, que l’analyse ne peut per­me­t­tre d’atteindre mais que l’imaginaire laisse décou­vrir.
Ce genre de fan­tasmes, Piotr les pra­tique en se prom­enant, en par­lant, en voy­ant toutes sortes de per­spec­tives sur les per­son­nages et surtout ces per­spec­tives et ces motifs qui ne sont pas dans la pièce, ces motifs qui sont sec­ondaires, qui entourent le per­son­nage ou qui pren­nent leur source dans le fonde­ment de son exis­tence, dans son enfance, dans toutes sortes d’expériences vécues qui vont avoir une influ­ence sur lui. Piotr n’écrit pas les mono­logues intérieurs, Piotr les con­stru­it spon­tané­ment en lui. Piotr est une per­son­ne qui dis­pose spon­tané­ment de ce type d’univers fan­tas­tique, qui côtoie ce type d’univers. Il a en lui cet enfant qui fan­tasme et qui n’a pas été tué. Il n’est pas néces­saire de réveiller en lui cet enfant, de lui réap­pren­dre à faire ses pre­miers pas spir­ituels.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
2
Partager
auteur
Écrit par Krystian Lupa
Krys­t­ian Lupa com­mence sa car­rière au Teatr Nor­wi­da de Jele­nia Gora, tout en dirigeant quelques pro­duc­tions au Stary...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
#88
mai 2025

Les liaisons singulières

23 Jan 2006 — Raphaëlle Doyon : Pour certains des spectateurs fidèles de Min Fars Hus, tu es devenue l’actrice qui incarne le projet…

Raphaëlle Doy­on : Pour cer­tains des spec­ta­teurs fidèles de Min Fars Hus, tu es dev­enue l’actrice qui incar­ne…

Par Raphaëlle Doyon
Précédent
21 Jan 2006 — Elle s’appelle Janine Godinas.J’ai pensé à elle en écrivant le rôle d’Yvonne, la femme du ministre dans Sans mentir (1989),…

Elle s’appelle Janine Godinas.J’ai pen­sé à elle en écrivant le rôle d’Yvonne, la femme du min­istre dans Sans men­tir (1989), un rôle grotesque, pitoy­able, qu’elle assumerait, j’en étais sûr, dans l’intelligence et la sub­til­ité. C’était…

Par Jean-Marie Piemme
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total