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Entretien avec Andrei Serban

Le 13 Jan 2006
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
88
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Georges Banu : Com­ment as-tu décou­vert Priscil­la Smith ? Pre­mière ren­con­tre : sur scène, au tra­vail, lors d’une audi­tion… ?

Andrei Ser­ban : Fraîche­ment arrivé à New York, comme je voulais mon­ter Médée en grec et latin, j’ai demandé à la direc­trice de la Mam­ma, Ellen Stew­art, de m’aider à trou­ver ma Médée dans Green­wich Vil­lage. Le lende­main, Priscil­la Smith est apparue sous l’apparence d’une jeune fille frêle avec un vis­age de lionne chargée d’une forte présence, mais elle avait le nez retroussé et mur­mu­rait seule­ment. Quand je lui ai demandé pourquoi elle mur­mu­rait, elle m’a répon­du qu’elle n’avait pas l’habitude de crier. Comme je n’étais pas tout à fait con­va­in­cu, Ellen insista : « Tra­vaille avec elle, essaie-la au moins une semaine ! »
Priscil­la s’est engagée corps et âme dans le tra­vail, bien qu’elle souf­frît après chaque répéti­tion : « Je ne peux pas croire que la per­son­ne qui par­le c’est moi ; Médée est net­te­ment au-dessus de moi, je ne parviens pas à la com­pren­dre. » Et parce qu’elle n’arrivait pas à la com­pren­dre, elle était de plus en plus blo­quée. En même temps, lorsqu’on répé­tait ensem­ble et qu’elle n’avait pas le temps d’analyser, je décou­vrais à quel point chaque nerf de cet être qui se trou­vait là, devant moi, deve­nait « le per­son­nage ». Je l’encourageais : « Explore chaque son, tente de ren­dre vie à chaque con­sonne et à chaque voyelle, sai­sis de quelle par­tie du corps sur­git la voix, ne pense pas à la psy­cholo­gie, mais seule­ment à l’action du son et du mou­ve­ment. » Au fur et à mesure, après des semaines d’exercices physiques et d’entraînement vocal, de frus­tra­tions, de joies, de dan­gers, avons décou­vert ensem­ble quelque chose de mys­térieux et inex­plic­a­ble. Une fois que la voix com­mençait à émerg­er, Priscil­la osait adapter ses réac­tions naturelles aux réac­tions du per­son­nage. En l’observant, je l’encourageais à entr­er en liai­son avec chaque vibra­tion du son qui avait fini par l’habiter au point d’émaner de tout son corps. Incon­sciem­ment, Priscil­la approchait Médée, en oubliant d’avoir peur.

G. B. : Ce fut votre pre­mière col­lab­o­ra­tion ?

A. S. : Oui, ce fut la pre­mière col­lab­o­ra­tion mais plusieurs fois, con­fron­té à l’impossible, je ne pen­sais pas qu’il allait y en avoir une sec­onde.

G. B. : Pourquoi es-tu revenu à elle ?

A. S. : Parce que j’ai trou­vé en Priscil­la une force d’engagement rarement ren­con­trée chez quelqu’un d’autre. Par rap­port à des comé­di­ens habituels, même de tal­ent, elle ne peut pas sup­pos­er qu’elle est quelqu’un d’autre que celle qu’elle est en réal­ité. Son don d’éprouver pleine­ment l’instant fait qu’elle finit par se fon­dre dans le per­son­nage, par vivre sa vie même. Alors on ne peut plus dis­soci­er Priscil­la de Médée.

G. B. : Pourquoi avoir con­tin­ué à tra­vailler avec elle ?

A. S. : Parce que nous étions ani­més par une puis­sance de volon­té unique. C’est ce qui a ren­du pos­si­ble le sur­gisse­ment chaque fois, dans « l’espace vide » dont par­le Brook, d’une nou­velle énergie qui nous per­me­t­tait d’éprouver la force de l’équilibre. Et cela grâce à l’effort com­mun pour bris­er la résis­tance per­ma­nente de l’inertie.

G. B. : Quelles furent les raisons de la sépa­ra­tion ?

Priscilla Smith dans MÉDÉE, spectacle d'Andrei Serban à la Mamma, 1972. Photo Alain Le Hors.
Priscil­la Smith dans MÉDÉE, spec­ta­cle d’An­drei Ser­ban à la Mam­ma, 1972. Pho­to Alain Le Hors.

A. S. : La vie. Chemin faisant, Priscil­la a réal­isé que ce qui l’intéressait le plus, c’était de décou­vrir com­ment jouer au mieux son rôle dans la vie, tan­dis que le théâtre ne fut pour elle, un cer­tain temps seule­ment, qu’un moyen d’investigation. Quant à moi, je m’identifie davan­tage au théâtre.

G. B. : Quels sont les avan­tages et les risques d’une telle col­lab­o­ra­tion priv­ilégiée ? Pro­duit-elle de la sérénité, de la ten­sion…

A. S. : Dans le tra­vail, tou­jours de la ten­sion. La sérénité n’est bonne que dans le som­meil, pour faire de beaux rêves.

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Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
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